Ce post est dédié :
A « Madame Thomas", propriétaire (décédée) du Mas Djoliba, avenue de Provence à Antibes
A mes "cousins" Jean-Yves et Thierry M.
A notre amie Christelle B, qui m'a fourni sans le savoir l'occasion de revenir…avenue de Provence à Antibes 58 ans après...
Il s'agit d'une " republication"
(Quelque part dans les années 50, entre une affaire de Suez et une guerre d’Algérie qui n’en finit pas…)
Quand les platanes de la cour de récréation de l’école communale rue Prisse d’Avennes commençaient leur floraison, et que les odeurs de bière de la Nouvelle Gallia (1) se glissaient dans l’appartement aux fenêtres ouvertes, nous savions que bientôt les plumes sergent-major regagneraient leur plumier, que les leçons de morale matinales resteraient suspendues au tableau noir et que se profileraient très prochainement les semaines de congés des « grandes vacances ».
Plus de montée de marches deux par deux, plus d’encriers à remplir, mais aussi, hélas, plus de « bonbecs » chapardés dans les bocaux en verre de la boulangerie rue du Père Corentin, située juste à côté du bar « Au Géorama », où les balayeurs de la ville de Paris allaient volontiers écluser du blanc-sec au lieu de chasser la poussière et les feuilles tombées des arbres. Adieu Madame Perron ! au revoir Monsieur Daveau ! Je me sauve, je suis sûr que vous pouvez vivre sans moi.
(Une "15 CV" Six cylindres" : un luxe pour l'époque)
(Pas encore d’autoroute : on passait par la RN 7 qui se terminait à la frontière Italienne après avoir traversé toute la France au sud de Paris : quand on traversait la Loire, le "Mensch" disait : " ça y est, il ne peut plus pleuvoir » ... !)
Les gens snobs disaient « la Riviera » avec ce ton un peu prétentieux qui mettait en rage « le Mensch » (2) …chez nous, on disait simplement « la Côte d’Azur » et aussitôt on pouvait voir le bleu profond du ciel, le vert cinglant des pins. Ce n’était pas la Côte d’Azur de maintenant, c’était simplement le bout de la route nationale 7 entre Paris et la frontière Italienne à Menton. Traction avant Citroën «15 », parents devant, enfants derrière calés sur la banquette de velours gris. Neuf cent soixante-deux kilomètres de route avec étape obligatoire l’hôtel « Terminus PLM » de Lyon-Perrache pour couper le voyage.
(Le petit parc du mas Djoliba)
Au bout ? La plage de la Salis, l’avenue de Provence, le marché couvert d’Antibes, les pralinés qu’un vendeur bronzé transportait sur un plateau métallique en marchant le long des plages privées de Juan-les-Pins où, comme disait ma mère, il n’y avait « que des gens bien ». Même maillot de bain pour les trois enfants que nous étions, mêmes sandales de plage, mêmes lunettes de soleil pour enfant. « Ce sera plus pratique pour vous retrouver si vous vous perdez ».
Mais la RN7 qui commençait à la Porte d’Italie et terminait sa course au bout de la riviera, la ou les policiers se transformaient en « carabinieri », c’était juste de temps en temps. Souvent c’était plutôt le chemin de fer, un convoi « haut de gamme » avec un wagon-restaurant où les plats en sauce tanguaient au gré du profil de la voie, et des compartiments douillets où les enfants étaient trop occupés à regarder par la fenêtre pour même penser à demander : « c’est quand qu’on arrive ». Nous savions que ce serait dans la soirée.
On arrivait de Paris après onze heures de train. Alors que la locomotive à vapeur recommençait à haleter, en route vers Nice, et que le "Mistral" (3) s'éloignait, on traversait les voies dans le bruit des grillons, suivant la robe à fleurs de ma mère, et les jambes des voyageurs. Des odeurs de figues flottaient dans l'air et le vent nocturne soufflait délicatement la poussière de suie déposée sur la peau pendant le trajet...Pour aller de la gare endormie d'Antibes, jusqu'au Mas Djoliba, avenue de Provence, il fallait vingt minutes à pied pour effectuer les onze cent mètres qui séparaient l’hôtel de la gare.
(Le "Mas Djoliba », un havre de paix ! on venait à pieds depuis la gare d'Antibes. Pendant les repas, nous écoutions les "Platters" dont je suis resté un fan inconditionnel)
Alors nous marchions en rêvant au lendemain, quand on irait au Luna Park de Juan les Pins, tirer sur des ours électroniques avec nos fusils à rayon lumineux ! Nous passions enfin le porche de la pension de famille...le gravier blanc crissait sous les chaussures…les vacances commençaient.
(Vieille rue d'Antibes)
(La terrasse du Mas Djoliba : les "Platters" sont partis...)
(La gare SNCF d'Antibes : on pouvait sentir l'odeur des figues...)
(Le "Mistral", train rapide reliant Paris à la Riviera)
(La SNCF : Vitesse, Exactitude, Confort : on regardait les fils sur les poteaux téléphoniques qui bordaient la voie)
Madame Thomas, la propriétaire de cet établissement « pour famille » nous accueillait avec déférence, mais également avec méfiance car nous n’étions pas les enfants les plus sages du monde. C’est probablement pour cette raison que nous ne résidions pas dans le corps principal du bâtiment, mais plutôt dans une sorte de petite villa située dans le parc, à l’abri des regards, là ou faire du bruit dérangerait moins les clients de l’hôtel. Un jardinier Italien a la peau cuivrée du nom de Bruni, égalisait chaque jour les graviers du parc pour effacer les longs sillages de nos pas.
Une terrasse protégée par des canisses en bambou qui filtraient la lumière du jour, servait de salle à manger. Nous étions bien loin des hôtels conventionnels et dès que les parents avaient le dos tourné, nous en profitions pour fuir la table et descendre dans le petit parc pour regarder des plantes exotiques et tropicales qui ne poussaient bien sûr pas du côté de la rue d’Alésia.
(Juan-les-Pins : presque à "mon époque"...Il y avait la plage du Ruban Bleu et celle du Colombier...)
(Juan-les-Pins : un endroit " bien" pour des "gens bien » disait ma mère...)
(Vie nocturne à Juan-les-Pins.......avant!)
Madame Thomas avait été touchée par la grâce de quatre chanteurs « Américains » et pour tenir compte de sa clientèle anglo-saxonne, mettait à chaque repas sur un « tourne-disque » les galettes en vinyle gravées d’un groupe qui s’appelait « Les Platters », et s’était spécialisé dans le « doo-wop ».
Au moment des repas, l’entrée était nécessairement accompagnée par « Only you », le plat était une combinaison de « Great Pretender » et « Twilight Time », et quand finalement le moment du dessert arrivait, c’était au rythme de « Sixteen tones » ou de « Magic touch ».
Les parents adoraient, plus tard je suis devenu accro.
(Les Platters : un groupe Américain spécialisée dans le "Doo-wop")
La plage du Ruban Bleu était situé à Juan-les-Pins. Pour y arriver il fallait avec nos petites jambes couvrir les deux kilomètres qui nous séparaient de ce lieu de plaisir. Il y avait des cabines pour se changer, un beau sable fin, des matelas de plage épais comme de vrais matelas de vrais lits, et des serveurs qui venaient prendre les commandes pour le déjeuner.
Le « Mensch était plongé dans « Le Monde, la mère dans « Elle », nous, nous étions plongés dans l’eau du bord de plage, et nos pieds s’enfonçaient tout doucement dans le sable dès qu’on bougeait un peu les orteils. De temps en temps au Ruban Bleu passait un photographe qui avait trois tourterelles domestiquées qu’il posait sur les épaules des enfants…un cliché, deux, à récupérer au magasin, quelques francs changeaient alors de main, et l’homme de l’art partait vers ses prochaines « victimes » appareil dans une main, oiseaux sur l’autre bras…
(Un autocar des Rapides Côte d'Azur : les chauffeurs portaient casquette et blouse blanche)
« Si vous êtes sages, je vous emmènerai au Luna-Park en fin de journée ». Alors nous étions sages, restions dans l’eau claire jusqu'à ce que la peau des doigts se plisse, le corps doucement ballotté par le clapotis de cette mer qui ne connaissait ni les marées, ni le varech Breton auquel nous étions plus habitués. Au Luna-Park, il y avait des jeux « électromécaniques » qui nous fascinaient. Des billards électriques dont nous de devions pas nous approcher (c’est pour les voyous disait ma mère) et des ours mécaniques sur lesquels nous devions tirer avec un fusil qui émettait une sorte de rayon lumineux. Quand l’ours était touché, il se levait sur ses pattes arrière, changeait de direction, et repartait dans l’autre sens avec un grognement de colère qui sortait d’un haut-parleur.
(Luna Park : Les ours et le fusil pour tirer dessus......photo d’époque…)
(Le Cros-de- Cagnes : une station toute simple chargée de souvenirs...)
(Antibes : on venait là, c'était le bout du monde pour nous)
Pour aller à Cagnes-sur-Mer retrouver « une grand tante », des cousins, des cousins issus de germain, des amis des cousins, bref des « gens bien » qui avaient tous comme port d’attache de leurs souvenirs les villes d’Ismaïlia, Suez, Alexandrie ou Port-Fouad, il fallait prendre un autocar des Rapides Côte d’Azur. Les chauffeurs portaient une casquette et une grande blouse blanche.
(Les pêcheurs du Cros de Cagnes)
La gare routière était située non loin du marché couvert, pas loin de la vieille ville d’Antibes. On traversait entre les étals d’où se dégageaient des effluves de thym, des parfums de fleurs, on avançait entre les mètres de tomates sagement rangées, les melons empilés. L’autocar sortait d’Antibes et cahotait jusqu’au quartier du Beal à Cagnes-sur-Mer. De là, une avenue pentue menait à la maison de famille où les grands parleraient de choses sérieuses, et où les cousins épisodiquement réunis comploteraient assidument en préparant les pires bêtises dont ils tireraient une fierté inoubliable jusqu’à la fin de leur vie, c’était sûr.
Puis l’heure du retour vers Antibes sonnait. Adieu les cousins, vite, les Rapides Côte d’Azur pour rentrer chez Madame Thomas, avenue de Provence.
Dans la lumière du couchant, les verrières des dizaines de serres où s’épanouissaient des fleurs de culture, renvoyaient des éclats de lumière qui faisaient mal aux yeux.
(On traversait le marché provençal avec ses odeurs de thym et de basilic pour aller prendre "les Rapides Cote d'Azur")
25 août 2017
Prendre le temps de passer avenue de Provence, à Antibes, voir le Mas Djoliba encore une fois…Heureusement, j’ai le navigateur. Au fur et à mesure que je vois la distance se raccourcir, je sens que j’ai le cœur qui bat plus vite, comme si j’allais à un rendez-vous amoureux, quand tu sais que tout est possible.
J’ai voulu y aller seul.
Sans témoins.
Aujourd’hui j’ai rencard avec ma mémoire, j’ai rendez-vous avec les tourterelles du photographe de Juan. Avenue de Provence, j’ai du mal à rentrer dans la cour, c’est étroit, pas pratique de manœuvrer, ou alors c’est que je suis trop ému pour le faire correctement.
Le gravier crisse sous les roues de la voiture, puis sous mes chaussures.
Je monte à l’étage. Je me demande même si je ne vais pas croiser Madame Thomas…douces minutes d’un voyage dans le temps, mais les "Platters" sont partis très loin.
Le temps s'arrête pour que je puisse refouler l’émotion….
Vite, partir, descendre l’avenue de Provence, fermer pour toujours le chapitre « Antibes », dire au revoir à la plage de la Salis, saluer d’un clin d’œil le phare de la Garoupe, chercher le long de la route vers Cagnes des repères impossibles à trouver, et au loin, voir la petite église de Cros de Cagnes qui veille encore sur quelques vieux pêcheurs, puis se demander où est parti le temps…
…Il y a longtemps déjà que l’on ne sent plus l'odeur des figues en arrivant à la gare d’Antibes…
(Le phare de la Garoupe, à Antibes, sur le cap)
(Derrière les lunettes de soleil, Audrey Hepburn....des tas de "gens bien » fréquentaient l'hôtel Eden-Roc)
© 2017 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoire & Histoiresdu
(1) Nouvelle Gallia : une brasserie qui était située rue Sarrette. Dès le printemps, on pouvait sentir les odeurs de houblon et de brassage dans l’appartement.
(2) Mon père
(3) Le Mistral, train Rapide de Paris à Nice. A l’époque, une partie du trajet n'était pas encore " complètement électrifiée" et la vitesse ne dépassait pas 130 Km/h.