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CONSTRUCTION


Elie Feingold s’était fait ramasser par une patrouille de nuit de la Wehrmacht, dans le quartier de Piasek, à Cracovie. Il se souviendrait toute sa vie de ce douze avril mille-neuf-cent-quarante-et un. « Encore un voleur de juif…tu t’es échappé du ghetto, crapule ? » avait dit le Rottenführer SS Heinrich Barbl, à la tête de sa petite troupe de militaires en quête de victimes…C’était le premier jour de Pessach. Elie voulait être rabbin, la vie voulait qu’il en soit autrement. Il avait dû aider sa mère Feigel à élever les sept frères et sœurs dans l’appartement de la rue Rekawka. Moshe, son père, était trop occupé par la petite affaire de bougie et de savon dont les bâtiments occupaient quelques centaines de mètres carrés au coin des rues Jozefinska et Solna. Il y avait des rumeurs persistantes : les Allemands allaient se débarrasser des juifs. Le trois mars mille-neuf-cent-quarante et un, le quartier de Podgorze avait été vidé de ses trois mille habitants non-juifs, et transformé en ghetto.


Feingold avait pensé que l’Eternel avait étendu sa protection sur lui…et pourtant, il avait déjà commencé à mettre en doute tout ce qui lui avait été appris par Moshe, son père. Dieu ? Quel Dieu, qui permet de parquer son peuple dans un ghetto, de priver les hommes de droits, d’affamer la population. Le hasard avait voulu que le Rottenfüher Heinrich Barbl célèbre son anniversaire le treize avril de cette année mille-neuf-cent quarante et un. Pour commencer sa quarante-deuxième année, et se venger de devoir être de service dans le froid et la neige de cette fin d’hiver, Barbl avait sauvagement battu Elie Feingold, et l’avait ramené dans le ghetto : « Là au moins, tu seras à ta place » avait dit la brute épaisse en confiant le prisonnier à un responsable de la police Juive. Feingold avait été forcé d’intégrer une équipe de maçon qui procédait, de nuit comme de jour, aux réparations du mur d’enceinte qui entourait le ghetto.


Muni d’une sorte d’étagère qu’il portait sur le dos, cette force de la nature avait passé les trois mois suivants à transbahuter des briques afin de rajouter trente, quarante ou parfois cinquante centimètres au mur d’enceinte, le tout sous le contrôle du zélé Symche Spira, un collabo de la pire espèce. Mais Elie avait dû faire un choix : rester et mourir, ou partir et peut-être, vivre encore un peu. Il avait réussi à passer le mur grâce à un pharmacien non-juif qui tenait la seule officine du ghetto. Il avait alors rejoint la résistance, et, sentant qu’il n’était pas vraiment à sa place, avait tenté le départ vers la Palestine, dans une Europe sous la botte des nazis, via la Norvège, puis un premier bateau vers l’Espagne, un second vers Chypre et un troisième, un chalutier appartenant à la Haganah vers le port de Jaffa où il avait nuitamment débarqué sur la terre de ses ancêtres. Un « ancien » de l’agence juive l’avait pris en charge à son arrivée et lui avait dit en Yiddish « d’abord apprendre l’hébreu, ensuite tu pourras travailler comme maçon. Comme tu es fort, tu pourras facilement transporter des briques. On construit beaucoup dans ce pays. »

Elie avait regardé dans les yeux l’homme qui l’avait accueilli à sa descente du chalutier qui puait le poisson pourri et lui avait simplement dit :


« ikh danken ir. zeyn brukh » …

« Je vous remercie, soyez béni… »

© 2019 Sylvain Ubersfeld pour Une Photo et Trente Lignes

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