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AU BON COIN


Des « bons coins » tu en avais partout, des bistrots de quartier à l’époque où tu pouvais commander un beaujolais dans un ballon. C’était des « bons coins » sans prétention, des bons coins « historiques » pour ivrogne du quartier, boucher avec crayon sur l’oreille, épicier mode « et avec ceci ? », marchand de couleur a blouse grise, peintres en bâtiment de blanc tacheté vêtus. Je dis « historique » parce qu’il ne serait venu l’idée à personne de changer de nom le troquet au moment d’une vente. C’était « Le Bon Coin », ça resterait « Le Bon Coin ». A l’époque, il y avait des traditions qui avaient la vie dure.


Jean Moulier, François Defay, Marcel Gamay…. Tu en veux encore des noms ? Il y avait aussi Charreire, rue Alphonse Daudet. Je me souviens d’autant plus de lui, qu’il gardait en permanence sur la tête une sorte de couvre-chef qui était un mélange de casquette et de fond de sac d’anthracite. Sans cet étrange accessoire, raidi par la poussière de charbon et la sueur des milliers d’étages grimpés, sac sur le dos, au cours de sa carrière, c’eut été comme s’il avait manqué un membre au marchand de charbon. C’était un bougnat qui avait gardé l’accent rocailleux de son chez-lui jusqu’à sa mort. Quelques jours encore avant qu’il ne parte rejoindre pour toujours la chaîne des Puys, pris en otage par un cancer de la vessie, il était debout derrière son comptoir sans se plaindre.

Chez les bougnats, on ne se plaignait d’ailleurs pas, on ne parlait pas de l’exil vers la capitale, et si on regrettait la dureté d’une vie sur la terre volcanique qui avait forcé les uns et les autres au grand départ, on ne s’apitoyait jamais. On gardait la tête froide, le verbe rare, la poignée de main poussiéreuse mais virile. « Je vous livre mardi matin, parole de bougnat…Et le mardi matin, avant que midi ne sonne à Saint-Pierre de Montrouge, tu entendais le ramdam des cinquante, cent, ou cent cinquante kilos de briquettes noires que le charbonnier te faisait dégringoler dans le coffre à charbon, sur le palier, côté escalier de service. "Le Bon Coin ?" ce n’était pas une marque déposée, un nom enregistré dans un quelconque institut de la propriété intellectuelle. Personne ne te faisait chier avec ce genre de conneries. Tu disais : « Le bon con » et tout le monde comprenait de quel « Bon Coin » il s’agissait. Le Bon Coin était à la bistroterie ce qu’étaient à l’hôtellerie de province les dizaines d’hôtels du Lion D’or, qui n’avais jamais vu de grands fauves, et les centaines d’auberges du Cheval Blanc, où jamais un canasson n’avait foutu les sabots.

Je pense que les bougnats préféraient le nom de « Bon Coin » à un quelconque « Bon accueil ». Ils n’étaient pas très causants. Accueillir aurait nécessité des parlotes en quantité alors qu’il était plutôt dans la nature profonde de ces hommes de se montrer avares en parole pour ne pas perdre de temps, optimiser les tournées, quitte à terminer la journée avec une belote, un ballon de gentiane accessible pas loin du tapis vert.


Le Bon Coin, les clients aimaient bien.


Il y avait un semblant de complicité dans le nom du lieu, comme une promesse de moment exceptionnels à vivre pendant une pause. Le peintre disait : « allez, viens Jeannot, on va s’en jeter un au « Bon Coin », l’épicier prévenait sa « complice » en épicerie : « Allez Mauricette, garde le magasin, j’vais au « Bon Coin » dix minutes…C’était le boucher qui avait donné le truc au mastroquet : « tu mets de la sciure sur le sol, ça fait double usage, ça éponge quand les ivrognes te basculent leur ballon par terre, et ça absorbe le bruit des godasses ». Alors le bougnat avait pris l’habitude de répartir les copeaux de bois sur la mosaïque du sol. Il s’arrangeait pour que qu’un sac de cinquante litres fasse la semaine entière, on n’était pas bougnat pour rien. « C’est dans l’économie qu’on bâtit les fortunes » disait le patron du lieu. « Tiens, regardes, François Michelin, il retournait les enveloppes… » et tout le monde levait son godet à Michelin, aux ouvriers, aux bougnats, aux bouchers, aux épiciers, aux clients de l’aimable bistrot de quartier.


Pour midi, il y avait de quoi manger pour pas cher, des plats qui te collaient au corps, des plats à te nourrir jusqu’au dimanche suivant. Sur une cuisinière à charbon, dans l’arrière-boutique, qui faisait aussi office de magasin de stockage pour les ligots landais, la patronne te préparait de la potée, de la truffade, un aligot de derrière les fagots avec en prime des lentilles du Puy au lard. Je me souviens, un jour qu’un vitrier ambulant avait décidé de manger au Bon Coin, pour quelques francs, un plat du jour, il avait regretté l’absence d’un onglet à l’échalotte, avec frites. Alors, la patronne l’avait foutu dehors en lui hurlant : « si tu peux pas manger comme un Auvergnat, t’as rien à foutre ici. Garde tes sous pour aller manger chez les riches ». L’artisan mastiqueur avait promptement emporté ses outils et ses vitres et décampé pour ne plus être vu dans le quartier, probablement par peur de croiser un jour la patronne du « Bon Coin » A un jet de pierre de la Grande Mosquée, le « Bon Coin » de la rue du Puits de l’Ermite ronronnait du lundi matin au samedi soir. Parfois, quand il y avait encore de la lumière après vingt-heures, c’est que les patrons faisaient les comptes.


D’autres fois encore, quand le bougnat prenait le téléphone qui trônait sur son comptoir et que des mots comme « burons" « fourmes », « chevrotons », ou « foie-blanc » volaient au travers de la conversation avec un invisible interlocuteur, on savait qu’il parlait avec « son pays » et on voyait que cela lui faisait plaisir. Quand il s’était installé, avant-guerre, il avait cherché partout où pouvait bien se trouver le puits du fameux ermite, conforté dans sa quête par les clients qui l’encourageaient, alors que tout le monde savait bien qu’il s’agissait d’un puits public ou Adam l’Ermite, un ancien tanneur du quartier, allait cherche l’eau nécessaire à son métier. Le bougnat avait tout d’abord gardé rancune au boucher, à l’épicier, au marchand de couleur avec sa blouse grise, puis le temps avait fait son œuvre, la guerre était passée par là avec son lot d’interrogations, ses petits matins de peur, les mitraillettes « Sten » cachées sous le peu de charbon qui restait dans la cave.


Le patron du Bon Coin n’avait jamais pu se défaire de la charrette à bras qu’il avait achetée avec le commerce. « Ça te portera chance » avait dit l’ancien propriétaire, un vieux de Saint-Chély-d’Apcher qui avait fait vingt-cinq-ans dans les bois et charbons avant de reprendre la route de son terroir pour y mourir trois mois après son départ à la retraite. Il l’utilisait un peu encore au début de l’hiver quand la bourgeoisie se refroidissait plus vite qu’il ne pouvait livrer les sacs de cinquante kilos dans les étages des immeubles Haussmanniens. En fait, c’était surtout l’apprenti, l’aide, qui l’utilisait, le fils d’un cousin qui avait fuit l’âpreté de l’Auvergne pour les rêves de la capitale et les espoirs d’argent facile. Il avait eu bien des déceptions, mais fort d’une fierté ancrée jusqu’au tréfonds de l’âme, il n’était pas retourné au pays et, régulièrement, poussait la charrette dans les rues autour du Jardin des Plantes, tandis que son oncle assurait les livraisons avec le « Renault » deux tonnes cinq, un véhicule qui avait vu de meilleurs jours, et dont les sièges étaient couverts d’une fine couche de poussière d’anthracite. Rien qu’en montant dans la cabine, tu étais déjà sûr d’être candidat à la silicose.


Le troquet de la rue du Puits de l’Ermite avait bonne réputation. On savait aux alentours qu’un apéro, c’était à ras bord, que le pain de midi était du pain frais, et que le tapis vert pour les cartes était lavé régulièrement. Le comptoir était recouvert de zinc, le formica était banni, comme étaient bannis les fâcheux et les mauvaises langues. Il y avait souvent des gardiens du Muséum d’Histoire Naturelle, qui abandonnaient pendant une heure, les diplodocus, iguanodons et autres tricératops de la rue Cuvier pour venir taper le carton et boire une « Suze ». Le Bon Coin de la rue du Puits de l’Ermite n’avait pas encore perdu son authenticité. La modernité restait sagement à la porte de l’établissement. C’était le patron qui était contre la dépense. « Pourquoi je devrais tout refaire ? pour plaire à qui ? » Alors il avait refusé déjà plusieurs fois les suggestions des uns et des autres, qui continuaient bien sûr à venir, en dépit de l’environnement délicieusement désuet du bistrot. Dans la poche avant de la salopette noire qui lui tenait lieu d’uniforme, le bougnat du Bon Coin gardait une vieille boite en métal qui contenait des petits cigares « un par jour », des trucs infumables qu’il faisait venir de Bergerac, là où son frère cadet, bougnat comme lui, s’était installé en trente-huit.


Parce qu’il avait appris à aimer l’histoire de Paris, le bougnat levait son rideau chaque matin avec une pensée pour les pensionnaires célèbres de l’ancienne prison Sainte-Pélagie (*) qui se tenait tout près jusqu'à sa destruction en mille-huit-cent-quatre-vingt-dix-neuf. Sans avoir été bien longtemps à l’école, l’homme qui présidait à la destinée du Bon Coin de la rue du Puits de l’Ermite avait compris, il y avait longtemps, que cette société Parisienne ne ferait pas de cadeau. Alors il avait appris l’histoire du quartier et savait presque tout des pensionnaires célèbres qu’avaient abrité les geôles de l’établissement pénitencier. Il avait un faible inavoué pour les révoltés, ceux qui crachaient sur les convenances et les bonnes manières. Dans son imaginaire, il se voyait discuter avec Aristide Bruant, Gustave Courbet, taper le carton avec Elysée Reclus, ou évoquer le souvenir des communards avec Jules Vallès, puisque tous avaient été abrités contre leur volonté dans ce coin de Paris entre la rue Gaspard Monge et le jardin des Plantes. Il n’en parlait à personne, mais il avait un petit faible pour le souvenir de Jeanne Bécu, Comtesse du Barry, et Donatien Alphonse, Marquis de Sade, eux aussi emprisonnés.

Il aurait voulu vivre il y avait longtemps, mais s’accrochait au proverbe de son pays qui disait : « Personne ne sort de son lit pour dormir par terre » et sa raison revenait alors bien vite.

Certains soirs d’hiver, quand la journée avait été dure et qu’il avait transporté sur son pauvre dos sa tonne et demie de briquette, il s’asseyait alors dans un coin, dépliait "L’Auvergnat de Paris" et laissait son esprit partir à la dérive du côté de Saint-Nectaire. Alors il ressentait un étrange bien être, la sensation d’avoir tout fait comme tout devait être fait, et pensait même que finalement, il était un homme comblé.


(*) On pourrait presque dire qu'au cours de son existence, la prison Saint-Pélagie à abrité le gratin du "Bottin mondain" ... Cette prison, établie en 1665 et déconstruite en 1899 était à l'origine un établissement pour filles et femmes débauchées.











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