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GARE DE L'EST

Il avait loupé le train pour Meaux, celui qui s’arrêtait à Esbly où l’on pouvait prendre un autorail rouge et blanc pour atteindre Crécy-en-Brie, au bout des dix kilomètres qui séparaient les deux villes. Les employés du chemin de fer n’avaient pas encore retiré de la potence le panneau portant les informations concernant le train. Cela s’était joué à sept minutes. Le temps qu’avait fait perdre un camion de livraison qui avait gêné le trafic sur le boulevard de Strasbourg. Personne ne prêtait attention à l’homme, assis sur un escalier branlant de quelques marches, qui abritait dans une petite valise, les souvenirs d’une vie d’errance et un sandwiche cornichon-pâté-jambon d’Auvergne qui ferait passer le temps en attendant le prochain convoi vers la Brie.


Il n’avait dit à personne où il se rendait, simplement parce que, depuis peu, et par choix, il traversait la vie en solitaire. Comme un marin qui avait décidé de faire le tour du monde à travers les océans, l’homme à la valise avait, lui, décidé de traverser la vie en comptant sur ce que serait son quotidien au fil des heures. Il savait beaucoup mais parlait peu. Il avait été immensément riche mais n’avait pas trouvé le bonheur dans les palaces internationaux, les débauches d’ors du Moyen-Orient, au milieu de fréquentations qui avaient le bras long. Alors un jour, tout simplement, il avait fui les bouffeurs de caviar, les Marie-Chantal du Châssis de la Portière, les donneurs de leçons, les étriqués du spirituel, les fâcheux de toutes sortes, ceux qui savaient toujours tout sur tout et puaient la bêtise, l’ignorance et la méchanceté.


Il avait fait le vide dans sa garde-robe et gardé simplement un essentiel presque monastique. Moins de vêtements, moins besoin de place, moins à transporter pour aller d’un endroit à un autre, là où il se sentait appelé. En se débarrassant de vêtements bien souvent portés, il avait ressenti cette étrange impression de s’être libéré de « quelque chose » sans savoir exactement ce que ce « quelque chose » était. Il avait le sentiment d’avoir mué, laissé derrière lui une ancienne peau, une vieille vie peut-être. La façade énorme de l’imposant bâtiment ferroviaire était visible de très loin. La Gare de L’Est siégeait au bout du boulevard. Comme c’était le début du printemps, il n’y avait pas de feuilles sur les arbres, qui auraient pu masquer cette sublime vision. On pouvait clairement la voir depuis le carrefour avec le boulevard Saint-Denis.

Au fur et à mesure que le taxi s’était rapproché de la gare, il devenait plus facile de distinguer les statues allégoriques de Strasbourg, de Verdun, de la Meuse et de la Marne, du Rhin et de la Seine. « Dix-sept-heures-quarante-cinq, le prochain train pour Meaux » avait dit l’employé en blouse grise avant de décrocher la plaque en émail et la remplacer par celle d’un autre départ, un vrai départ vers après les frontières, un train qui passait par Vienne. Les bruits de la gare ne l’avaient pas dérangé dans cette étrange méditation. Il avait depuis longtemps pris l’habitude de se retirer en lui-même pour y trouver une certaine sérénité. « Gare de l’Est…c’est là où le soleil se lèvera pour moi » s’était-il dit en montant dans un taxi à l’aéroport d’Orly, laissant derrière lui des souvenirs d'Afrique en ocre et verts...


« Quelle vie étrange » avait-il pensé soudain, avant que son esprit ne parte à la dérive. A chaque fois qu’il en avait la possibilité, il faisait le vide en lui-même et laissait les images s’installer devant ses yeux… Il s’était souvenu de ce peintre Belge, Paul Delvaux et de son univers ferroviaire. Il avait ensuite repensé à des trains qui l’avaient emporté vers le nord de l’Europe, vers des ports d’où on partait aussi pour le nouveau monde. Il y avait aussi les odeurs qui s’insinuaient dans ses narines. Quand cela arrivait, il essayait de combattre cette agression pendant quelques secondes, puis ne résistait jamais bien longtemps, alors, d’autres images se formaient et le voyage onirique continuait au-delà des voies ferrées, des gares, bien après Prague, Budapest, Varsovie ou Moscou. Les odeurs ? La fumée des locomotives, les effluves de peaux d’orange, les saucisses de Francfort qui attendaient bien au chaud le pain et la moutarde qui les transformeraient en « chien chaud ». Il y avait aussi l’odeur des salles d’attente surchauffées dans lesquelles se mélangeaient les senteurs de papier journal, d’humanité en transit, et de saucisson à l’ail.


Avoir loupé ce train particulier n’était peut-être pas tout à fait innocent. Il avait souvent réfléchi aux événements incompréhensibles à priori, mais qui, après réflexion et analyse, délivraient un message confirmant que finalement, rien n’était mieux que de se laisser porter par la vie.

Il n’avait pas encore compris pourquoi, de toutes les gares de Paris, la Gare de l’Est était nettement sa préférée…mais il avait gardé en mémoire le goût des mûres cachées dans les ronciers sur la route de Guérard, et celui des framboises qui attendaient sagement sur leurs tiges, dans le jardin de la maison de son enfance, là-bas, derrière le Grand-Morin.

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