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DERNIERES HEURES


(Les personnages de cette Histoire Courte, sont bien sûr imaginaires. Il peut toutefois exister des ressemblances avec des femmes ou des hommes ayant par contre vécu aux époques en question. Les histoires publiées dans le cadre d’ « Une photo et Trente lignes » ou d « Histoires Courtes » relèvent avant tout de la fiction)

Au premier étage, sur la porte de l’ancien appartement d’Aram (0) Garabedian, une simple carte de visite était punaisée « J’ai déménagé, mon atelier aussi, à bientôt peut-être ». Le rez-de-chaussée du petit immeuble de la rue de Ménilmontant puait la pisse de chat et l’humidité. Aram Garabedian avait élevé ici ses trois filles dans un trois pièces loué une fortune à un propriétaire fourbe qui savait déjà que l’immeuble était promis à une destruction prochaine prévue dans le programme des grands travaux qui devaient transformer Ménilmontant.

Aram s’était souvenu de tout depuis son arrivée à Marseille. Il avait en lui cette étrange culpabilité d’avoir quitté la terre de Chypre où sa famille s’était réfugiée pour fuir les exactions de mille-neuf-cent-quinze. Il avait laissé derrière lui père, mère, tantes, oncles, et acheté un passage sur un cargo mixte qui cabotait depuis le Liban jusqu’à ce Marseille magique dont on lui avait tant parlé. La cité phocéenne avait été sa première escale sur la longue route de l’immigration. Il y a eu quelques semaines déjà, des maçons sans âmes étaient venus pour murer les fenêtres de l’atelier d’Aram qui se trouvait dans la petite cour, là où jouaient les enfants. Combien de fois les murs de cette cour n’avaient ils pas entendu les cris des gamins et le bruit du rebond d’un ballon de foot lors des matches d’après l’école. Les fenêtres de l’atelier avaient été murées « à la sauvage » sous les yeux d’un huissier nonchalant fumeur de tabac brun, qui avait passé le temps de cette opération à se dandiner d’un pied sur l’autre, comme s’il avait été pris d’un besoin pressant.


Les habitants de l’immeuble en fin d’existence étaient tous sans exception amoureux du quartier. Tous avaient senti une lame de couteau leur pénétrer le cœur quand la lettre était arrivée, recommandée pour être sûr que personne n’ignorerait rien du destin tragique qui attendait le « numéro 13 ». Non, ce n’était pas le numéro de la rue, l’adresse quoi, c’était le numéro treize simplement parce que pour les promoteurs, c’était le treizième immeuble sur la longue liste des bâtiments qui allaient céder la place pour faire du neuf avec du vieux, du pratique avec de l’incommode, du moderne avec du vétuste. La carte de visite d’Aram Garabedian avait déjà commencé à jaunir. Son départ ne datait pas d’hier mais les procédures administratives nécessaires à l’éviction des habitants avaient subi des retards. Il y avait eu des recours, des manifestations de rues avec retraités chétifs, commerçants inquiets, associations soupçonneuses.


L’appartement de Madame et Monsieur Lipsky sentait toujours la cannelle que Chaïm, le père Lipsky, comme on l’appelait, stockait sous clé, dans une des caves de l’immeuble. Il utilisait la précieuse épice pour faire lui-même son strudel suivant une recette transmise, curieusement de père en fils, et non de mère en fille comme l’aurait voulu la tradition juive. Le vendredi matin, Chaïm, qui craignait dieu, mais pas trop, et ne montrait aucun signe d’une excessive religiosité, retroussait ses manches de chemises et attaquait la fabrication de la pâte feuilletée sous l’œil admiratif de Kokhavit, sa légitime moitié, qui n’aurait mangé aucun autre strudel que celui confectionné par son époux au risque de perdre son âme, disait-elle. De la même façon, il préparait invariablement un « Klops » (1) et bien sûr un Makowiec (2) qu’il irait porter au bureau de bienfaisance. « On ne sait jamais » disait-il en plaisantant… « peut-être les gâteaux au pavot m’aideront à raccourcir le trajet vers Gan-Pardess » (3). Lipsky n’était pas religieux, mais il savait qu’il ne fallait pas trop plaisanter avec l’Eternel et, passé de peu les soixante-cinq ans, il devait maintenant regarder la vie avec une certaine prudence. La famille Lipsky avait suivi de peu les voisins arméniens. Partis sous d’autre cieux ? Personne n’avait jamais su quels étaient leurs plans suite à l’annonce de la destruction prochaine du petit immeuble. Chaïm Lipsky avait longtemps réfléchi à l’utilisation qu’il pourrait faire de ce dédommagement offert par la ville de Paris et le promoteur du projet « Les Hauts de Paris » qui prévoyait la construction de vingt-cinq appartements de grand luxe avec vue sur la capitale. Un coup de fil à l’Agence Juive (4) et deux rendez-vous plus tard, sans qu’aucun de ses voisins eu connaissance de l’aventure qui se profilait pour ce couple, Chaïm et Kokhavit s’étaient retrouvé, les meubles vendus, en route vers l’aéroport d’Orly ou ils avaient pris place dans Boeing sept-cent-sept de la compagnie El-Al, en route pour une nouvelle vie.


La première marche de l’escalier qui montait dans les étages avait une teinte différente des autres ,une vieille histoire à base de remplacement du nez de marche, suite à l’accident de Madame Charmaison, la concierge, qui, le nez plongé dans du courrier qui ne la concernait pas, avait reçu, un certain samedi matin, un avertissement céleste et s’était retrouvée hospitalisée, avec une fêlure du péroné, après avoir lourdement chuté, juste avant de poser le pied sur le carrelage du rez-de-chaussée. « La prochaine fois, elle s’occupera de ses affaires » avait dit à très haute voix le locataire du deuxième à gauche, un Italien du nom d’Alessio di Luca alors que les pompiers, appelés à la hâte par son épouse, finissaient de préparer la bignole pour un transport vers l’Hôpital Tenon. En face de l’appartement du couple di Luca, il y avait celui des Muñoz qui n’avaient eu que des filles...Il y en avait quatre, trois qui partageaient une chambre donnant sur la cour, une qui dormait avec ses parents dans la chambre à coucher donnant sur la rue de Ménilmontant.


Si Consuelo Muñoz était un pilier d’église, son mari, Manuel, était un pilier de bar, qui passait ses fins de journées à raconter des exploits réels, ou imaginaires, remontant à l’époque de l’affrontement entre les républicains espagnols et les phalangistes du Caudillo Francisco Franco, qui s’accrochait au pouvoir. Manuel Muñoz se levait aux aurores pour se rendre, été comme hiver, à l’usine Citroën du quai de Javel. Sur la chaîne de montage des ID 19, il pensait parfois aux jardins de Grenade, la grande ville la plus proche de son petit village de Montefrio qu’il avait dû quitter, tant pour des raisons économiques que politiques : il avait reçu une lettre de menace, anonyme bien sûr, mais siglée de cinq flèches se croisant en leur centre avec une devise qui voulait tout dire, « España, Una, grande y libre ». Il savait qu’il s’était fait des ennemis. Au troisième étage à droite, flottait encore le souvenir de Klara Horvath, la vieille réfugiée Hongroise qui était arrivée à Ménilmontant en mille-neuf-cent-cinquante-six, avec ses trois enfants en bas âge. Faute de place dans le petit appartement, elle avait transformé une grande commode à tiroirs en un lit à trois étages pour y faire dormir Agnès, Alida et Abel. L’immeuble avait accueilli cette femme, veuve de surcroit, avec beaucoup d’humanité, et le jour de son installation, chacun y avait été de son petit commentaire, y compris Chaïm Lipsky qui avait simplement dit : « les cocos, c’est des bandits » …


Pour Minh Tâm, épouse Godet, c’était une autre histoire. Un étrange parcours… Dans son appartement du troisième gauche, elle avait mis sur ses murs vingt sept photos de son mari Jean-Pierre, médecin du service de santé des armées qui avait choisi d’officier dans la marine nationale. La « Royale ».

Curieux homme que ce toubib, qui portait avec élégance l’uniforme clair « léger » de la marine. Il savait soigner comme personne les petits bobos des marins, les « coups de pieds de Vénus » de ceux qui traînaient trop souvent dans les bars bon marchés et payaient chèrement, à coup d’antibiotiques, les écarts de conduites souvent propres aux débauches de troupes à travers le monde.


Il ne fréquentait pas les endroits dit « risqués » de Saïgon, et avait choisi, pour rencontrer des officiers de marine qui partageaient ses idées, le bar de l’hôtel Majestic, rue Catinat, un établissement de haute volée construit en mille-neuf-cent-vingt-cinq par l’homme d’affaire chinois Hui Bon-Hoa.


Jean-Pierre Godet était plus médecin que militaire, plus enclin à faire le bien qu’à diffuser des idées politiques perverses. Il avait une façon de s’exprimer, un léger défaut d’élocution, qui le rendait tout de suite attachant. Il avait été pris, comme d’autres, par cette étrange guerre dont il ne comprenait pas nécessairement les tenants et les aboutissants. Il avait fait ce qu'il fallait pour ne trahir ni ses convictions, ni son pays.

Alors qu’il venait de terminer son « tour » en Indochine, et s’apprêtait à regagner Paris pour y prendre un poste d’officier supérieur des services de santé à l’Hôpital des Invalides, il avait disparu le vingt février mille-neuf-cent-cinquante-six lors du crash d’un avion de la T.A.I (5), assurant la liaison Saïgon-Paris. Jean-Pierre Godet venait rejoindre son épouse Vietnamienne fraîchement épousée et déjà installée à Paris. Le brave médecin, avait croisé son destin à cinquante-six kilomètres au sud-est du Caire, alors que l’avion était en approche vers l’aéroport Egyptien d’Héliopolis, où il devait faire escale.


L’un après l’autre, les appartements s’étaient vidés et, à chaque départ, ceux qui restaient s’enfonçaient dans une période de deuil qui, sans doute, ne finirait jamais.

Depuis la cour de l’immeuble, ou se tenait, ce jour-là, l’huissier chargé de vérifier que les logements étaient tous vacants, que le gaz avait été fermé, l’électricité coupé, et qu’il ne restait aucun animal domestique dans l’un des six appartements, on pouvait voir, curieusement, que deux fenêtres, au troisième étage avaient gardé leurs volets ouverts. Il y avait même un peu de linge accroché. On aurait presque pu penser qu’il y avait encore de la vie. Par acquit de conscience, l’huissier, Paul Berthault, grimpa les trois étages, l’œil sur sa montre-bracelet. Il n’était pas venu dans l’immeuble depuis le jour de la remise des avis d’expulsion. Il se disait souvent qu’il faisait son métier à reculons. Il y avait des jours où Paul Berthault, l’huissier, se détestait. Aujourd’hui, il se haïssait. Arrivé sur le palier du troisième étage, le silence lui parut irréel. En plein Paris, il pouvait s’entendre respirer. La vie s’était retirée de l’immeuble pour de vrai. La porte de l’appartement était entr’ouverte. Il y avait des meubles, laissés derrière exprès sans doute, pensa l’huissier. Paul Berthault entra. Sur les murs, les habitants avaient laissé des photos d’Indochine, un homme en uniforme du service de santé aux armées, un couple à la terrasse du café d’un grand hôtel, une photo de mariage devant la cathédrale Notre-Dame de Saïgon, une autre devant un paquebot des Messageries Maritimes, le « Félix Roussel » …

Le corps de Minh Tâm Godet reposait du côté droit, le visage tourné vers une des photos accrochées au mur.

Sur la table de nuit, à côté d’un petit réveil de voyage qui fonctionnait encore, Paul Berthault trouva une enveloppe blanche contenant une feuille de papier sur laquelle, d’une écriture bien sage, pleine de pleins et de déliés, Minh Tâm au Cœur Pur (6) avait simplement écrit ces quelques mots :


« c’est trop dur. Pardon. Faites ce que vous voulez de mon corps, cela m’est égal »


Alors, l’huissier ferma les volets, quitta l’appartement, descendit pesamment l’escalier, puis, retrouvant dans la rue le chef d’équipe de l’entrepris de démolition, il lui dit simplement : « C’est bon, j’ai vérifié, c’est entièrement vide, vous pouvez commencer »


© 2019. Sylvain Ubersfeld pour Histoires Courtes



  1. Prénom Arménien signifiant magnificence, éminence

  2. Pain de viande.

  3. Gâteau roulé au pavot. Il existe plusieurs recettes

  4. Gan-Pardess : le paradis dans la religion Juive

  5. Organisme officiel crée en 1929 par Chaïm Weizmann, chargé de la promotion et de la mise en œuvre de l’émigration des juifs vers Israël

  6. Authentique. Il s’agissait d’un appareil du type DC6-B immatriculé F-BGOD

  7. Minh Tâm veut dire « Cœur Pur » en Vietnamien.

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