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L'ODEUR DES FEUILLES MORTES

Les énormes tas de feuilles mortes, et surtout leur odeur…c’était ce qui lui était revenu en mémoire avec une telle force qu’il avait senti les larmes lui monter aux yeux. Il s’y croyait encore...

il s’y voyait toujours...


La fameuse libération de seize-heure-trente, les carrés de chocolat noir dans une tranche d’un pain de quatre livres. Traînailler entre la sortie de la classe et le retour à la maison, c’était l’ouverture vers un autre monde que celui de la ligne droite. On pouvait rajouter des courbes, des visites discrètes dans des petites rues qui s’étaient arrêté de vivre à force de silence.


Parce qu’il était tout jeune, il n’avait jamais anticipé que le temps passerait si vite. Son horizon était le simple lendemain, au mieux, la fin de semaine à venir. Il y avait les tas de feuilles dans les jardins du « Petit-Luxembourg », ces espaces parents pauvres du grand parc autour du sénat. Des jardiniers avaient patiemment constitué des pyramides de feuilles brunes, des cathédrales de branchages coupés, des tas incroyables qui appelaient les coups de pieds, les courses folles, les roulades…

Personne n’irait dénoncer ceux qui jouaient aux avions en traversant les amoncellements ordonnés qui attendaient le ramassage. Il se prenaient pour des aviateurs qui auraient crevé les nuages. Et il y avait cette incroyable odeur de végétation en transformation, cette senteur d’automne, précurseur d’un hiver pisseux comme tous les hivers de Paris, ce curieux parfum de vie, le tout associé pour toujours aux rois de France, aux fractions qui réduisaient le présent, aux journées d'automne qui voyaient la lumière devenir rare, aux êtres et aux avoirs dont les participes se mélangeaient les pinceaux. Il y avait également le souvenir de premiers émois, du côté de la rue Bréa, à Montparnasse, un endroit interdit où il avait été en cachette, au lieu d’aller disserter sur les finances à l’époque de Louis XV, dans sa classe de sixième « B », comme il était prévu.


Il était à la fois choquant et quelque part rassurant, de voir qu’à part les vitrines des magasins, et quelques concessions à la modernité, rien n’avait vraiment beaucoup changé aux alentours. Il y avait, pour celui qui connaissait l’histoire, des signes toujours visibles des combats de la libération : des impacts de balles, jamais comblés, sur des immeubles du boulevard Saint-Michel, pour que l’on se souvienne qu’ici était mort un soldat Français, là un officier Allemand, là encore, un résistant…


Il aurait été alors si facile, pensait-il, de sauter le pas et de retourner dans l’ancien monde, avant de se souvenir avec regret que personne n’avait encore trouvé le moyen de le faire. Il savait que chacun vivait avec les souvenirs.

Les plus méthodiques avaient tout étiqueté, et ressortaient des bribes de vie au moment des repas de famille avec « de mon temps » obligatoire, tandis que les plus bordéliques avaient tout enfoui dans un grand sac à malice, plein de blagues de mauvais goût, de milliers de mensonges, de portes ouvertes qui auraient du rester fermées, de regards émerveillés parfois…un grand sac ? non, bien sûr, dans son cas à lui, il s’agissait de plein de sacs….remplis à ras-bord parce qu’il avait tant vécu, peut être même plus que ses camarades devenus « des gens biens ».


L’odeur des feuilles était toujours là. Elle avait même remplacé celle du tabac froid. Les étudiants en droit étaient devenus avocats, les carabins étaient devenus des pontes, les matheux à lunettes, des économistes, les visionnaires étaient devenus des aventuriers, les lèches-culs, les "cafeteurs" du style « c’est lui m’sieur » étaient devenus hauts-fonctionnaires.


Le passé était malgré tout encore si proche qu’il pouvait même encore sentir l’arôme des pains au chocolat qui venaient de sortir du four, dans la petite boulangerie de la rue Alphonse Daudet, ou les effluves des croissants tièdes et luisant de beurre du pâtissier de la rue de la Voie-Verte (*), là où il était de règle de chaparder, chacun son tour, des caramels à un centime, qu’on enfouissait dans les poches juste avant de s’égayer dans la nature comme une volée de moineaux.


Novembre avait bien tenté de jouer à Septembre, avec des jours qui ressemblaient parfois à de l’été indien.

Pas loin du grand Hôtel des Balcons, rue Casimir Delavigne, dans une petite rue dont il avait oublié l'existence et qui pourtant était bien là, l’Odéon dormait, entouré de bourgeois qui étaient devenus bien-pensant à force de se vautrer dans l’indifférence et le luxe.

Il avait plongé alors dans sa ville, comme s’il s’en était allé à un rendez-vous avec une maîtresse.

Vite, descendre vers le boulevard Saint-Germain, traverser en dehors des clous, se faufiler vers Saint-Michel et Saint-André des Arts, avant de réaliser, pour la première fois, que le quartier était presque aussi plein de bondieuseries que le sixième bien-pensant du côté de Sèvres-Babylone, là ou des nuées de curetons en soutane déambulaient dans les années cinquante.


Hella marchait à ses côtés, cloîtrée dans un silence dont on ne pouvait dire s’il était refuge bienfaisant ou moyen inconscient de défense contre une ville à laquelle elle était indifférente.

A la station Châtelet, en commençant à descendre les marches vers la ligne numéro un, d’autres souvenirs avaient refait surface, moins agréables que ceux des années de lycée. Des hommes vêtus d’imperméables en cuir noir, sept, deux Citroën « traction avant », des ordres en Allemand, des insultes aussi, un trajet à toute vitesse vers le numéro onze de la rue des Saussaies, là où se trouvait le siège de la Sipo, et où officiait le sinistre Kurt Lischka, une brute de la pire espèce.

(Kurt Lishka, un nazi qui connaissait bien Paris)

Il y avait ensuite un oubli total de ce qui s’était passé.

Il avait supposé que quelqu’un avait parlé, trop parlé, et que, de bribes d’informations, en commentaires pas très malin, de conversations imprudentes, en déclarations péremptoires dans des cafés mal fréquenté, des oreilles ennemies en avaient entendu assez pour permettre d’organiser la surveillance au pied de l’immeuble de la rue Casimir Delavigne.

Quand les « gammas » de milice avaient débarqué pour assister les officiers Allemands dans la fouille de la planque du sixième étage dans l’immeuble du numéro deux, ils avaient trouvé un local vide, nettoyé, sans aucune trace d’une quelconque activité illégale. C’était toujours ça de pris et, vu la tournure que prenaient les évènements, les gestapistes de la rue des Saussaies n’avaient, pour une fois, pas fait de zèle. Il y avait en ce vingt juin quarante-quatre des choses plus urgentes à faire que de pourchasser un communiste, trois apatrides, et une petite bande d’aventurier idéalistes qui constituait le réseau « honneur des anarchistes » traqué par les forces d’occupation.


Alors qu’une nouvelle vie avait remplacé l’ancienne, que la mutation de la capitale s’était accomplie parfois à travers d’immenses chantiers, parfois subrepticement, comme par exemple en transformant des rues à double-sens en système de circulation à sens unique, les feuilles mortes avait laissé des traces indélébiles dans la mémoire olfactive de l’homme qui marchait maintenant vers la Bastille.


(Rue de la Voie-Verte ...? C'est l'ancien nom de la rue du Père Corentin jusqu'à 1945...Il y avait une boulangerie où Ezra Atlan volait des caramels à "un centime")

Il y avait rendez-vous rue Saint-Nicolas, une petite rue de traverse où se trouvaient encore quelques ateliers d’ébénistes dans lesquels flottaient un doux mélange d’odeur de bois et de parfum de colle. Par moments, il s’amusait à rechercher les souvenirs les plus anciens et les plus marquants, de cette étrange relation qu’il avait avec « sa » ville. Celui qui semblait le plus l’avoir marqué était le jour où, voulant imiter les grands, il avait sauté, avant l’arrêt complet, et à l’envers, de la plate-forme d’un autobus TN4 de la ligne « 38 ». Il avait encore dans la mémoire le cri apeuré des voyageurs qui s’étaient précipité autour de lui alors qu’il gisait sur le pavé de l’avenue du Général Leclerc, dans une mare de sang.

A l’odeur entêtante des feuilles mortes qui se décomposaient, il associait également le geste magique consistant à planter des marrons tombés des arbres, des allumettes, pour transformer le tout en amusant petits bonshommes qui terminaient généralement sur un des tas de feuilles.


En regardant le soir recouvrir la capitale, par la fenêtre de la chambre six-cent-douze du Grand Hôtel des Balcons, Il avait simplement redécouvert, en face de lui, à quelques mètres à peine, un immeuble qu’il connaissait bien… et il s’était mis soudainement à penser à cette étrange rencontre rue de l’Ecole de Médecine, dans une boulangerie Viennoise qui accueillait les carabins sans fortune, les étudiants en droit et les apprentis philosophes qui finiraient chômeurs. Un sourire, des regards, une main sous la table, et l’aventure avait commencé, qui s’était terminée en une vie commune, en haut d’un immeuble sage, dans un quartier bourgeois, un endroit où l’on était censé être protégé des rigueurs de la vie, comme l’on se protège de la froideur des hivers, avec plusieurs couches de lainages.


Hella et Ezra Atlan avaient traversé le Luxembourg en entrant par le boulevard Saint-Michel et en étaient sorti par la rue de Vaugirard.

(Rue Casimir Delavigne....une rue dont Ezra Atlan connaissait l'existence....et pour cause...Il s'y était caché...)

Les tas de feuilles mortes étaient toujours là, à d’autres emplacements bien sûr, et l'impérieux besoin de shooter dedans était toujours bien présent. "Lancer la jambe gauche....c'est ma jambe la plus forte"....

Mais Ezra avait su résister à l’envie brutale de se jeter à l’assaut du tas bien ordonné. Ce n’était plus de son âge, pensait-il, et une petite voix qui venait de loin lui avait dit, à l’instant, qu’il était des souvenirs qu’il ne fallait jamais détruire.


© Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires


(*) Le nom de cette rue a été changé en 1945 en mémoire du Père Corentin Cloarec, assassiné dans son couvent par des collaborateurs Français.

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