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MONTPARNASSE


Bien sûr, c’était le plus incroyable des voyages. Pour une fois, il ne fallait pas attendre un autobus à l’arrêt devant le coin de la rue Alphonse Daudet…Il fallait marcher un tout petit peu, traverser l’avenue du Général-Leclerc en obéissant à l’adulte accompagnant, passer devant la grande église en attrapant au vol quelques mesures d’une répétition d’orgue, et en quelques pas, se placer sagement devant l’arrêt de l’autobus vingt-huit qui arrivait de la Porte d’Orléans et terminait sa course devant la Gare Saint Lazare, dans un quartier où nous n’avions aucune raison d’aller.


Il fallait impérativement jouir de ce plaisir rare : prendre le vingt-huit, cet autobus si moderne, dont le contrôleur était assis dans une petite cabine protégée des postillons par une sorte de vitre en plexiglas. Il vendait ses billet, assis, au lieu d’arpenter l’autobus, comme les autres contrôleurs, avec son composteur à la ceinture, comme dans le trente-huit, ou le soixante-huit. De chaque côté du pavillon, il y avait une série de petites fenêtres colorées en vert. Quand le soleil tapait dedans, une lumière émeraude descendait du toit et enrobait les voyageurs, comme par magie.

Nous n’allions jamais trop loin : la fin du voyage ? « Maine-Vaugirard », un arrêt sur le boulevard du Montparnasse, ensuite il fallait marcher à pied une dizaine de minutes pour arriver au bout du voyage, au dix-sept de la rue Saint-Romain, presque à l’angle de la rue du Cherche-Midi. Quelqu’un avait eu la mauvaise idée de me raconter l’histoire de ce peintre en bâtiment qui avait glissé de son échafaudage et avait terminé sa course, embroché sur les piques de la grille qui protégeait l’immeuble où avaient habité les grands-parents.


A chaque fois que je prenais l’autobus vingt-huit, l’histoire me revenait en mémoire, et je me demandais si le pauvre homme avait souffert, et surtout comment « ils » avaient fait pour le décrocher.

Le clou de ce voyage de onze minutes dans l’autobus vingt-huit, était l’arrêt « Gare Montparnasse » qui se trouvait exactement sous les voies de l’ancien chemin de fer de l’Ouest. Entre la rue de l’Arrivée et la rue du Départ, l’autobus débarquait ses voyageurs qui n’avaient alors que deux ou trois cent mètres pour se rendre à la Gare Montparnasse, pas le truc en béton et en verre de maintenant, la vraie Gare, celle qui datait de mille-huit-cent-cinquante-deux, qui avait ses lettres de noblesse, et avait vu passer des générations de Bretons, réfugiés économiques.


Sur un énorme pont en fonte, les voies traversaient l’avenue du Maine, juste à la sortie du faisceau de la gare Montparnasse, en route vers un petit peu de Normandie et beaucoup de Bretagne. Bien sûr, je me souviens encore de tout cela… ! On montait les escaliers, on se retrouvait à la hauteur d’un étage et demi et on grimpait dans le train…Le Mans, Laval, Rennes, Saint-Brieuc, Plouaret…. Le train s’arrêtait, on en descendait en pensant déjà au varech, à la mer qui se retirait ou recouvrait la grève. On se demandait aussi, à l’occasion de cette escapade Bretonne, si on verrait enfin le « fameux » rayon vert dont tout le monde parlait et qui était supposé illuminer l’horizon au moment où le soleil disparaissait au fond de l’eau…

La vie était simple, les questions limitées.


Montparnasse….

On y était vite…c’était à la fois proche et lointain…par autobus ou en métro, les deux me convenaient puisqu’on changeait de quartier pour une heure, deux heures, une demi-journée. Il y avait le CINEAC qui s’était agrippé à la Gare Montparnasse.

Si tu étais en avance sur ton train et que tu voulais savoir comment se perdait la guerre d’Indochine ou dans quelles conditions la guerre d’Algérie ne se gagnait pas, tu pouvais aller prendre une des cinq-cent-quarante-et-une place de la salle de cinéma située dans la galerie des marchands. Il n’y avait pas de vrai film comme tu aurais pu voir dans un cinéma de quartier. Il n’y avait que de l’actualité. Un petit tour au CINEAC c’était certes payant, mais cent fois plus confortable que la salle d’attente de la gare dans laquelle tu retrouvais, suivant les périodes, des familles en route pour le Finistère ou le Morbihan, des Bretons en retour temporaire au pays, des marins en partance pour Brest ou Lorient, à qui on touchait le pompon en espérant que cela porterait bonheur. En face de la gare, à l’angle du boulevard et de la rue du départ se trouvait DUPONT, une brasserie où tout était bon, parait-il. Au-delà, en direction de Port-Royal, se trouvait les « lieux de perdition » qui faisaient travailler l’imagination du presque ado.


Il y avait la Coupole, le Dôme, et d’autres troquets de renom, des terrasses à gens bien, des gens bien en rupture de soirée mondaine, qui allaient jouer à être « parisiens » à coup de cocktails et de « bar Américain », on pouvait voir aussi des voitures de marque garées en double-file. Il y avait pour régler le trafic, des flics à pèlerine et bâton blanc. C’était l’époque où la circulation était encore relativement acceptable, quand on ne se battait pas encore pour une place dans une rue, quand il ne fallait pas tourner pendant trente minutes pour se garer en rentrant chez soi.

Tu parlais de Montparnasse et aussitôt venaient à l’esprit Hemingway, les peintres, Foujita avec ses drôles de petites lunettes, Kiki de Montparnasse, dont me parlait le père avec un éclair gourmand dans les yeux, les modèles nus, la vertu oubliée, la débauche du samedi soir, les ateliers d’artiste de la rue Campagne-Première qui n’étaient qu’à deux pas.

Tu pouvais aussi penser à la belle époque et aller te perdre rue Bréa ou rue Jules Chaplain, où des femmes fatales à la prestation tarifée pour la nuit, faisaient aussi belles de jour suivant la saison. Et puis il y avait les boîtes de nuit et tout ce que nous ne savions pas encore. La façade du Jockey Club attirait l’œil…il y avait de curieuses peintures qui représentaient je crois des Indiens, ou un seul indien sur un cheval, peut-être ? Tu avais l’esprit tellement occupé en passant devant l’endroit que la peinture de la façade, tu n’y faisais pas trop attention non?

Derrière l’ancienne gare, côté quatorzième, il y avait des petites rues qui hébergeaient une colonie de Bretons en exil, qui s’étaient obligés à venir à Paris par nécessité. Il y avait quelques crêperies, un ou deux restaurants qui servaient le Kig-Ha-Farz, l’andouille de Guéméné avec des cocos de Paimpol, dans une salle aux murs tendus de filets de pêche sur lesquels étaient accrochés de vieilles photos en noir et blanc qui faisaient penser au pays. Quand tu parlais avec un Breton ou une Bretonne, même s’ils te souriaient, tu pouvais voir dans le fond de leurs yeux qu’il y avait une certaine nostalgie. Parfois tu leur racontais tes vacances à Locquirec, tes ballades à Plougasnou, tu leur parlais du sol en terre battue de la ferme dans laquelle tu allais chercher le lait, tu leur disais que tu étais Breton de cœur, ce qui était un peu vrai tant tu aimais la Bretagne, alors ils étaient tout content parce que tu avais parlé de leur pays.


A la sortie de la gare Montparnasse, tu croisais parfois des « Bigouden » avec leur coiffe immaculée, qui avaient laissé Pont-L’Abbé derrière elle pour une nouvelle vie dans le béton obligatoire de Paris. Celles qui avaient un certain âge venaient rejoindre de la famille établie dans le quartier, les plus jeunes tombaient parfois mal, quand elles avaient répondu à une petite annonce dans un journal, demandant une serveuse « même sans expérience ». C’était, dans ce cas, un voyage à Paris sans retour possible à la maison…les flics de la brigade mondaine pouvaient témoigner du nombre de marlous qui s’étaient fait prendre la main dans le sac à l’arrivée de l’express de Lorient ou du rapide de Brest venant récupérer la futur serveuse…pour la mettre le soir même au travail, mais tout ceci, personne n’en parlait.


Une fois dépassé la rue de Sèvres, en allant vers le nord-ouest, tu n’étais plus dans le monde magique de Montparnasse. Tu changeais presque de pays en pénétrant chez les très grands-bourgeois qui pouvaient s’offrir un appartement avenue de Saxe, rue Eblé, ou vers Saint-François Xavier. Si au contraire tu partais vers le sud-est, dès que tu passais Port-Royal, ton univers se rétrécissait en descendant un boulevard morne et sans charmes aucun. Les puristes te disaient que le boulevard Edgar Quinet, juste derrière Montparnasse, ne faisait pas partie du « quartier », que c’était une artère sans importance.

Ceux-là, ces « Montparnos » repliés sur eux-mêmes, ne savaient vraiment pas s’ouvrir sur le monde et ne vivaient que dans leur périmètre étriqué. Aucun d’entre eux n’avait probablement eu la chance de rencontrer la mère Frédé, la vendeuse de presse qui s’installait jour après jour en face du cimetière et connaissait sur le quartier les histoires les plus incroyables.

Un jour qu’un fâcheux imbibé lui avait dit que la frontière entre Montparnasse et « l’inutile reste de Paris » se situait sur le parcours que suivait la rue Delambre, la mère Frédé était monté au créneau et s’était mise à insulter le quidam.

Elle, qui avait été femme de chambre dans un célèbre bordel du quartier situé au trente-et-un, s’était écrié, de sa voix de poissarde :


« Et le Sphinx, où tu crois qu’il était le Sphinx, à Tataouine, peut-être, chez les bat d’Af ? ».....


© Sylvain Ubersfeld, 2018, pour Paris-Mémoire





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