Alors qu’on le pensait en route vers le Cap, il avait été aperçu du côté de Mea Shearim, le quartier des « Cent Portes » disaient certains rabbins, « des Cent Mesures » disaient d’autres, en référence à un passage de la Genèse.
L’homme devait se douter de quelque chose et avait décider, pour raccourcir son trajet, de traverser le quartier ultra-orthodoxe de Jérusalem. Lui qui était sans Dieu, pur produit de la modernité, sans plans d’avenir, sans futur non plus, avait parcouru d’une extrémité à l’autre, d’un pas rapide, et sans se retourner, cet étrange quartier dans lequel, les jours de shabbat, les combinés téléphoniques des cabines publiques étaient immobilisés avec une chaîne et un cadenas. Zek se savait protégé par son statut de « Queen’s Messenger ».
Intouchable, se pensait-il.
Il faisait régulièrement la navette entre Golders Greens (1), Sea Point (2), Pelikaanstraat (3) les mauvais coins de Brooklyn (4) et West Rogers Park à Chicago. Depuis longtemps déjà, il avait renoncé à être honnête et s’il travaillait effectivement pour sa Gracieuse Majesté la Reine Elisabeth Alexandra Mary Windsor, ou plutôt pour le service du courrier diplomatique, il avait une autre activité, moins avouable certes, mais ô combien plus rémunératrice. Depuis sept ans déjà, il assurait pour différentes organisations juives sans foi ni loi, la partie logistique de certaines opérations.
La première pensée d’Ezéchiel Stoller, lorsqu’il se réveillait dans un des hôtels discrets qu’il affectionnait, était pour Meyer Lansky, Bugsy Siegel, ou Mickey Cohen (5), ses "héros du crime », dont l’histoire lui avait inspiré son mode de vie. Il était bien trop tard pour changer maintenant. Parfois, il regrettait, devant un chocolat et une «Sachertorte » (6) dans un salon de thé à Vienne, d’autres fois, assis chez Hofy’s, l’excellent restaurant Kosher d’Anvers, il se réjouissait de savoir qu’il ne manquerait de rien dans le futur…mais il savait également que tout pouvait s’arrêter à tout moment.
Ezéchiel Stoller adorait son surnom, Zek. Il haïssait le Gefilte Fish, avait une passion dangereuse pour le Halvah (7) et un amour sans limite pour le gâteau au pavot.
Zek travaillait en accord avec ses convictions. Il avait décidé, il y avait déjà longtemps, qu’il ne toucherait ni à la drogue, ni aux enlèvements, ni au chantage, et encore moins au meurtre. On pouvait parfaitement être un criminel et avoir des principes, se disait-il… En dehors de cela, le reste, il savait faire...
Passer des diamants bruts entre le Cap et Anvers, des diamants taillés entre Anvers et Brooklyn, transporter des liasses de billets de banque entre Chicago et Golders Green, ne présentait pour lui aucune difficulté.
L’histoire avait commencé comme un simple défi lancé lors d’une soirée arrosée dans un pub du côté de Soho. Travailler pour La Couronne ? Pourquoi pas. Tout avait été réglé en quelques jours par un certain Abner Shapiro, un héritier d’une famille de grands serviteurs de l’état et de la Couronne, qui avait expliqué à Zek en quoi consistait le travail officiel…puis, peu de temps après, quels seraient les avantages du travail officieux.
Pendant plusieurs années, les voyages s’étaient enchaînés à un rythme éprouvant, mais Zek avait finalement maîtrisé son corps et sa fatigue, sans l’aide de la pharmacopée. Bien sûr, il ne s’était pas fait que des amis dans cet étrange monde parallèle vers lequel beaucoup étaient appelés, mais dans lequel peu étaient retenus. Ce jour-là, alors qu’il revenait, pour une énième fois, en Israel, Zek avait eu un étrange pressentiment, une sorte de mise en garde, comme si quelqu’un lui disait : « attention, tu n’es pas seul » … Le « Messager de la Reine », comme il aimait s’appeler, n’avait qu’une hâte : en terminer avec cette livraison dans le quartier chic Yemin Moshe à Jérusalem, puis prendre un taxi pour rejoindre l’aéroport de Ben Gourion, embarquer dans le vol 164 de la British Airways, se fermer au monde extérieur après un single malt, et se plonger dans un livre passionnant sur la vie de Morris Barney Dalitz, un mafieux juif, philantrope et propriétaire de casino, décédé à Las Vegas en mille-neuf-cent-quatre-vingt-neuf, un des ces truands qui avait marqué son époque, celle de la maffia Juive des années trente aux Etats-Unis.
En traversant la petite place, le « Messager » avait trouvé étrange qu’il soit presque tout seul.
Pas très loin, un juif orthodoxe portant, comme beaucoup d’autres, un Borsalino Tortona (8), marchait d’un pas régulier, probablement plongé dans ses pensées à base de kabbale, d’études de la Torah, ou de la Guématria (9).
Parfois, Zek était curieux envers la pratique de ce judaïsme qui arrivait aux limites du mysticisme…mais la plupart du temps, il n’avait pour les orthodoxes qu’un regard méprisant. « Ce sont des parasites », disait-il à qui voulait l’entendre…
Alors qu’il regardait sa montre pour s’assurer du temps qui lui restait avant l’envol salvateur vers la capitale Britannique, il avait entendu un léger déclic et avait tourné la tête. Le magnifique soleil de Jérusalem était chaud. Les fins d’Automne étaient parfois comme des débuts de printemps. Pour joindre l’agréable, à l’utile, il avait fait un tour au « Kotel », le fameux mur des lamentations. Il y était passé pour se replonger dans les souvenirs heureux d’une autre époque, mais pour une fois, il n’avait pas ressenti cette sorte d’allégresse spirituelle qui l’accompagnait dans le temps, lors des passages au Mur Occidental (10).
Curieusement, pour Zek, il était possible de différencier le religieux du spirituel. Pour lui, si le religieux n’était que doctrine, le spirituel était ouverture sur le monde, lien avec l’Histoire, prise directe avec son héritage culturel. Il se sentait bien dans une synagogue, un temple, une église, ou dans n’importe quel endroit ou soufflait l’esprit.
Sur un côté de la camionnette de livraison Volkswagen, couleur gris passé, datant au moins des années soixante-dix, qui était garée sur la place que traversait " le messager », un petit panneau vitré qui permettait de voir sans être vu, avait été installé trois jours plus tôt par l’équipe de la Criminalité Financière d’Interpol, qui suivait des yeux les pas du délinquant .
Les trois qui partageaient l’intérieur de véhicule, étaient venus d’Europe. Ils avaient été choisis parce que partageant un même héritage culturel. Pour identifier positivement l’homme qu’ils surveillaient », ses membres disposaient d’une ancienne photo de qualité médiocre.
"Elle date d’il y a douze ans " avait dit Amos Mandelbaum « avec le Houmous, il a dû prendre du poids, essayez de l’imaginer avec quelques kilos en plus… »
Tiago Goldstein, le second de l’équipe avait ajouté « les cheveux ont dû blanchir, il faut en tenir compte ».
Azra Kaplan, la femme de l’équipe, suivait le déplacement du messager à l’aide d’une paire de jumelles. « Il se doute de quelque-chose, c’est sûr, il a l’air inquiet ».
L’équipe avait déjà fait ses calculs. Il y avait cinquante sept kilomètres entre Jérusalem et l’aéroport international Ben-Gourion, en passant par la route numéro un.
Cinquante minutes, une heure pour se donner une peu de marge. « Il doit être au plus tard à quatorze-heure trente à l’aéroport » lança Tiago… « il ne devrait plus tarder à arriver là où il doit livrer ».
Au bout de la place, le « messager » s’arrêta, sonna à la grille et entra dans une énorme villa dont les fenêtre donnaient sur la vieille ville. « Un bien bel endroit » avait pensé Zek, qui avait préféré investir en Floride, où il avait des contacts.
A douze heures cinquante-six, un taxi Mercedes de la compagnie Rehavia, s’arrêta devant la villa. Il ne restait plus que dix-huit minutes de liberté au « Messager de la Reine » Ezéchiel Stoller, mais il ne le savait pas.
Tout en prenant congé de son hôte qui venait de lui remettre une enveloppe kraft contenant plusieurs liasses de Francs Suisses, il s’imaginait déjà dans la salle d’embarquement à Ben-Gourion. Comme il ouvrait la grille de la villa pour accéder à la rue, Zek se retrouva soudainement entouré par trois civils et sept policiers en uniforme...
« Ir Zent Nisht a Erlekh Yid, Herr Stoller » (11) dit l’un des civils ;
« vous nous avez fait courir pendant trois ans » ajouta la femme…alors Ezéchiel Stoller tendit ses deux poignets en disant simplement « Keyn Glik ! » (12) …
© 2019 Sylvain Ubersfeld pour Histoires Courtes
(1) Quartier juif de Londres (2) Quartier juif du Cap, en Afrique du Sud (3) Rue du Pélican, le cœur du travail du diamant à Anvers (4) Quartier de New York, majoritairement juif (5) Des mafieux des années trente aux Etats-Unis. Ils appartenaient à la « Yiddish Connection » (6) Gâteau au chocolat, spécialité Viennoise
(7) Le halva est une composition pâtissière issue de deux traditions culinaires, sans qu'il soit possible de les relier entre elles. Une tradition turque à base de tahini (crème de sésame), plutôt sèche, dense et friable, et une tradition indienne à base de semoule, légèrement gélatineuse et translucide. Le halva fait aujourd'hui référence, sous différents noms, à de nombreux types de confiseries, répandues du sous-continent indien à la mer Méditerranée, à travers l'Asie centrale, la Russie, le Caucase, les Balkans, le Proche et Moyen-Orient, la Corne de l'Afrique, et le Maghreb.
(8) Chapeau Borsalino « Tortona », un des modèles portés souvent par les pratiquants orthodoxes juifs. Giuseppe Borsalino , qui a donné son nom à la marque, a fabriqué son premier chapeau en feutre le 4 avril 1857.
(9) La gematria (גימטריה, aussi « guématrie » ou « gématrie ») est une forme d'exégèse propre à la Bible hébraïque dans laquelle on additionne la valeur numérique des lettres et des phrases afin de les interpréter1. Gematria, Temura et Notarikon sont les trois procédés de la combinatoire des lettres (hokmat ha-zeruf), pour déchiffrer la Torah. La littérature talmudique reconnaît l'intérêt de la gematria « classique » mais met en garde les profanes contre le risque de superstition.
(10) Le Mur des Lamentations, appelé aussi Mur occidental (hébreu : הכותל המערבי, translit. : HaKotel HaMa'aravi) ou le Kotel (« le Mur »), et en arabe : il-Mabka et El-Bourak, est un mur de soutènement de l'esplanade du temple de Jérusalem, situé dans le quartier juif de la vieille ville de Jérusalem datant du Ier siècle, durant l'achèvement de la construction du Temple d'Hérode. Intégré au VIIe siècle aux murs d'enceinte de l'Esplanade des Mosquées lors de la construction du Dôme du Rocher puis de la mosquée al-Aqsa1, il est révéré par une partie des juifs comme mur du Mont du Temple et pour sa proximité avec le Saint des Saints du Temple d'Hérode ; de ce fait, ils le considèrent comme l'endroit le plus saint pour la prière. Le Mur occidental est également devenu un symbole national israélien ; des cérémonies civiles s'y déroulent, notamment lors du Jour du souvenir.
(11) Vous n’êtes pas un juif très honnête, Monsieur Stoller. (Yiddish, la langue commune des juifs d’Europe de l’Est)
(12) Pas de chance ( Yiddish, la langue commune des juifs d'Europe de l'Est)