Max Benton aimait beaucoup le bar de l’Hôtel Coral Strand, ce premier hôtel qui avait été construit à Aruba en mille-neuf-cent quarante-neuf. Il ne se souvenait pas avoir réglé une seule note depuis qu’il fréquentait l’établissement. La famille Benton ? des gens à la solide réputation… ! il y avait un avocat, deux notaires, quelques capitaines au long cours, un dirigeant d’une flottille de caboteurs. Il y avait également Max qui tranchait sur le reste de la famille. Max, avec son amour immodéré des cigares, de la contrebande, de l’aventure en générale. Max Irving Benton était un pilote hors classe. Pour on ne savait quelle raison ou dans on ne savait quelles circonstances, il avait été associé à des opérations aériennes pour des militaires. Les Américains ? La junte Vénézuélienne ? Personne ne savait exactement et tout le monde souhaitait surtout que l’information restât inconnue.
Entre bateaux anonymes et avions dont les pilotes ne faisaient pas d’ « excès de morale », Meyer Suchowlansky s’était dit qu’il y aurait de quoi faire entre Aruba et Curaçao. Suchowlansky avait des contacts partout, que ce fut sur le territoire fédéral, en Amérique Latine, et même dans la caraïbe. Il n’avait rien monté dans les îles Françaises, ne parlant pas la langue. En plus, il avait une bien piètre opinion des habitants des Guadeloupe ou de la Martinique. « Lazy mother fuckers », -des putains de flemmards-, avait-il dit à ses lieutenants lors de la dernière réunion de travail à Miami.
Meyer Suchowlansky…trop long à prononcer, alors il était devenu Meyer Lansky
Meyer Lansky, « ce connard de juif » avait dit de lui son futur partenaire Charles Luciano, peu de temps avant que les deux ne s’associent. Lansky était doué pour les chiffres et l’organisation. Il avait fallu trouver de la place pour stocker, dans un endroit qui ne soit pas trop loin des Etats-Unis, assez proche du Venezuela, dans lequel quelques poignées de dollars, savamment distribuées, sauraient ouvrir des portes et fermer des bouches.
Le choix des Indes Néerlandaises s’était imposé de lui-même après un bref coup d’œil sur une carte et une soirée passée à Oranjestad, une nuit à Savaneta puis un petit déjeuner à la plage de Boca Catalina. Max s’était lié d’amitié avec Meyer Lansky pendant un parcours de golf. Le temps et de nombreuses opérations réussies avaient fait le reste. Au lieu de quitter l’Ile en quête de grands espaces, Benton avait décidé d’accepter cette étrange proposition consistant à représenter les intérêts de Meyer Lansky et de ses associés, dans cette partie du monde qui comprenait, entre autres, le Venezuela et la Caraïbe Anglophone. Lansky avait besoin de « présentable », de « propre », de gens qui avaient un bon carnet d’adresse. Benton était tout à la fois.
Sept « Dakotas » rachetés cash par un intermédiaire basé au Luxembourg, une étrange société qui se nommait Inter-Avia, dirigée par un certain Peter Welti, un Suisse discret, étaient répartis entre trois petits terrains discrets, un, près de Barquisimeto, un à Aruba, le dernier tout à côté de Labadera, à Curaçao.
Cinquante pilotes, neuf mécaniciens, quatre responsables de la planification des vols, la petite compagnie tournait à plein régime. Très officiellement, il s’agissait de transporter des biens de première nécessité entre Cuba, la Floride, les différents états d’Amérique Centrale et les Indes Néerlandaises de l’Ouest, les trois sœurs, Aruba, Curaçao et Bonaire. Pour des raisons évidentes de sécurité, Lansky avait fait enregistrer la compagnie au Venezuela. Il y avait de bons contacts avec Marco Perez Jimenez, un subtil homme politique et impitoyable dictateur, et la « Seguridad Nacional », la redouté police secrète, qui avait reçu suffisamment de pots de vins pour que les opérations « internationales » de Lansky et Max Benton se déroulent suivant les plans.
Des avions briqués, des pilotes bien habillés, qui présentaient bien, Rapid Aviation Services avait vite fait partie du paysage des Caraïbes.
On savait probablement que tout ce qui se passait dans la compagnie n’était peut-être pas tout à fait « kosher » mais l’argent circulait et, fuel comme réparations, étaient réglés rubis sur l’ongle. Il n’y avait donc aucune raison de s’en faire. Pour les pilotes, Benton avait même prévu des primes de productivité et un pourcentage important sur les bénéfices pour se montrer reconnaissant envers ceux des navigants qui ne volaient que de nuit, en prenant donc les plus grands risques.
Pour l’aspect business, tout tournait comme il fallait. De temps en temps, les armes parlaient, mais cela se faisait dans la discrétion, et avec intelligence, pour ne pas dire avec classe. Dans les entrepôts de Curaçao, tout près de Sint Willibrordus, les stocks d’armes et de munitions de surplus, de cigarettes Hollandaises, Américaines, Anglaises, Suisses, étaient régulièrement réalimentés. Tout venait par bateau de là où il fallait, comme il le fallait, et quand il le fallait. Pour l’alcool, les bateaux arrivaient directement de la côte est des Etats-Unis. Ensuite, c’était l’affaire de Max Benton, de répartir ce qu’il fallait suivant les commandes avec des atterrissages de nuit sur des terrains de merde, au milieu de nul part. Max adorait ce genre d’opérations qui lui rappelaient son séjour dans la Royal Air Force, quand il déposait, par avion, en Europe occupée, des agents du « Special Opération Executive ». Deux tonnes sept…chaque appareil pouvait emporter une combinaison de caisses d’armes ou d’alcool « maison ». Pour optimiser les emplacements difficilement utilisables, on mettait des cartouches de cigarettes. Deux tonnes sept…pas un kilo de plus, mais pas un kilo de moins non plus. Max Benton n’aurait pas pu vivre ailleurs que dans ses Antilles Néerlandaises…Il était amoureux du bleu pastel, de l’ocre jaune, et du vert des palmiers. On lui avait dit un jour qu’il avait des ancêtres pirates. Depuis ce jour, il avait dans son bureau une petite maquette en bois d’un trois mats de commerce portant pavillon Hollandais. Comme il avait une passion pour la musique locale, la Tumba et le calypso, Benton avait appris le « Papiamento », une étrange langue qui n’était parlée que dans les trois îles caribéennes du royaume de Hollande. Régulièrement, Max Benton prenait les commandes de « son » DC 3, auquel il avait donné le joli nom de « Papaya ». Au moins deux fois par mois, il s’envolait pour une « tournée d’inspection » de quatre jours qui commençait systématiquement par Maracaibo, à quatre cent quatorze kilomètres exactement de Bushiri Beach où il habitait en compagnie « alternative » de Nicki, Natacha et Amal. Pour s’amuser, Benton ne recrutait ses pilotes que s’ils connaissaient au moins cinquante mots ou expressions en Papiamento… ! Sur les cinquante pilotes, seuls trois parlaient la langue des Indes Néerlandaises. Huit étaient des Yankees, trois étaient Japonais, deux arrivaient des Caraïbes Françaises. Il y avait des Anglais, quatre Hollandais, le reste était un mélange d’apatrides qui s’étaient fait refouler d’Europe mais savait poser un DC 3 sur un mouchoir de poche. Ils savaient également boire, et jouer aux cartes en attendant les missions ou en revenant d’un vol. La règle d’or tenait en quelques mots : « Je vous paie, vous volez ». En ces temps d’âpreté économique dans cette région du monde, les aviateurs avaient vite compris que leur longévité dépendait de leur propension à garder pour eux les détails troublants de leurs opérations caribéennes. Il n’avait finalement pas fallu très longtemps à la petite équipe pour se souvenir que « s’il vous plait » se disait « Por Fabor », que « je vais bien » se traduisait par « mi ta bon » et que pour dire « à plus tard » il fallait utiliser « ta aworo ». Avec ses maîtresses, Max utilisait l’expression « Mi Dushi », mon tendre cœur, et à chaque fois qu’il s’apprêtait à décoller d’un terrain de fortune pour un vol de retour, au moment ou il lançait les deux moteurs de son Douglas DC 3, il disait toujours à son co-pilote, qui qu’il fut : « Ban Kas », on rentre à la maison…
Benton n’était pas un philanthrope, pas plus que Lansky, mais si personne n’avait jamais vu Meyer Lansky, tout le monde à Oranjestad connaissait Max. Entre les cousins éloignés, les femmes courtisées à un moment ou un autre, les anciens employés de Rapid Air Service, tout le monde savait que derrière ses grands airs, le « président » et « chef-pilote » de cette étrange compagnie cachait une étrange qualité qui se nommait l’altruisme. Des médicaments à apporter à Saint Lucie ou à la Barbade, des sacs de ciments pour la Dominique, des outils pour Trinité et Tobago, Max s’en chargerait à l’occasion d’un autre transport plus lucratif. Parfois il fallait attendre, parfois quarante huit heures suffisaient…mais personnes ne se plaignait jamais. Max avait dit un jour que jamais il ne gagnerait un dollar sur le dos d’un malade. Cela faisait déjà huit ans qu’il tenait parole et que ses pilotes le considéraient comme un saint. Lors d’un long vol avec des mitraillettes Thompson à destination de la famille Cuntrera, qui contrôlait le crime organisé au Venezuela, Jeff Haynes, un de ses huit « yankees » s’était étonné de cette générosité. « Fais attention Max, si jamais ça se sait, tu risques gros » …mais Benton n’avait peur de rien. Il savait qu’il ne risquait pas grand-chose et que les trois mille cent cinquante-sept kilomètres qui séparaient Aruba de New-York constituaient la meilleure des protections. Max ne voulait pas que son travail pour le crime organisé, l’empêche de se regarder le matin dans la glace, dans sa salle de bain ouvrant sur la mer des Caraïbes. Alors, bien souvent, le commandant Max Benton, binational, ancien pilote de B-17 et de B-24, décollait en cachette avec son DC-3 et deux tonnes sept cent de médicaments ou de nourriture, à destination d’un terrain de merde, pour un atterrissage nocturne, en oubliant pendant vingt-quatre heures que le « président et chef -pilote » de Rapid Air Services, travaillait pour Meyer Lansky.