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LES BONNES ÂMES DE SEVRES-BABYLONE

« Ça sent le bon dieu dans ces trucs à bigots » Il est vrai que la Chapelle de la rue du Bac, là où on vendait des médailles miraculeuses, quand tu rentrais là-dedans, tu avais l’impression que Yeshoua Ben Yossef dormait sous tes godassses tellement ça faisait lieu saint. Il y avait des fois, la fumée de l’encens était tellement épaisse que même Catherine Labouré, toute voyante et miraculeuse qu’elle était, aurait eu du mal à trouver son chemin pour sortir de l’endroit et aller se balader rue du Bac. Il y avait dans la chapelle des Filles de la Charité, une humanité désespérée faites de croyants sincères, de veuves éplorées, de faux-dévots en mal de miracles, de seniors en fin de potentiel, de vrais-fuyants devant les responsabilités de la vie en général, tous attendant d’être touché par le divin miracle sous la forme d’un gain à la loterie nationale pour les uns, d’une guérison miraculeuse pour les autres, du retour d’un être aimé perdu de vue, pour ceux à qui la vie avait joué un sale coup. Il y avait celles et ceux dont l’amant ou la maîtresse s’était volatilisé après un serment d’amour éternel. Il y en avait même qui pensaient qu’en insistant un peu sur l’action de grâce, et l’achat régulier de petits bouts de fer estampillés avec la Sainte, ils pourraient gagner encore un peu de temps avant d’aller au sapin. Du côté de Sèvres-Babylone, partout où tu portais les yeux, tu avais du « bien-pensisme » sous forme de chapelle, d’église, d’œuvre de charité, de maisons missionnaires, d’accrocs au missel vespéral Romain. Un quartier étonnant, je te dis. On aurait presque pu penser que « Dieu » avait élu domicile entre le boulevard Raspail, la rue de Babylone, le boulevard Montparnasse et la rue du Cherche-Midi. On aurait même pu imaginer que ce coin de Paris n’était peuplé que de bonnes âmes.


Moi, La chapelle miraculeuse j’y avais juste foutu les pieds une seule fois, comme ça, pour voir, mais le miracle ne s’était pas accompli : il était trop tard, ou bien je n’y avais pas assez cru, puisqu’il parait qu’il n’y a que la foi qui sauve, ce qui ne m’avait pas empêché d’acheter une petite médaille de bas de gamme, en fer blanc, avec la chaîne du même métal, pour en faire cadeau au premier catholique que je rencontrerais sur mon chemin, croix de bois, croix de fer, si je mentais, je serais déjà allé en enfer. La religion peinait à s’extraire du quartier bourgeois dans lequel j’aimais trainer mes guêtres à la recherche d’une illumination qui changerait ma vie qu’elle me fut venu d’un rabbin, d’un pasteur ou d’un pope. Tu vois, je ne mens pas, jusqu’en mille-neuf-cent-soixante-dix, le taulier du Bon Marché s’appelait Jacques-Gustave Chezleprêtre, faut le faire, non ? C’était donc un quartier probablement prédestiné à être un bastion de la religion.


Il y avait dans l’ancien magasin, celui qui donnait sur le square Boucicaut, un rayon spécialisé dans la bondieuserie vestimentaire, les habits pour ecclésiastiques, tu sais, des bas pour bonne sœur, des sous-vêtements bien serrés, des tricots de peau à la mode du dix-neuvième siècle. En mentant un petit peu, je te dirai bien qu’il y avait un rayon spécial « cilice » pour acheter de quoi faire pénitence sur base de laine rugueuse ou de poil de chèvre. Je ne te parle pas d’un truc avec des lanières et des petits plombs attachés, mais juste bien de vêtements sacerdotaux. C’était l’époque où les bonnes-sœurs semblaient ne pas avoir de chevilles, ni même de pieds. Quand elles se déplaçaient dans le magasin, ont aurait pu penser qu’elles étaient montées sur roulettes. Elles étaient imprégnées par la bonne parole, du bout de leur cornette jusqu’à l’ourlet de leur robe. De temps en temps, tu croisais aussi un curé en vadrouille au rayon des bonnes sœurs. C’est vrai, je l’ai vu. C’était des curés à l’ancienne, en soutane, tenant d’une main un missel et de l’autre cherchant dans les lots de chaussettes « spécialisées ecclésiastiques », le lot qui convenait à la fois à la couleur de leur âme, à leur état d’esprit mais surtout à leur budget.


Des chapelles, il y en avait plein. Mais ce qu’il y avait surtout, c’était, cachés derrière de hauts murs, des immenses jardins en plein Paris, dans lesquels les apôtres se seraient bien mis sur des chaises longues pour y écouter les tourterelles, les pinsons, les merles, et même les pigeons, qui, chacun le sait, sont des créatures célestes, même si leur roucoulement n’est pas des plus harmonieux. Il y avait surtout, flottant dans la quartier, ce je ne sais quoi qui permettait aux immeubles d’avoir des tapis épais dans les escaliers, des concierges polies, des cuivres brillants, ce je ne sais quoi qui transformait les habitants en « gens biens », les écoliers en futurs avocats ou médecins, les animaux domestiques en grand prix de concours canins ou félins, ce je ne sais quoi qui remplissait, le dimanche, la chapelle des Filles de la Charité, la chapelle Saint-Vincent-de-Paul ou bien l’église Saint-Ignace avec les bonne âmes du quartier, qui prenaient le temps d’une messe à onze heures pour aller se sanctifier, avant le rôti de bœuf dominical et les religieuses au café du dessert. Le dimanche matin, les bourgeois de Sèvres-Babylone ne s’essayaient qu’à une courte grasse matinée tant il y avait de choses à préparer pour le repas familial.


Les Sœurs de la Charité comprenait tout des évangiles, des noces de Cana, de la transsubstantiation, des contraintes du célibat, de l’art de repasser une cornette sans laisser de traces de brûlé, mais par contre, ces bonnes âmes là rencontraient d’incroyables difficultés quand il s’agissait de sortir en dehors des murs qui les protégeaient du monde réel. Les braves fiancées de l’Eternel se perdaient en conjectures quand elles devaient aller, en utilisant le métro, depuis le centre de leur monde, rue du Bac jusqu’à une quelconque destination dans Paris. Elles ignoraient les subtilités des correspondances, la puissance évocatrice de la stations Sèvres-Babylone, les mystères de la ligne Nord-Sud, le fracas des trains lancés à pleine vitesse pour traverser sous la Seine, le bruit du claquement des portes juste avant le départ, et le tintement de la cloche électrique qu’on pouvait entendre dans la loge de conduite, quelques secondes avant que ne se déchaîne les éclairs de l’enfer dans l’étroite cabine du mécanicien. Prendre le métro devenait une aventure, un défi. Il ne fallait pas que le bas de la robe ne traîne par terre en descendant sur l’escalator aux marches en bois. Un simple manque d’attention alors que la bonne sœur se lançait dans trois « pater » et deux « ave » et le risque eut été que l’escalier mécanique arrache ses longs vêtements, livrant ainsi la religieuse dévêtue aux regards des voyageurs.


De Saint-Paul à Saint-Placide, de Saint-Sulpice à Saint-Philippe du Roule, les repères géographiques des braves bonnes sœurs était à base de canonisation. Saint-Philippe du Roule, elles savaient où ça se trouvait, tu leur parlais de la rue La Boétie, elles étaient perdues. Elles savaient comment faire pour aller jusqu’à Saint-Mandé, ou Saint-Paul. Pour le reste, cela relevait d'une l’insolvable difficulté, c’était un truc pour des gens « séculiers », et pas accessible à des femmes habitées par l’Esprit. Alors, avant de s’embarquer pour un voyage peut-être sans retour, les « épouses du Christ » du côté de Sèvres-Babylone, passaient un long moment devant le plan du métro, à l’extérieur de la station, ne s’engageant dans l’aventure qu’une fois le trajet entièrement mémorisé, comme étaient mémorisées les prières qui étaient sensées les protéger de Satan.

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