top of page

AU PETIT-MONTROUGE


« Il était évident qu’il n’y avait de salut que dans le quartier d’Alésia…Quand Il flottait à verse sur Paname, il était certain que les habitants du quadrilatère qui se nommait Petit-Montrouge, ne sentiraient pas une goutte d’eau leur glisser traitreusement dans le cou. Alésia était protégé par les Dieux, on ne savait pas lesquels, mais c’était sûr, rien de mal ne pouvait arriver sur ces terres bénies à l’ombre du Maréchal Leclerc de Hautecloque, et sous la protection de l’aimable Lion de cuivre de Denfert qui regardait de son perchoir, l’entrée des catacombes.

Comme le colonel Pierre-Philippe Denfert-Rochereau avait fait son école d’application de l’artillerie dans la préfecture de Moselle, d’aimable farceurs, en passant devant le fameux Lion, entamaient bien sûr systématiquement une chanson grivoise parlant d’une rencontre entre un artilleur et toutes les filles de Metz…Tu imagines ?


Quand tu te retrouvais sur la place, c’était difficile de faire un choix. Tu pouvais partir à l’aventure vers le sud-est en passant devant la prison de la Santé où, de temps en temps, on raccourcissait un condamné dans l’intimité d’une sinistre cour intérieure, ou bien continuer tout droit vers la Seine en passant par le Quartier Saint Michel. Dévier vers la gauche et descendre sans effort vers Montparnasse puisque le boulevard Raspail était en légère déclivité et on arrivait en quelques minutes dans un quartier de plaisir, là où existaient des choses dont on parlait sous le manteau comme par exemple un établissement qui se nommait « Le Sphinx » et qui se trouvait boulevard Edgar Quinet, ou bien des « garçonnes » du côté de « La Coupole », où sévissaient également de vieilles rombières en quête de rêves perdus et de virilité tarifée. On parlait également en cachette, des cafés avec chaises en rotin et odeur de cigare, dans lesquels, parfois, on pouvait trouver de la poudre blanche faite à partir de feuilles de coca…


En marchant vers la Porte d’Orléans, tu sentais déjà, dans ta mémoire, la poussière du petit square, à côté du terminus des autobus de banlieue. Pour quitter Paris, vers le sud, tu traversais une vaste ligne de terrains vagues pour passer en banlieue. C’était le début de la Nationale 20. Si tu avais pris ton baluchon, une bonne paire de chaussures, et que tu avais de la patience, et du temps à revendre, tu pouvais marcher jusqu’à la frontière Espagnole.

Il y existait, tout près, une suite d’immeubles en briques, d’une couleur qui était intermédiaire entre le rose et le bordeaux. Ce n’était pas encore les habitations à loyer modéré, c’était les balbutiements des habitations bon marchés. C’était avant, quand la pauvreté régnait encore sur la « zone ». C’était avant, quand le Petit-Montrouge ressemblait encore un peu à un petit village de province, avec ses notables, ses traditions, ses cloches du dimanche matin, et aussi bien sûr ses bigotes qui se protégeaient des hommes en se terrant dans l’obscurité de l’église Saint-Pierre, ce monument du dix-neuvième siècle construit par l’architecte Vaudremer, pendant une période agitée faite de siège de Paris par les Prussiens et de tentatives de Commune »


.....voici ce qui était écrit sur un petit magazine de quartier, (*) trouvé dans la salle d’attente du sévère Docteur Streicher, et dans lequel un ancien gamin du Quatorzième tentait de raconter des souvenirs qui semblaient tellement incroyables que, parfois, les gens se disaient qu’il avait une imagination fertile alors qu’en fait, tout était vrai.

Tout ce qui était écrit était exact, les distances étaient bonnes, au mètre près, les odeurs décrites, les lieux mentionnés, jusqu’à l’existence du vendeur de billets de la loterie nationale, une gueule cassée en fin de parcours, qui te distillait de la « tranche spéciale avec tirage samedi ». Sur le devant de sa guérite, des billets attachés avec des pinces à dessin et de larges bandes élastiques, voletaient au vent. L’horizon du pauvre bougre se limitait aux quatre planches de bois de sa cahute qui jouxtait le métro, à son horrible mutilation et aux souvenirs de la plaine d’Argonne et de l’offensive de mille-neuf-cent-dix-huit.

Jamais les brins d’herbes qui poussaient entre les pavés de l’impasse Cœur-de-Vey, n’avaient autant évoqué la liberté et les courses infinies dans les champs, qu’à ce moment où le Petit-Montrouge avait commencé sa mue. Sa mue ? Le début de cette transformation s’était fait de façon insignifiante, même si un œil attentif aurait dû s’en apercevoir : les portes battantes métalliques, peintes en vert, de la station de métro « Alésia », avaient tout simplement disparu du jour au lendemain … ! Quand on descendait l’escalier, on se trouvait tout de suite dans le couloir qui menait à la caisse, puis aux voies sans même pousser un battant métallique. La dame-pipi s’était, elle, échappée, en route probablement, vers des trop-pleins de vessies dans une station des beaux quartiers… « Alésia », ça allait un moment, mais cela ne valait pas « Opéra » ou, mieux, « Havre-Caumartin » …

Je crois que c’était cela qui avait été le plus difficile, ces changements sournois dans le paysage, cette transformation, cette espèce de réveil impromptu, ce vent de folie, la disparition du « Bon Cep » au carrefour de la rue Montbrun et de la rue Bézout, là où se croisaient les destins passés d’un général d’empire et d’un mathématicien. Comme, au temps de l’enfance, je n’aimais pas encore l’histoire, et je détestais déjà les mathématiques, je n’avais retenu, de cette époque, que la délicieuse odeur de frite qui te prenait aux narines dès que tu rentrais dans le troquet ou mangeaient les petits artisans du coin, le plombier, le maçon, le vitrier, le droguiste. Il y avait une serveuse avec un petit tablier blanc, un visage d’ange, un sourire éclatant et des yeux, des yeux, je ne te dis pas. Il y avait de la nappe en papier. Il y avait la chaleur d’un « que c’est bon de se retrouver ensemble » …

Pas loin, se trouvait le « petit » commissariat de la Rue Rémy-Dumoncel. Ce n’était pas un hôtel de police, terme qui n’existait pas, c’était un tout petit immeuble à un ou deux étages avec flics en civil qui tapaient des procès-verbaux sur des machines à écrire « Japy » d’un autre âge. C’étaient des flics à l’ancienne, défenseurs de la loi et de l’ordre, amateurs de demi ou de baron au plus proche troquet qui se trouvaient à l’angle de leur rue avec l’avenue du Général Leclerc. C’était des flics à petit-vieux, à vol de bicyclettes, à chapardage sur l’étalage au marché d’Alésia…des trucs pas importants, quoi….

Pas loin, en allant vers Denfert, se trouvait l’agence du respectable Crédit Lyonnais, avec ses guichets entourés de fer forgé tarabiscotés, ses meubles en bois patinés par le temps, ses tables d’écritures, lustrées par les milliers de manches des clients qui avaient remplis, au cours des années, des millions de formulaires, puisqu’à cette époque régnaient, tout puissants, ces bouts de papiers imprimés qu’il fallait remplir, condition parfois sine qua non, pour effectuer une démarche auprès d’une quelconque administration, qu’elle fut banque ou état…

Je n’aimais pas beaucoup descendre la rue d’Alésia vers l’ouest de Paris. Ce « passage » changeait mes habitudes, menaçait mes certitudes, m’obligeait à penser qu’il y avait peut-être un autre monde au-delà du Petit-Montrouge, ce que je refusais avec véhémence. La « frontière » se situerait, pour moi, dès le passage sous les voies de chemin de fer de Montparnasse. Une fois passé sous le pont du chemin de fer, c’était un autre monde qui commençait : Plaisance, La Convention, Vaugirard. Je n’avais jamais réalisé que dans le mot Plaisance se cachait le mot plaisir. Peut-être ai-je loupé quelque chose ? La magie se cachait aussi entre les pavés de l’avenue du Général Leclerc que certains appelaient encore l’avenue d’Orléans, comme si les plus anciens avaient occulté le nom du Maréchal, les souvenirs de sa deuxième division blindée, et de l’arrivée triomphale à Paris le vingt-cinq aout mille-neuf-cent-quarante-quatre. Des rails en acier qui brillaient au soleil suivaient le parcours de l’avenue en provenance de la Porte d’Orléans. « Ce sont les rails du tramway huit » disait mon père… » « Saloperie de rail à la con » hurlaient les cyclistes quand ils dérapaient sur l’acier et voltigeaient une fraction de seconde pour retomber ensuite sur les pavés de grès, le nez ou le coude ensanglantés.

Régulièrement, quand les chefs d’états avaient la bougeotte, ils passaient, en cortège, arrivant d’Orly. Le bout de la rue Alphonse Daudet était alors neutralisé par des barrières en métal mises en place par des employés de la Préfecture de Police, engoncés dans des salopettes grises, et c’était bien…on pouvait s’approcher, attendre le cortège, écouter le silence de la place Victor Basch sur laquelle tout trafic avait été préalablement interdit. Suivant la qualité des visiteurs on entendait parfois fuser des « bravos » ou des quolibets. Le jour ou Nikita Khrouchtchev était venu rendre visite au « Grand Charles », la foule qui s’agglutinait le long des barrières était bien silencieuse.

Je le sais, j’y étais, il faisait froid, c’était le vingt-trois-mars mille-neuf cent soixante.

Même si les procès truqués de Moscou étaient déjà loin, il y avait de la méfiance envers cette étrange Union des Républiques Socialistes Soviétiques, et pourtant, dans la foule, çà et là, s’agitaient de petits drapeaux rouge frappés d’une faucille et d’un marteau. Le chef d’état soviétique était venu visiter un des appartements de Lénine, artisan de la révolution d’Octobre. L’appartement était situé à un jet de pierre de notre logement, un duplex qui surplombait la rue Sarrette et la rue Alphonse Daudet. Le quartier avait été bouclé pendant vingt-quatre heures en prévision de la visite. Des agents de police avec cape et bâton blanc avaient battu le pavé de la rue Sarrette en attendant l’heure de cette importante visite. Dans leur couvent, les pères Franciscains qui vivaient en face du numéro six de la rue Marie-Rose, avaient certainement frémis d’horreur en pensant à la présence si proche d’un « sans Dieu » en visite officielle.

Du sang et de la sciure de bois.

Le coin d’un souvenir qui sort de son trou…. C’était dans une boucherie rue Alphonse Daudet. Je me souviens. La boucherie avait des grilles, pas de vitrine, pas de porte…On ouvrait les grilles le matin, hop, on entrait directement dans la boutique…Il y avait un store rouge et blanc pour protéger du soleil, en été …ah, la sciure ? C’était pour éponger le sang qui avait coulé d’un morceau de viande…Ce que j’aimais bien, c’était prendre un peu d’élan, et glisser sur de la sciure de bois encore toute fraîche, répandue à même le carrelage de la boutique. La glissade faisait un petit chuintement …shhhhhhhhhhhhsssss…un bruit pour faire rêver les gamins…

Du rêve ? J’en avais des caisses pleines, tout était pour moi matière à rêver…puisque tout était aventure… Un voyage en métro avec changement de ligne à Montparnasse pour se retrouver dans les céramiques murales de la ligne « Nord/sud »…un déjeuner à l’auberge « Bartek », le restaurant Polonais de Paris, rue Royer Collard, un simple passage devant le dépôt des autobus près de la porte d’Orléans, je n’avais pas assez d’yeux pour tout regarder, je n’avais pas assez de vécu pour tout comprendre, je n’avais pas assez d’intelligence pour savoir tout apprécier, déguster en gourmet ce que je voyais : pour moi, il était évident que toutes ces choses, toutes ces sensations, toutes ces visions seraient éternelles. Je ne savais pas ce qu’était le temps, le futur n’existait pas. Mon univers était limité par les côtés du sécurisant quadrilatère administratif sur la rive gauche de la Bièvre, et je n’avais jamais compris que s’il y avait un « Petit-Montrouge », c’est qu’il y en avait probablement, aussi, un plus grand.

« Pendant la guerre… » disait ma mère…et les histoires s’enchaînaient dans Paris sous la botte des Nazis…. « On faisait des boulettes de papier pour se chauffer à cause des restrictions de charbon » …. « Ton père vivait caché » … « il y avait la milice » …mais « Il y avait la résistance, Rol-Tanguy, à Denfert-Rochereau… ! ». Tout ceci me passait au-dessus de la tête, j’étais plus intéressé par la boutique de Monsieur et Madame Maradel, qui vendaient des confiseries, le « Bois et Charbon » de Monsieur Charreire, celui qui livrait des sacs d’anthracite directement dans le coffre, sur le palier de l’escalier de service, après avoir monté ses cinquante kilos sur son solide dos d’auvergnat exilé. Quand il vidait le sac, cela faisait un bruit d’enfer. En quatre sacs, le coffre était rempli et le bruit des morceaux de charbon frappant la tôle du coffre était soudainement remplacé par le roucoulement des pigeons qui nichaient dans la cour.


L’aventure, c’était aussi de passer devant une pharmacie pour pouvoir y admirer d’énormes boules de verre remplies de liquides de couleur : il y en avait une tout près de chez nous, à l’enseigne Attal-Barbieux, une officine sombre sur un coin de rue. En vitrine trônaient deux magnifiques boules de verre énormes, l’une contenant un liquide vert, l’autre un liquide rouge. J’étais fasciné. L’aventure, c’était aussi souvent des gestes de la vie quotidienne comme courir après le bus trente-huit qui venait de démarrer, prendre son envol une fraction de seconde, lancer la main droite vers le montant métallique de la plate-forme, se sentir aidé par d’autres voyageurs, et trouver son petit coin, debout ou assis, pour pouvoir rêver le temps d’un trajet entre « Alésia » et « Auguste Comte », en route sur le chemin de la connaissance obligatoire, des punitions administratives, voyage presque quotidien vers le monde sans pitié du « surgé », Monsieur Costa-Maroni, qui terrorisait les plus rebelles des élèves du Lycée Montaigne.

Quitter, même pour une demi-journée, mes terres d’Alésia, avec ses rues silencieuses, ses villas de campagne, ses culs de sac au calme bienfaisant, était pour moi une épreuve. La hâte qui m’habitait alors était celle du retour, en métro ou en autobus, même si je revenais au bercail avec mon carnet de correspondance chargé de commentaires dérogatoires qu’il faudrait faire signer par l’autorité parentale, celle qui ne rêvait pas, qui avait du mal à supporter mon indiscipline et ma permanente rébellion. Pendant ce temps, la mue continuait, les rails du tram huit avaient disparu, comme les pavés, remplacés par un imbécile revêtement sans aucun charme. Les entrepôts du déménageur Consortium Rondeau et le Comptoir National D’Escompte de Paris s’étaient mystérieusement transformés en un immeuble de grand standing pour cadres supérieurs aimant le bruit de la circulation sur l’avenue du Général Leclerc…

Tout espoir de continuer à rêver disparu le jour où, cédant aux contraintes du progrès automobile, la rue Alphonse-Daudet perdit sa circulation à double-sens, mais de cette époque nouvelle, je ne peux rien dire, peut-être que je n’y étais pas…peut être que je n’y étais plus, ou bien que je n'ai simplement pas envie de me souvenir...


© 2019 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoire


(*) le périodique en question n’a bien sûr jamais existé…mais, il y avait, et il y a encore plusieurs magazines sur le quatorzième arrondissement de Paris, qui est, bien sûr, le centre du monde

bottom of page