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SOURIS GRISE

Frieda Becker avait encore présent à l’esprit son arrivée à Paris dans la tiédeur d’un septembre 1940.Elle se rappelait même cette réflexion qu’elle s’était faite en descendant l’avenue de l’Opéra : » Mein Gott ... ! Es gibt überall Grau .... alles ist Grau …“ Mon dieu.il y a du gris partout…tout est gris. Elle avait débarqué d’un train militaire qu’elle avait pris à Francfort . Un tortillard de banlieue l’avait auparavant conduit de Neu Isenburg où elle vivait, jusqu’à la gare de la grande ville sur le Main.L’époque, les conditions de vie, l’attirance pour l’architecture classique, l’envie de voir autre chose qu’un hôpital secondaire dans une petite ville d’Allemagne, tout avait motivé Frieda a vite rejoindre la DRK, la Croix-Rouge Allemande. En route pour l’aventure…un coup de main pour la faire affecter à Paris plutôt qu’à Varsovie, Frieda avait demandé à son frère Théo qui travaillait à Berlin, de lui donner un coup de pouce….


Jacqueline de Saint-Cyr de Montrond était sortie de la faculté de médecine de Paris quelque mois avant que la Wehrmacht ne défile sur les Champs-Elysées avec cuivres, tambour major, dans une raideur tout germanique qui voulait représenter la loi et l’ordre. Un médecin brillant, cette aristo, qui se moquait de ses origines Vendéennes. Parents royalistes, elle avait vite abandonné la fleur de lys pour les violettes des bords de Seine du côté de Corbeil-Essonnes. En septembre 1940, Frieda Becker était arrivée, avec d’autres, à la Salpêtrière, boulevard de l’hôpital, un large complexe de soin réquisitionné pour le confort médical des troupes d’occupation. Jacqueline de Saint-Cyr n’avait pas le choix. « Un malade était un malade » lui avait soufflé le père Grégoire de Saint-Aubin des Roches, le confesseur de la petite noblesse qui se terrait du côté du château de la Muette…Les deux femmes ne s’étaient pas détestées, même si aucune affinité ne s’était créée entre elles. Dans un journal francophone publié à Londres, et dont Jacqueline avait aperçu un exemplaire, une photo des Champs Elysées prise le 14 juin 1940 portait en sous-titre : Paris sous la botte des Nazis.


Le temps avait fait le reste, les tortures, les blessés, les morts, les chantages, les sacrifices, le sang noir qui séchait au grand soleil ou ne séchait pas, la mitraille, les trahisons, les exécutions, la débâcle, la libération. Frieda s’était cachée…un amour qu’elle n’avait pas cru possible au début l’avait liée à un Pasteur tolérant de l’église réformée de France. Elle avait renoncé pour toujours à un retour au pays et, à son accent, elle aurait même pu passer pour Alsacienne. Elle habitait avec son homme de foi dans un trois pièces du côté de la rue de la Pompe. Le Docteur Jacqueline de Saint-Cyr, chef de service à l’hôpital Beaujon, dans le nord de Paris, venait rarement sur les Champs-Elysées. Elle avait tout fait pour oublier les années noires et les soins données à ces pauvres prisonniers que le « boucher de Paris », Karl Oberg, espérait remettre en place après un ou deux séances d’interrogatoire rue des Saussaies. Elle n’avait pu tout effacer de sa mémoire…et avait souvent devant les yeux l’image de cette petite infirmière de la D.R.K (*) qui avait passé presque quatre ans avec elle.


Ce jour-là, il y avait sur une affiche au-dessus d’elles, une paisible botte en caoutchouc…Les deux femmes s’étaient croisées sur la plus belle avenue du monde…les regards s’était rencontrés, plein de vague au fond de l’âme…Frieda avait senti du regret dans les yeux de Jacqueline, le temps d’un éclair…Jacqueline, elle, s’était simplement dit… : « oui, c’est comme cela, c’était la guerre, on ne choisit pas sa vie… » L’une avait continué vers l’arc des triomphes Napoléoniens, l’autre était partie droit devant vers la place de la Concorde… « Et si elle m’avait parlé » s’était dit Frieda… » « Pourquoi n’ai-je rien dit » se demandait Jacqueline….


(*) D.R.K , Deutsches Rotes Kreuz, Croix Rouge Allemande, un des corps d’activités des femmes enrôlées dans la Wehrmacht.

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