Le lendemain de son arrivée sur l’ancien aéroport de Lod, Rudy Feingold avait cherché partout la fameuse colline qui avait donné son nom à la ville (µ) …Il avait aussi espéré le printemps, alors que la rue Tagore, une petite artère de Ramat-Aviv, était noyée sous un déluge de type biblique, à tel point que Rudy avait failli croire sans hésiter à l’épisode de Noé, de son arche, et des animaux embarqués pour échapper aux eaux qui allaient, c’était sûr, engloutir la terre. Le dernier attentat n’était pas très loin dans la mémoire de Rudy. Trois personnes avaient été tuées et 48 autres blessées lors d’une attaque-suicide perpétré sur la terrasse d’un café.
La veille, au restaurant Mongole, pas loin de la rue Dizengoff, dans cet établissement ou des pseudo-chefs asiatiques préparaient devant les clients, viandes et légumes à la mode d’Oulan-Bator, Il s’était trouvé assis à côté d’un homme qui portait à la ceinture un pistolet automatique Beretta calibre vingt-deux, dont le canon d’acier luisait étrangement à la lumière des lanternes chinoises suspendues au plafond. « Drôle de pays » s’était-il fait la réflexion, en comparant par réflexe le « Barbecue Mongole » avec « Chez Meng », un restaurant qu’il fréquentait du côté de la porte d’Ivry, dans le treizième arrondissement de Paris.
Il s’était ensuite traité de con pour oser une telle comparaison. Feingold avait vu, ce soir-là, dans cette mission à Tel-Aviv, des signes évident d’une volonté divine. Après sept « Macchabi » (1) et cinq shooter de « Sabra » (2), il était sorti du restaurant, avait en titubant marché jusqu’à la plage, et s’était allongé sur le sable qui avait perdu de sa chaleur. Il était certain que Moïse était devenu son ange gardien, que Moshe et Feigel, ses grands-parents pouvaient le voir de là où ils se trouvaient, et que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes puisque la vie venait de lui faire cadeau de vingt-quatre mois en détachement dans ce pays qui lui tenait à cœur.
(Café à Tel-Aviv, années soixante...)
Il s’était imposé des règles contraignantes mais, pensait-il, nécessaires : ne jamais se trouver à côté d’un autobus arrêté à un feu rouge, ne jamais oublier de garder sur lui une pièce d’identité, suisse, allemande, italienne, tchèque, qu’importe, ne jamais oublier dans une poche un quelconque objet qui put le relier aux autres, ses fameux amis, dont il ne connaissait que le prénom, ou même le surnom.
Sur la plage devant l’Hôtel Dan (3) Rudy s’était mis à penser à des missions précédentes, dans d’autres pays où il y avait plus de sable que de maisons, plus de chameaux que de voitures, plus d’aventure que de routine. Comme souvent, dans l’esprit de Rudy, les questions s’étaient accumulées. Il ressentait une vague tristesse de savoir qu’il ne pourrait pas trouver de réponses à la totalité de ses interrogations. Il faisait un métier fait de brefs moments d’exaltation alternant avec de longues périodes d’attente. « Tu réfléchis trop » disait souvent Hera, sa compagne Islandaise avec qui il entretenait une relation à distance qui convenait bien aux deux. Episodiquement, Feingold quittait la vieille Europe et rejoignait le petit appartement de la rue Tungata à Reykjavik, pas très loin de l’ambassade de France. Il appréciait le Brennivin (4), le Gravlax (5) et l’ouverture d’esprit des Islandais même si, il en avait fait l’expérience, certains pouvaient être incroyablement obtus. Pour ce qui concernait Tel-Aviv, Feingold n’était pas arrivé à se faire au rythme de vie que lui imposait cette ville qui ne dormait jamais, cette ville de tous les possibles, cette ville de toutes les folies, de toutes les combines, de toutes les escroqueries aussi, au nom du dieu argent et parce que tout allait tellement vite qu’il fallait aller plus vite encore, si l’on voulait pouvoir en profiter. Tel-Aviv était aussi la ville des incertitudes, à la merci d’un dictateur Irakien qui résidait à mille kilomètres de là et avait juré d’anéantir l’état hébreu, ou d’un fanatique religieux ayant élu domicile au Liban, qui, lui, était beaucoup plus près mais autant vindicatif.
Curieux pays…On pouvait passer, en moins d’une heure, des incroyables et rigoureux interdits du quartier orthodoxe de Mea Shearim à Jérusalem, aux orgies les plus permissives et débridées, dans une villa de Sheffayim, à un quart d’heure à peine au nord de la Colline du Printemps, avec piscine, vue sur la mer, mélange des genres et des corps, et champagne Français frappé juste comme il fallait.
Il fallait consommer la vie, comme si tout devait disparaître avec les premiers rayons du soleil du lendemain. Dans la capitale de l’état, des hommes en noir, barbus, portant parfois d’étranges vêtements qui avaient traversé les âges, les pogroms et les continents, s’étaient mis en retrait du monde, allant même jusqu’à nier l’existence du pays pour la seule raison qu’un messie « enduit d’huile sainte par l’éternel » n’y avait pas encore établi résidence. « Des fous… » disait Rudy « Des fous… » tout en sachant que les orthodoxes de cette terre n’avaient pas le monopole de la folie, et que le port de la barbe, dans toutes les religions, ne représentait ni une garantie de sagesse, ni même un gage de bonne foi.
(Construction du quartier ultra orthodoxe de Bnei Brak dans les années vingt dans la banlieue de Tel-Aviv)
Le Hezbollah inquiétait les patrons de Rudy. Il était difficile de savoir ce qui se passait au Liban, même si les informateurs étaient pléthore : des chrétiens Maronites pour beaucoup, qui avaient peur de voir disparaitre du paysage religieux, tout ce qui faisait leur passé depuis le neuvième siècle. Rudy savait que dans son foutu métier, on attendait longtemps les ordres, jusqu’à penser parfois qu’on avait été oublié, et puis qu’un jour, dans la boîte à lettres, sous la porte, sur le pare-brise de la voiture, glissé dans un journal, ou même trouvé dans une poche, glissé là par des mains expertes, l’ordre de marche serait bien là, et le calme se transformerait bien vite en tempête. Un simple coup de téléphone pouvait aussi changer le destin. « Je suis un de tes cousins » avait dit la voix au bout du fil. « je voulais te remercier pour les chocolats, on aurait bien aimé en avoir un peu plus… »…Rudy avait été surpris en recevant cet appel….puis il avait fait le rapprochement et, sans rien dire à personne, il avait repris contact avec des amis sûrs, qui étaient avant tout des amateurs d’histoire, des obsédés de la Cabbale, des hommes calmes qui ne portaient pas de barbe mais avaient la parole emprunte de sagesse véritable, des « juifs à plein temps » comme il disait souvent, pour les différencier de cette immigration d’intérêt en provenance de l’ancienne Union Soviétique .
Sur la Colline du Printemps habitaient des voyous, des maniaques, des bouffeurs compulsif de Houmous (6), des fidèles qui priaient l’Eternel jour et nuit depuis l’étrange ville limitrophe de Bnei Brak, des financiers de haute volée, des dentistes aux tarifs prohibitif, des hommes bons, des avocats peu scrupuleux, des hommes simples, des femmes pensives, des trafiquant d’armes, des vendeurs de belles promesses, des maîtresses femmes, des maîtresses tout court, des Ava pleine de désir par dizaines, qui ondulaient au son de la musique, la nuit, sur la plage, des Aviva qui attendaient le printemps pour refleurir, des Elina qui étaient divines, des Malkit (*) , petites reines des petites morts, qui fréquentaient un certain bar de la rue Lilienblum, dans le sud de la ville, un lieu de perdition vers lequel Rudy avait toujours trouvé son chemin en dépit des travaux gigantesques qui défiguraient le sud de Tel-Aviv depuis plusieurs années déjà.
Il y avait aussi bien des enfants qui grandissaient trop vite, des anciens qui mourraient trop lentement à leur propre goût, certains finalement brisés par des expériences vécues qu’ils n’avaient jamais réussi à oublier. Des restaurants prétentieux qui ne figureraient jamais dans aucun guide Michelin alternaient avec d’infâme cantines éphémères qui duraient quelques mois, le temps de remplir les poches d’un propriétaire temporaire avant d’être transformé en fast-food avec arches dorées à la Ray Kroc (7). Des rue calmes et poussiéreuses où dormaient des chats faméliques donnaient sur des avenues riches.
Il y avait aussi, pensait Rudy, l’épopée encore vivante, de la construction désordonnée de cette colline du printemps et l’histoire encore plus incroyable de cette immigration, contre vents et marée. C’était parfois purement incroyable que tant de choses aient pu se passer en aussi peu de temps…même si on savait qu’en fait, il avait fallu des millénaires d’errances historiques pour en arriver là.
La colline du printemps était un étrange contraste entre le laid et le beau, le présent et le passé, le laïque et le religieux, le sage et l’irraisonnable, l’authentique et le tape-à-l’œil, le plus luxueux et la plus intolérable des pauvretés. Bien au nord de la Colline du Printemps, à côté de la plage de Gaash Beach, se trouvait un petit restaurant de pêcheurs, un truc sans prétention ; qui avait traversé les époques, et servait déjà de rendez-vous au début de la Haganah (8). De vieilles tables rouillées qui avaient connu de meilleurs jours accueillaient dans le strict anonymat, ceux qui souhaitaient s’extraire pour quelques heures, de l’ambiance de Tel-Aviv, pour retrouver un peu d’authenticité. Rudy avait découvert l’endroit lors d’un passage rapide sur la Colline du Printemps. Une « sortie d’Egypte » un peu mouvementée qui s’était achevée à El Arish. Ce soir-là, la chance avait répondu présent : un berger arabe, allant vers la frontière dans un pick-up Toyota qui avait connu de meilleurs jours, avait déposé Feingold à trois kilomètres de Kerem Shalom…Il avait fait le reste à pied et avait débarqué finalement à Tel-Aviv vers vingt-trois heures, un shabbat…
(Personnel militaire féminin dans les forces armées Israéliennes, années cinquante)
Dans le petit restaurant tout près de la mer, tout le monde connaissaient Benny, le Hongrois qui voyageait souvent dans les pays de l’Est, Zev-le-Rouge, le rouquin au sourire enjôleur, roi des faux documents et de la bidouille informatique, Marty l’Américain, un diplômé de Harvard passé maître dans l’art de manipuler le polygraphe, ce détecteur de mensonge omniprésent quand il s’agissait de « débriefer », ce qui ne se faisait jamais à Tel-Aviv, mais dans un endroit discret à Herzliyya, derrière le HMC Medical Center . Il y avait aussi les frères Szymansky, des jumeaux fous- furieux qui connaissaient la Torah sur le bout des lèvres, pouvaient également citer des dizaines d’articles de droit régissant les crimes contre l’humanité. Ils n’avaient jamais remis les pieds dans une synagogue depuis la cérémonie de leur Bar-Mitzvah (9) et, de leur propre aveu, étaient plus athées que les plus marxistes des révolutionnaires russes de mille-neuf-cent-dix-sept. Mais ce qui avait le plus intrigué Rudy, c’était de compter parmi ses contacts réguliers, le seul homme dont il connaissait le vrai nom : David Boker, qui répondait au gentil surnom de « Doudou » et qui était fier de son appartenance à la Zaka (10). « Le sang me poursuit même la nuit » avait-il dit à Feingold, un soir qu’ils avaient tous les deux bu. « Des morceaux de corps, j’en ai ramassé des kilos…tu ne peux pas savoir, tu ne peux pas comprendre ». Doudou avait en permanence à la ceinture un « beeper » et redoutait toujours qu’il se mette à sonner… « tu comprends, on ne sait jamais ce qu’on va trouver » …
(Membres de la ZAKA en intervention sur le lieu d'une attaque à l'arme blanche)
Entre quatre planches de bois, sous un toit en tôle ondulée qui devait remonter au déluge, autour d’un vieux whisky, ou d’un bon cognac, les « anciens » se racontaient, parfois en les enjolivant un peu, les histoires de leurs missions, les souvenirs de leurs échecs, les incertitudes liées à leurs métiers. Il y avait dans cet endroit autant de tristesse et d’amertume que de joies d’avoir survécu encore une fois, d’avoir réussi là ou d’autres auraient, ou avaient, échoué. Il y avait au mur une photo de Théodor Herzl, grand barbu devant l’éternel, regardant le Rhin d’un air pensif, le trente-et-un aout mille-huit-cent-quatre-vingt-dix-sept. Rudy le savait, c’était quand tout avait commencé, quand le rêve avait pris naissance pour devenir plus tard réalité. Rudy-le-Laïc s’était fait souvent traiter d’antisémite simplement parce qu’il ne se prosternait pas devant ceux qui plaçaient la religion avant toute chose. Pour ennuyer le syndic de son immeuble de Ramat-Aviv, un craignant dieu de la pire espèce, il s’arrangeait pour que, certains vendredi soir, alors que d’autres célébraient pieusement le septième jour, résonnent dans les quatre pièces de son appartement du troisième étage, les sons les plus suggestifs ne laissant aucun doute sur les activités qui s’y déroulaient. « C’est un immeuble bien, je ne veux pas de ça » avait dit l’homme responsable de la gestion du 29 rue Tagore…ce à quoi Feingold avait répliqué sèchement : « et d’après vous, qui a créé la femme… ? et en plus, pendant shabbat, la loi juive dit qu’on doit faire quelque chose de plaisant…et si ça ne vous plait pas, vous pouvez toujours aller vous plaindre à votre rabbin … ! »
La promenade qu’il affectionnait le plus partait de l’Hôtel Hilton, après un petit déjeuner copieux, pour se terminer chez Abulafia, (11) l’incontournable boulanger de Jaffa. Traîner le long de la promenade qui longeait la mer, s’imaginer voir des bateaux qui arrivaient du Liban avec les cèdres pour construire le temple, penser aux arrivées clandestines des immigrants réfugiées des années sombres, voir pour de vrai les vedettes de la marine patrouiller le long de la côte : il y avait du spectacle, imaginaire ou réel. Des minettes montées sur roulettes qui partaient à la conquête de la liberté du week-end, des touristes à appareil photo, des marmailles hurlantes, des vendeurs de gadgets encore stockés dans des cartons en provenance de Chine, des retraités qui savouraient le jour, sans aucune autre contrainte que celle de devoir se frayer un passage dans la foule qu’attirait la mer.
(Plage de Tel-Aviv, 1934)
La Colline du Printemps suintait l’histoire, respirait la vie et enchantait les apprentis architectes amateurs de Bauhaus (12). Dans les cafés de la rue Dizengoff, on aurait presque pu se croire en Europe…mais Paris était bien loin, Londres encore plus. Pourtant, il régnait entre les chaises cannées du « Café cent-quatre-vingt-dix » une ambiance qui rappelait à la fois Vienne, le café de la Paix de Paris, les terrasses de Barcelone et la via Veneto, à Rome, des endroits où étaient censés régner le bon gout et la dernière mode.
Parfois, lorsqu’il avait du vague à l’âme, Rudy se plantait devant la mer, sur une digue du vieux port de Tel-Aviv et s’imaginait où il arriverait si, en volant, il suivait une ligne droite depuis l’endroit où il se trouvait. « Là j’arriverai en Espagne, là j’arriverai à Chypre, là j’arriverai en Grèce » …et puis trois ou quatre bars branchés plus tard, il retournait vers la plage sans se poser de questions…le vague à l’âme était passé, il en était maintenant certain, cette terre était sienne, il y était revenu tant de fois qu’elle était devenue comme une deuxième peau. Alors, qu’il y ait une vraie colline sur laquelle on pouvait attendre qu’apparaissent les signes du Printemps, ça, ce n’était plus vraiment très important.
© Sylvain Ubersfeld, 2019, pour Histoires Courtes
(1) Célèbre bière Israélienne
(2) Liqueur Israélienne au cacao
(3) Un des premiers hôtels de Tel-Aviv. A l’origine, en mille-neuf cent trente, il s’agissait d’une pension de famille dont la propriétaire se nommais Kaete Dan. Au cours des années, c’est devenu un hôtel incontournable.
(4) Boisson Islandaise alcoolisée aromatisée au carvi, ou « cumin des prés »
(5) Spécialité culinaire à base de saumon cru en filet. On en consomme dans les pays nordiques et en Islande.
(6) Le houmous est une préparation culinaire du Proche-Orient, composée notamment de purée de pois chiches et de tahini. Il s'agit d'un plat typique de la cuisine arabe, juive, arménienne et levantine
(7) Le fondateur de la chaîne de fast-food « Mac Donald »
(8) La Haganah, terme qui signifie défense en hébreu, était une organisation paramilitaire sioniste créée en 1920 et intégrée dans l'armée israélienne en 1948.
(9) La Bar Mitzvah est l'état de majorité religieuse acquis par les jeunes garçons juifs, à 13 ans. Par extension, il désigne aussi la cérémonie facultative célébrant ce passage. L’équivalent féminin est la Bat Mitsvah, par laquelle la jeune fille juive atteint sa majorité religieuse, à 12 ans.
(10) ZAKA est un organisme caritatif israélien, reconnu par le gouvernement. L'organisme a été créé en 1989 par Yehuda Meshi Zahav et Rabbi Moshe Aizenbach. Les membres du ZAKA, pour la plupart des juifs orthodoxes, participent à l'identification des victimes du terrorisme, des accidents de la route et autres catastrophes. Ils sont également, et surtout, impliqués dans la récupération des restes humains des victimes d’attaques terroristes, prenant soin de prendre en charge les dépouilles des victimes comme des terroristes.
(11) Un boulanger Arabe célèbre dont le magasin se trouve à Jaffa
(12) La Staatliches Bauhaus est une école d'art allemande, fondée en 1919 à Weimar par Walter Gropius. Par extension, Bauhaus désigne un courant artistique concernant, notamment, l'architecture et le design, la modernité mais également la photographie, le costume et la danse. De nombreux immeubles de Tel-Aviv ont été bâtis dans le style Bauhaus et font aujourd’hui figure de « monuments historiques »
(*) Il s’agit de quatre prénoms hébreux signifiant dans l’ordre « Je désire », « Printemps » "Divine" et « Petite Reine »
(µ) Le nom de Tel-Aviv signifie littéralement " La Colline du Printemps"...mais il n'ya aucune colline.