(Cette petite histoire est dédiée à toutes celles et ceux dont j'ai croisé la route entre Tel Aviv et Neve Ativ, entre Dimona et Nazareth entre Jaffa et Jérusalem (0)
Le chauffeur du taxi ressemblait à un terroriste de l’Irgoun (1). Je me rappelle encore de ses bras bronzés, de son teint hâlé, de ses manches de chemises roulées jusqu’au-dessus des coudes. Il conduisait une très vieille "Buick".Je m’étais toujours demandé comment autant de vieilles voitures américaines avaient pu trouver le chemin de cette terre au bout de la Méditerranée…Le bateau, bien sûr, m’avait-on dit. C’est surtout la violence du bleu du ciel, la chaleur à travers la vitre du taxi collectif, l’étrangeté de la langue, la curiosité des gens à mon égard, qui constituent mon souvenir le plus ancien. Je ne te dirai pas en quelle année cela se passait, les années, cela va, cela vient. Je ne te dirai pas non plus si ce n’était pas longtemps après le nouvel an Juif…Juif, Chrétiens, les autres, les uns…tout cela ne changeait en rien la couleur du ciel, ni l’odeur des épices qui flottait le long des ruelles menant au quartier Musulman. Jamais il ne fallait rentrer dans Jérusalem par la porte de Damas. Je lui préférais la porte de Jaffa qui était moins encombrée.
Il n’y avait pas de considérations politiques puisque tu ne viens pas dans cet étrange endroit pour refaire le monde à ta façon. Tu y viens simplement pour prendre un bain d’histoire, te décaper l’âme, t’affûter les sensations, respirer l’encens. Curieusement, avant de passer la muraille, ou ce qu’il en restait, on était dans le monde. Une fois passée la limite de la vieille ville, le monde était derrière toi, tu avais dans la tête les croisades, les templiers, les conquêtes des uns, les reconquêtes des autres. Tu avais dans le cœur Salomon et sa belle reine, Hiram de Tyr, les troncs de cèdres venus du Liban pour bâtir le temple. Tu avais dans la mémoire Hérode, Gaspard, Balthazar et Melchior, tu avais au fond de l’âme le singulier mystère de cette huile qui avait brûlé pendant ces fameux huit jours.
(Les vestiges du mur occidental du Temple : un lieu sacré pour le Judaïsme)
Certain que l’âme de mon grand-père Moshe devait flotter en m’observant pas loin du Cardo (2) ou tout près du Kotel (3) j’avais commencé à fréquenter avec assiduité la synagogue réformée de Beth Daniel, derrière le parc Hayarkon. La Rabbin en était une femme. Moshe et Feigel (4) devaient être content…peut être ?
Je ne comprenais pas que dans un pays qui se targuait d’être à la pointe du progrès technologique, il faille séparer le masculin du féminin quand il s’agissait de spiritualité. L’Eternel devait s’arracher les cheveux en voyant qu’au mur du Temple, des hommes priaient d’un côté et des femmes de l’autre. En sortant du quartier juif, on pouvait aller directement chez les Arméniens. Tu passais d’une sinistre histoire de génocide à une autre aussi triste. Chez les uns l’Eternel n’avais pas de nom, chez les autres on l’appelait Père. Il aurait sans doute aimé…
Avant d’arriver à la ville de Shalem, le long de la route, on pouvait voir des vieux véhicules militaires datant de la guerre d’indépendance, des camions blindés artisanalement, qui finissaient de se transformer en rouille sous le dur soleil de Beith-Shemesh. A l’occasion d’un passage sur cette route qui se tortillait en montant vers la ville millénaire, un élément historique m’était revenu en mémoire, celui du circuit de l’eau dans Jérusalem pendant le « siège » de mille-neuf-cent-quarante-sept. Après avoir été exploitée dans un ordre bien particulier pour permettre à la population de continuer à vivre, l’eau terminait, en fin de course, dans les bacs à fleurs ou à légumes. J’avais aimé ce paragraphe historique comme j’avais aimé apprendre l’histoire du groupe « Stern » (5) écrite par un certain Gerold Frank, un livre de chevet pendant de longs mois…L’aventure était fabuleuse, j’y étais, je n’avais pas compris l’importance du mot terreur, ses tenants et aboutissants.
Dans la mémoire, il y avait aussi des images venues d’on ne savait où, la gare de Jérusalem à l’époque des Chemins de Fer de Palestine…Je me souviens…Il y avait un pope grec avec son « tuyau de poêle » sur la tête…Curieusement, ces images venaient d’une autre époque, celle du mandat Britannique...J’avais quel âge, avant ?
(Un juif orthodoxe, essaie un "shtreimel", cette coiffure faite de treize queues de zibeline...)
J’étais encore un petit garçon à peine porteur de pantalons longs. J’étais amoureux de ma tante Irena…mon père en était aussi amoureux…Quand les yeux de mon père se fixaient dans ceux de sa cousine, on pouvait lire dans leurs regards les souvenirs pêle-mêle du lycée juif de Cracovie, des shabbat d’avant la tourmente, des Pâques de légende… On pouvait deviner des souvenirs d’une proximité que mon père aurait sans doute aimer être plus régulière, quand l’un habitait à Paris et l’autre au vingt-sept de la rue Dizengof, la bas, au bout de la mer, sur la colline du printemps, cette colline qui n’existait pas…
J’avais quel âge ? Celui du travail et des courts passages à Tel-Aviv au hasard d’un contrat « charter » pour El-Al, ou une autre compagnie…Nous partions du Moyen-Orient lointain et après avoir fait toucher la piste de Paphos aux roues de notre Boeing B-747, nous prenions de l’altitude en virant à gauche pour nous rendre jusqu’à Ben-Gourion.
J’avais quel âge ? Celui de croire à un message divin qui m’envoyait en Israël dans le cadre du travail pour y ouvrir une escale.
Alors ça y était… Mon cousin m’avait dit : « ne mets pas les doigts dans la Kabbale » …je m’étais empressé de faire le contraire…J’avais ouvert une porte que j’aurais dû garder close…. J’avais vu des choses étranges, comme cette veillée de Noël où j’avais été par curiosité dans une église Franciscaine avec liturgie en langue arabe…j’avais vu des choses étranges comme cet artisan de la vieille ville qui fabriquait des bijoux pour femme à partir de couverts en argent. En descendant vers la porte de Damas, dans les ruelles couvertes entourées de boutiques et d’échopes, j’avais même vu des joueurs d’échecs pour qui le temps s’était tellement arrêté que les deux partenaires ne bougeaient plus. L’un devait se souvenir d’un je ne sais quoi…l’autre se rappelait peut-être une je ne sais qui, pendant que le dernier acte de la partie se mettait tout seul en place…échec au roi…que faire ? Il y avait aussi Lola Freier qui habitait rue Antokolski…mais peut-être l’avais-je inventé ? Elle m’avait montré un raccourci pour traverser la vieille ville de Shalem en sept minutes exactement, et m’avait dit : « en fait, tu marches six minutes pour de vrai, et la septième minute, tu te reposes » . Cela m’avait vaguement rappelé quelque chose…..ou quelqu’un qui n’avait pas de nom… C’était comme une sorte de jeu. Elle connaissait tout le monde sur son chemin. Elle était laïque, une de ces femmes que les hommes pétris d’obscurantisme haïssent par principe… A la sortie de cette ville hors du temps, il y avait un arrêt d’autobus ou s’agrégeaient des grappes de « frum » (6) avec ou sans shtreimel (7). En passant devant cet arrêt d’autobus me venait à l’esprit l’image d’une bande d’étourneaux sur un fil de télégraphe.
A l’intérieur de la basilique du Saint-Sépulcre, l’odeur de sainteté était obligatoirement partagée par tous ceux qui se trouvaient sur les lieux. Que tu sois Copte, Ethiopien, Protestant, Témoin de Jéhovah, Orthodoxe Grec ou Russe, Syriaque , Maronite, Luthérien…le traitement était le même : de l’encens, baladé à intervalles réguliers autour du tombeau par l’une ou l’autre des congrégations qui se partageaient le Saint des Saints…Quand tu sortais de la basilique, en tournant à gauche, un petit escalier te faisait passer à travers une simple petite chapelle dans laquelle un prêtre Ethiopien, vieux comme le monde, achevait de se consumer en regardant ses pauvres demi-chandelles essayant de rester en vie.
L’ombre et la Lumière…beaucoup d’ombre, et de pauvreté, un contraste incroyable entre le tombeau de Yeshoua Ben Yosef, et ce petit coin d’humilité.
Un simple prêtre confronté à une vie d’une étrange dureté , mais mu par une foi tenace. Un descendant de la reine de Saba qui n’était pas passé par le même chemin que les falashas (8) qui commençaient à arriver sur cette terre entre Egypte et Syrie.
(Il y a un monastère sur le toit du Saint-Sépulcre)
L’escalier se tortillait, tes yeux avaient le temps de s’habituer à l’ombre et soudain, en fin de course, tu étais envahi par le ciel bleu et le soleil. Tu ne te serais jamais cru sur le toit du Saint Sépulcre, à quelques mètres de la coupole, surplombant les pèlerins qui s’abîmaient dans la vénération, qui se faisaient pardonner des milliers de péchés ou bien qui demandaient des millions de bénédictions, tellement que parfois, l’Eternel, qui n’était pas dupe, en attrapait mal à la tête. Il y avait, sur ce toit, de petites cellules, plus petites même que celles de prisonniers, plus humbles que la plus humble des chapelles du bout du monde. Peu importait, puisqu’il s’agissait juste de quelques heures de sommeil pour leurs habitants, des représentants de l’église d’Ethiopie.
En voyant cet étonnant environnement, toutes les certitudes disparaissaient. « Comment ça tient ce toit de pierre, sans se casser la gueule en écrasant la foule dans le sépulcre ? Pourquoi ces hommes se sont-ils dédiés à cette vie si austère, et si loin de chez eux ? Les chrétiens d’Orient ? je ne connaissais pas …le rite Guèze (9) encore moins. Il y avait toutes sortes de questions auxquelles, bien sûr, il ne pouvait y avoir de réponses. En dessous, il y avait les curieux bonnets des prêtres Coptes, les amusant tuyaux de poêle des popes Grecs, taillés comme des catcheurs, et qui montaient la garde devant l’édicule, les inhabituelles coiffes pointues dont les prêtres Arméniens se couvraient le chef. Il y avait aussi la ceinture en corde des Franciscains et les moines orthodoxes Ethiopiens en « Shamma », turban ou toque. Il y avait de quoi te faire perdre ton nord, comme tes références historiques. Au-delà d’une heure passée dans le lieu saint, tes vêtements étaient imprégnés de bonnes intentions, c’était certain, tant il était évident que ceux qui avaient parcouru des milliers de kilomètres étaient persuadés que s’ils promettaient de s’amender, il leur serait remis dans l’autre vie leurs mauvaise actions de cette vie ci…
Il y avait surtout cette incroyable ancienne cité, encerclée par une prétentieuse ville moderne. Il y avait cette confrontation perpétuelle entre le prédateur temporel et le guérisseur spirituel. En passant la porte de Jaffa, tu descendais vers le bien être avec cette étrange impression de retrouver tes racines, mêmes si des racines, tu en avais à travers le monde, à tel point que tu ne savais plus vraiment ni qui tu étais, ni d’où tu venais.
Quand tu te trouvais au milieu des ruelles, au coin d’une église, devant une synagogue, ou bien adossé au mur d’une mosquée tu savais au fond de toi que Jérusalem était ta vraie maison, tes vraies racines, et qu’il y avait certainement une raison pour que tu t’y trouves…ou pour que tu t’y retrouves.
- © 2019. Sylvain Ubersfeld pour Histoire Courtes
0.La ville du dieu Shalem….une des explications avancées par les historiens. Shalem serait devenu Saalam en arabe, et Shalom en Hébreux. Jérusalem pourrait donc être « la ville de la paix »
1. Organisation terroriste juive active dans les années d’occupation par les Britanniques
2. Un sous-quartier du quartier Juif de Jérusalem
3. Une translittération latine abrégée du nom du Mur occidental (en hébreu : הכותל המערבי, soit « HaKotel HaMa'aravi », littéralement "Mur occidental"), situé à Jérusalem , souvent désigné par l'expression «le Kotel», seul vestige du second Temple détruit par Titus.
4. Les parents de mon père
5. Il s’agit d’un groupe terroriste d’extrême droite, connu également sous le nom de LEHI. Avraham Stern (en hébreu אברהם שטרן, Avraham Shtern), alias Yair (יאיר), 23 décembre 1907 - 12 février 1942, est un écrivain et poète, ainsi que le fondateur du groupe de lutte armée Lehi, encore appelé Bande Stern ou Groupe Stern
6. Un terme Yiddish désignant dans la conversation courante une juif « observant » ou « pieu »
7. Le shtreimel (Yiddish: שטרײַמל, pl. שטרײַמלעך shtreimlech) est un chapeau de fourrure porté par de nombreux Juifs, plus particulièrement — mais pas exclusivement — par des membres de groupes hassidiques, pendant le chabbat, les fêtes religieuses et autres célébrations. Dans certaines familles, plus particulièrement celles de Jérusalem, les garçons ne commencent à porter le shtreimel qu’après leur mariage. Le shtreimel est un chapeau de véritable fourrure à large bord fait de treize queues, en règle générale, de zibeline canadienne ou russe, parfois de martre, fouine ou même de renard gris américain. Ces treize queues sont censées représenter les treize aspects de la miséricorde divine. Le shtreimel est la pièce de l’habillement hassidique la plus chère, son prix pouvant aller de 1 500 € à 4 500 €. Habituellement, le père de la mariée achète le shtreimel du futur époux pour ses noces. Il est désormais coutume d’acheter deux shtreimels. L’un, meilleur marché (environ 600-1 200 €), appelé regen shtreimel (« shtreimel de pluie »), s’emploie quand le shtreimel plus onéreux pourrait être endommagé. On trouve des fabricants de shtreimels à Montréal, en Israël et à New York.
8. Juif d’origine Ethiopienne connu également sous le terme de Beta Israël (maison d’Israël)
9. Rite utilisé par les Chrétiens d’Ethiopie. C’est une variante du rite Copte. Le rite guèze (ou geez), rite éthiopien ou encore rite abyssinien est le rite liturgique employé par l'Église éthiopienne orthodoxe, l'Église érythréenne orthodoxe, l'Église catholique éthiopienne et l'Église catholique érythréenne