Il n’y avait pas d’aventures lointaines, il n’y avait pas de surprenants paysages, il n’y avait pas de trains de luxe.
Il y avait par contre l’odeur du charbon qui brûlait, des briquettes de charbon « Aniche » ou « Grand Combes » de dix ou onze kilos, qui alimentaient le foyer des locomotives à vapeur cent-quarante-et-un « TB » de « La Bastille ». En entrant dans la gare, personne n’aurait jamais remarqué tout ceci. Il aurait fallu avoir la fibre du cheminot pour que cela présente un quelconque intérêt.
Prendre le train pour rentrer chez soi était un geste du quotidien tellement habituel que nul n’y prêtait plus attention. En fait, cette génération et celles qui l’avaient précédées ne s’était probablement jamais posé la question de « l’après ». Je suis sûr que personne, en rentrant à Joinville ou à Boissy Saint Léger ne s’était jamais interrogé sur « ce qui se passerait dans le futur, quand il n’y aurait plus le train, ce train en tout cas. ». On aurait pu tous continuer à rêver en marchand Boulevard Diderot, pas loin de la Gare de Lyon, en écoutant le halètement des locomotives qui tractaient les voitures type « Est », celles qui avaient remplacé en mille-neuf-cent-soixante-cinq les voitures « prises de guerre » de la « Reichbahn » des années sombres.
Nous, la vapeur, la fumée grise ou blanche qui s’envolait au-dessus de ce petit coin du douzième arrondissement, on aimait bien cela. Une rame qui partait vers l’Est et les bords de Marne, ça y était…on pensait aux Guinguettes, on pensait à des barquettes de friture, même si on savait que les poissons n’avaient pas été pêchés dans la rivière. En fait, les banlieusards transitaient d’un bout à l’autre de la ligne sans même se poser de questions. Il ne fallait surtout pas prendre le risque de sortir du cocon individualiste que représentait le tricotage d’une layette pendant vingt-sept minutes, la lecture de « Combat » en vingt-trois minutes, le creusement de méninges cruciverbiste pour trouver qui pouvaient bien être ces « hommes de compagnie » en trois lettres horizontales (*) ou bien comment faire du vieux avec du neuf en onze lettres (**).
Il fallait résoudre les problèmes domestiques entre Saint-Maur-des-Fossés et le terminus.
C’était chacun pour soi, pas de dieu pour tous…je ne suis pas d’ailleurs sûr que dieu ait apprécié la fumée qui accompagnait les déplacements de masse du lundi matin au vendredi soir. Il fallait d’incurables « vaporistes » pour trouver au spectacle de ces trains poussifs un incroyable charme.
Parce que les quais de la Gare de la Bastille étaient en hauteur, on y accédait par un escalier, une volée de marches qu’on pouvait grimper trois par trois ou même quatre par quatre quand on savait qu’on était en retard. Le matin, il fallait être prudent : les voyageurs du convoi précédent n’était pas encore sorti de la gare que ceux de la rame suivante se déversaient dans un incroyable bruit de talons, de raclement de gorges, d’appels « attends-moi, attends-moi, j’peux pas aller plus vite » … On savait pourtant que les temps étaient au changement. « La vapeur, ça salit, la vapeur c’est bruyant, la vapeur c’est du passé » …Dans les troquets de la Bastille, juste avant de prendre le train pour retourner dans la banlieue profonde, les usagers parlaient de plus en plus du futur mais personne ne savait exactement quand tout allait s’arrêter. On y gagnerait quoi en fait ? du temps ? Et le paysage, on ne le verrait plus ? C’est con…j’aimais bien passer, en hauteur, le long du boulevard et attraper en un dixième de seconde, la vision d’un intérieur, l’intimité d’un foyer.
J’aimais bien aussi le petit trajet vers les bords de Marne. J’aurais pu préférer aller dans l’autre direction, vers l’ouest, les bords de Seine, le souvenir des impressionnistes, Conflans-Sainte-Honorine avec ses mariniers et ses péniches, mais c’était l’est qui m’attirait, les midinettes de chez Gégène, les pêcheurs à la ligne avec bouteille au frais, Bry-sur-Marne, Joinville-le-Pont avec les studios de cinéma.
Parce que j’étais rebelle, ce qui me plaisait surtout était de fuir les bien-pensants de Chatou, de Saint Cloud et du Vésinet, pour aller visiter des jardins ouvriers du côté de Chennevières et les petits troquets du Quai de Paris, à Champigny. On pouvait penser que les trains de la Bastille étaient des transports ouvriers, et non du train pour bourgeois. On aurait eu raison, je pense.
Il y avait Dédé, qui bossait pour un ébéniste de la rue du Faubourg Saint-Antoine, Mauricette la serveuse du « Carillon », rue de Lappe, Frédo-le-clerc, qui faisait figure de lettré parce qu’il officiait dans une étude notariale rue des Franc-Bourgeois.
Il y avait aussi « Maman Jeanine », une ancienne nounou pour gosse de riches de Neuilly qui, sur ses vieux jours, avait tourné dame-pipi chez Zeyer, place d’Alésia, à vingt et une minutes en métro de la gare de la Bastille…
Ces quatre-là avaient eu le temps de se connaitre, de respirer la fumée, de jacasser le matin avec entrain, d’échanger quelques mots le soir en luttant contre la fatigue qui pesait sur les paupières. Ces quatre-là avaient presque eu le temps de devenir des amis…Chacun savait presque tout de l’autre.
Dans les gares Parisiennes, il y avait un décorum. A saint-Lazare, il y avait le rêve du port du Havre et des transatlantiques. À Paris-Lyon Il y avait de la place, de l’espace pour se faire une transition entre le « rester » et le « partir ». A Paris-Nord, Il y avait de l’espace pour les "pas perdus"…comme si marcher dans une gare en attendant un train, une maîtresse, un amant, cela pouvait être du temps perdu…Dans la gare de la Bastille, il n’y avait même pas de place pour le rêve parce qu’il n’y il n’y avait pas de rêve, il n’y avait pas de grandes lignes, pas d’express internationaux partant pour la Hongrie, La Pologne, la Sibérie, Lisbonne ou Londres.
A demain Paris…
Tu avais laissé le boulot derrière toi, attrapé un métro bringuebalant ou un vieux bus Renault qui avait vu de meilleurs jours. Tu devais courir, tu grimpais les quelques marches, tu courais encore une vingtaine de mètres tout au plus pour rejoindre ta voiture en partance pour le bout de la ligne, et ton aventure était bâchée…Il n’y avait que l’horizon limité d’une fin de ligne aux portes de la Brie. A la Bastille, Il n’y avait pas non plus de marchand de hot dog comme il y aurait eu à la gare de l’Est, du Nord, à Montparnasse ou à la gare de Lyon. Entre le pavé Parisien et la dernière gare de la ligne, les voyageurs n’auraient jamais eu le temps de manger une saucisse chaude à la moutarde sans s’en foutre partout…manger un hot dog debout ? Pas très pratique, non ?
Le vrai choc c’était le jour où je m’étais glissé dans le bâtiment une fois que tout s’était arrêté…
Tu vois, quand tu rentres dans une église, c’est différent…on sent parfois qu’il se passe quelque chose, même si on ne sait pas trop quoi…là, le silence n’était pas un silence qui t’amenait à la réflexion, vers l’introspection. C’était le silence qui te rappelait que quelque chose qui existait depuis bien longtemps, avait disparu de la surface de la terre, remisé sur les étagères des souvenirs photographiques, classé dans la mémoire des historiens. Il ne restait que des murs, un toit, des rails d’acier qui ne vibreraient plus sous les roues des machines. Il y avait une étrange absence de bruit qui te séparait du monde des vivants.
Personne ne m’avait vu entrer, jamais…J’avais été poussé par ce besoin de voir « ce que c’était devenu » …
Quand tu partais vers l’Espagne en passant par Austerlitz ou vers la Hollande en partant de la Gare du Nord, tu passais par une grande gare chargée d’Histoire…A la Bastille, il n’y avait pas d’histoire. Tu n’avais pas le temps de réfléchir au passé, tu avais à peine le temps de penser à la bouteille de blanc du prochain dimanche de printemps, celle qu’on mettrait au frais, le long des berges de la Marne, celle qu’on boirait en pensant au futur qui permettait d’oublier le présent……On se souriait du bout des yeux en se croisant du regard, parce que souvent, on s’était tellement aperçu qu’on était presque de la même famille. Il n’aurait servi à rien de passer les voitures de la ligne à la propreté…de l’argent perdu…la suie se déposait, insidieusement, sur le moindre millimètre de tôle, ou même de peau non couverte. C’était le prix à payer pour aller vite, pour flotter par-dessus les embouteillages de Paris, pour quitter la menthe sauvage du matin et la retrouver le soir en rentrant, sans souci d’avoir devant soi et derrière soi des milliers d’automobiles.
Du côté de Nogent se trouvait une rotonde qui abritait la nuit une « flottille » de locomotive. Juste au- dessus des voies, sur une sorte de potence, se trouvait un grand panneau en tôle émaillée : « EVITEZ LA FUMEE »
J’avais vu ce panneau une fois, mais je n’avais jamais compris l’intérêt d’éviter de faire de la fumée quand, justement, on avait le grand bonheur d’être responsable de la conduite d’une locomotive à vapeur…
…Mais visiblement, certains avaient quelque chose contre le charbon et la fumée, certains ne voulaient plus avoir des cols de chemise marqués à vie par la suie des briquettes brûlées entre Paris et Marles-en-Brie…
Alors les 141.TB et leurs équipages étaient partis pour un dernier voyage…
Et tout s’était tu….
(*) Hommes de Compagnies ? C.R.S
(**) Faire du vieux avec du neuf ? Nonagénaire