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GUERRE FROIDE


Il n’avait pas échappé à Kurt Schneider que les uniformes de la soi-disant « armée du peuple » ressemblaient étrangement aux anciens uniformes de la Wehrmacht. Il en avait fait mention lors d’une conversation téléphonique avec un cousin qui habitait à Pankow, un quartier au nord de Berlin-Est. Deux jours après cette conversation, il avait été convoqué à la Stasi par Erich Mielke lui-même, patron de cette redoutable organisation de sécurité d’état, pour une rencontre qui n’était pas innocente. Schneider n’avait pas compris comment « ils » avaient su. Il avait lu des pamphlets clandestins, imprimés par une opposition encore timide, concernant les méthodes peu orthodoxes qu’avaient les policiers de la « Staatssicherheit » pour maintenir le contrôle sur les citoyens d’Allemagne de l’Est, qui devaient tous être exemplaires au risque de perdre le peu de droits qui leur restaient. Kurt savait qu’au milieu des années cinquante, lors de la création de l’armée du peuple, au moins neuf anciens officiers de la Wehrmacht avaient participé à l’entrainement des futurs militaires Est-Allemands. « Curieuse façon de lutter contre la possible recrudescence du fascisme » s’était-il dit à ce moment. Depuis qu’il portait l’uniforme, Kurt, qui avait connu les fameux Kampf Gruppen, ces groupes de combat de la classe ouvrière, il avait eu le temps de réfléchir aux mensonges qui lui étaient servis au quotidien. Il avait même eu le temps de ne plus s’étonner en voyant les troupes défiler au pas de l’oie le sept octobre, date de la fête nationale qui commémorait la création de cette étrange vitrine du communisme dans laquelle le plus grand ennemi était visiblement l’Ouest. De nombreux soldats de son unité avaient soudainement disparu. Ils ne s’étaient tout simplement pas présentés à la caserne.

Bien sûr, les gradés faisaient semblant de ne pas savoir et déploraient l’absence des militaires manquants. Personne ne parlait de défection. Personne ne quittait l’armée populaire. Du Major au Feldwebel, tous faisaient semblant de ne pas savoir. Ce qu’ils savaient par contre, c’était la toute-puissance de l’état et de sa police politique qui défendait « le peuple » à coup de surveillance téléphonique, de pose de microphone dans des endroits où il y aurait des confidences sur l’oreiller, ou après ingestion de plusieurs bières ou de vodkas. Il y avait des endroits pour s’échapper en pensant que l’on était en sécurité, des établissements de « luxe » comme l’Inter hôtel de Berlin-Est ou celui de Karl-Marx-Stadt, ou bien l’Hôtel Eléphant de Weimar, mais Kurt Schneider le savait, la moitié des chambres étaient « sonorisées » et les dizaines de filles qui trainaient au rez-de-chaussée émargeaient à la Stasi, un statut qui ne leur laissait que peu de liberté et un maigre revenu en fin de mois. En revenant à pied du 103 de la Ruschestrasse à Berlin-Est , où se trouvait le siège de la police politique, structurée sur le modèle du NKVD soviétique, ancêtre du KGB, Schneider avait mesuré la chance qu’il avait ne n’avoir pas été placé en détention provisoire dans une des dix-sept prisons que comptait le Stasi . Comme la police sécuritaire savait tout des uns et des autres, un haut fonctionnaire s’était empressé d’enquêter sur Kurt et avait découvert qu’un oncle côté maternel était un « très proche » d’Otto Winzer, le ministre des affaires étrangères et membre du SED, le parti socialiste unifié d’Allemagne d’obédience communiste. Les contacts avaient joué en faveur du « Hauptmann Schneider » et ce dernier s’en était tiré avec un rappel à la loi et une leçon de morale sur la chance qu’il avait de vivre dans cette magnifique république qui vivait par et pour les travailleurs.


Kurt Schneider avait tout essayé…deux tentatives au check-point de la Bornholmer-Strasse, trois à celui de la Sonnenallee, ou les queues étaient rares…et même une fois au check-point « Charlie ». Mais à chaque fois, un grain de sable s’était glissé dans le projet et plutôt que de perdre pour toujours la possibilité de s’enfuir, il avait sagement, même si c’était à contre-cœur, renoncé à ce passage à l’Ouest. Il avait espéré pendant un temps pouvoir utiliser des complicité qu’il avait à la station du S-Bahn de Friedrichstraße mais il avait dû renoncer au dernier moment devant le nombre d’individus suspects, tant hommes que femmes, qui, visiblement, avaient eu vent du plan et n’attendaient que l’occasion de prendre un fuyard un pied vers la liberté et l’autre vers la détention.

Le treize août mille-neuf-cent-soixante-et-un, Kurt Schneider avait célébré son vingt-troisième anniversaire en liberté, le quatorze août, il était bel et bien prisonnier de « la nouvelle Allemagne ». Il avait fallu s’habituer aux restrictions, à la privation des libertés élémentaires. Il s’était retourné sur son passé et sur ses sept ans en mille-neuf-cent quarante-cinq, alors que les ruines de Berlin fumaient encore et que des dizaines de gamins de son ancien quartier de Spandau passaient au cribles les restes des immeubles détruits dans l’espoir de trouver de quoi manger. Il se souvenait aussi des soldats Anglais ou Américains qui déposaient, à son intention, tout près de ce qui avait été son immeuble, des cartons de rations militaires. Ce geste d’humanité n’avait pas été oublié en dépit du temps qui était passé et de la nouvelle idéologie qui faisait du communisme la lumière du monde et de Jo Staline, Lénine, Marx, et tous les révolutionnaires bolchéviques, authentiques ou pas, les nouveaux sauveurs du monde. Oublié, le Reich de mille ans dont avait parlé un petit caporal moustachu au début du dernier conflit mondial…oubliés également les printemps de sa petite enfance le long de la Spree et les visites à tante Emma et Oncle Helmut, celui qui lui faisait peur car il avait sur chaque joue une cicatrice qu’il qualifiait « d’héroïque ». La rumeur voulait qu’oncle Helmut ait appartenu à une unité militaire de la Wehrmacht qui traquait les résistants en Pologne. Mais Kurt n’en avait jamais su plus, sinon que, faute de preuves, son oncle n’avait pas été désigné comme « ennemi du peuple ».


Si une révolte sourde habitait l’esprit de Kurt Schneider, une certaine sagesse l’avait empêché depuis déjà longtemps de prendre d’hasardeuses décisions. Il savait, pour avoir lu des ouvrages spécialisés dans la bibliothèque pour officiers de la « Nationale Volksarmee », l’armée populaire nationale, que dans certaines circonstances, des familles dont un membre était passé à l’ouest, s’étaient retrouvées dans des situation précaires, menant parfois ses membres jusqu’au suicide, pour la simple raison qu’elles avaient étés complices d’un « ennemi du peuple ». Kurt avait envisagé plusieurs fois de finir sa vie en Allemagne de l’Est, achever son parcours militaire, garder pour lui son amour de la liberté. Il aurait pu attendre une peu plus longtemps et faire défection au cours d’un voyage de hauts-fonctionnaires de l’armée vers un des pays signataires du pacte de Varsovie. Peut-être serait il plus facile de s’échapper au cours d’un passage à Budapest, d’une réunion d’état-major à Sofia, d’une manœuvre d’entraînement à Gdansk ou bien d’un séjour de culture militaire à Bucarest, chez le « Génie des Carpates » ? Il n’avait pas voulu faire les choses à moitié et avait finalement opté pour l’attente raisonnable en se disant que la vie lui enverrait la bonne solution au bon moment. Kurt avait la foi chevillée au corps et la certitude que ce qu’il vivait derrière ce mur de béton et de fil de fer n’aurait qu’un temps. Parfois, vers la fin du printemps, quand le « Hauptmann Schneider » promenait son chien Egon le long du tracé du mur, dans ce Berlin-Est qu’il s’apprêtait à quitter, il était fasciné par la lumière des projecteurs qui éclairaient le no-man ’s-land entre liberté et esclavage. Comme il aimait parler à son chien, en s’imaginant, un sourire sur les lèvres, que celui-ci comprenait tout, il expliquait à Egon, avec force détails, ses projets d’avenir à Bruxelles, Londres, Miami, à Paris, Strasbourg ou bien, en France, aux Sable d’Olonne, face à l’océan. Oskar, bien sur ne disait rien mais continuait à écouter la voix de son maître dans laquelle, il le savait, il y avait plein de tonalités d’amour.

Il fallait trouver où et quand …il fallait trouver surtout le courage ou l’inconscience suffisante pour sauter le pas….Habitué des programmes en Allemand de « La Voix de l’Amérique », Voice of America, lecteur assidu des feuilles de chou clandestines comme des journaux de l’Ouest dont il se procurait des exemplaires par le biais de la « Bibliothek der Volksarmee“, Kurt Schneider connaissait les risques encourus et bien souvent il se couchait avec la peur au ventre en s’imaginant poursuivi par les Vopos et les officiers de la Stasi. „ Des menteurs, des salauds de menteurs“ se disait-il parfois à haute voix en passant devant une des affiches de propagande vantant les mérites de la démocratie à l’Allemande…..alors, le hasard qui n’existe pas l’avait envoyé se balader dans le quartier de Marzahn ou il avait rencontré Angela Junge, une étudiante en économie qui rêvait d’aventures au soleil et faisait partie d’un petit groupe de rebelles, des „ennemis du peuple“ en sommes, des gens qui pensaient avec leur propre cerveau et appelaient de leurs voeux la fin de la tragique aventure de la domination soviétique…

Tout ce dont Kurt Schneider se souvenait était qu’il avait terminé la journée, marchant main dans la main, auprés d’Angela, en direction du quartier de Tretow, là où Kurt avait ses attaches…


Walter Ulbricht tentait depuis longtemps de modeler son bouc pour ressembler au plus prés à Ilitch Oulianov, dit Lénine. Alors qu’il terminait ses ablutions ce matin de juin mille-neuf-cent-soixante-dix, le téléphone sonna très tôt dans l’appartement du premier secrétaire du comité central qui décrocha d’une main le combiné, tout en continuant de l’autre à essuyer la mousse à raser « Florena » qui collait encore à son visage . « Camarade secrétaire, il y en a eu treize cette nuit…j’ai vu cela dans « Der Telegraf » (1)…c’est en première page, et AFN (2) en a même parlé….Il y a eu une interview des fuyards… »

En page de « une », sur le journal Der Telegraf, dont Walter Ulbricht recevait une copie chaque matin, il y avait une photo montrant une jeune femme tenant par la main un officier Est-Allemand…


Les deux souriaient à la vie…

  1. Un journal Ouest-Allemand

  2. La télévision des Forces Armées Américaines

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