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PERDUE

Marguerite venait d’arriver. Il y avait eu un premier autocar vers la gare de Cluses, puis un train vers Paris, un train du PLM, une compagnie connue certainement du monde entier se disait Marguerite. C’était la première fois qu’elle descendait vers la vallée. Elle n’avait jamais réalisé à quel point « en bas » les choses étaient si différentes « d’en haut ». Elle avait quitté la maison familiale tout près du Giffre, une rivière impétueuse dont le bruit l’avait bercée pendant tant d’année. Le père était parti en montagne un jour, et n’était jamais revenu. Deux ou trois gendarmes et quelques chasseurs alpins l’avaient cherché, mais son corps n’avait pu être trouvé. Restaient alors à la ferme de la route du Fay sa sœur, Marie, et sa mère Albertine. Marguerite avait dû partir. Dans « Le Pays de Savoie », le journal qui circulait de ferme en ferme, elle avait trouvé une petite annonce offrant un travail à Paris. On cherchait une lingère pour travailler dans un hôtel, six jours par semaine. Marguerite n’avait pas traîné. Cela ferait une bouche de moins pour la mère. Elle était partie sans se retourner, avec une petite valise, pas mal de courage et surtout beaucoup d’espoirs.


Lingère, ça elle savait faire…elle avait travaillé à l’Hôtel National dans un village d’altitude qui s’appelait Les Gets. En été, elle se faisait déposer en haut du col de Joux-Plane et descendait à pieds vers le petit village. En hiver, elle restait sur place et couchait chez une tante qui avait une ferme aux Chavannes. Être lingère dans un hôtel en Haute-Savoie ou à Paris, n’était-ce pas la même chose ? Bon, elle serait mieux payée dans cet établissement du côté de Saint-Sulpice, dans un quartier de gens pieux, avec plein de notaires, d’avocats, de médecins, plein de gens bien, quoi. Nourrie, blanchie, pas plus de cinquante heures par semaine, lui avait-on dit. Pour le logement, il faudrait se débrouiller…Elle gagnerait de quoi envoyer un peu d’argent à sa mère, de quoi aussi mettre un peu de côté à condition d’économiser. Peut être faudrait-il partager un logement ? Ou mieux encore, prendre une chambre dans une petite pension de famille ? On lui avait parlé des trois ou quatre petites rues du côté de Saint-Pierre-de-Montrouge. Villa Virginie, rue Beaunier, Rue Paul Fort, il y avait de petits hôtels presque anonymes qui se cachaient entre la rue de la Voie Verte et l’Avenue d’Orléans. Quelques chambres silencieuses, quelques pensionnaires sévères, quelques chats assis sur les pavés, quelques brins d’herbe au pied des murs. Pour la prière aux saints, elle serait tout près de l’immense église qui trônait au carrefour de l’Avenue du Maine et de la Rue d’Alésia.


Mais il lui fallait d’abord trouver le lieu de son rendez-vous. Elle avait marché du côté des grands boulevards, puis, de fil en aiguille, elle avait terminé sa course du côté de la rue de Rome. Elle n’avait pas osé demander comment faire pour aller depuis la gare Saint Lazare jusqu’à la rue du Vieux Colombier, dans le quartier où se trouvait son futur employeur. Elle avait vu le plan de Paris, un plan circulaire au centre duquel était fixé une sorte de grand curseur qui pouvait aider à visualiser l’artère ou la rue recherchée. « Il n’ont pas ça à Sixt » s’était-elle dit… « même pas à Cluses » avait elle ajouté. « Mon dieu, comment vais-je faire pour arriver à l’heure ? » Marguerite Deletraz n’était pas à Paris depuis plus d’une semaine qu’elle avait déjà été abordée par des hommes un peu louches. Elle avait fait semblant de ne pas comprendre ce qu’ils voulaient. Elle savait que les choses seraient difficiles mais elle n’avait pas anticipé à quel point. On lui avait dit « attention aux promesses des hommes », elle avait promis à sa mère d’être prudente. On lui avait perlé d’un hôtel respectable du côté de la rue de Tournon, il lui restait cinquante-sept minutes pour y arriver… Elle n’était pas sure qu’elle pourrait trouver…Elle eut le malheur de demander de l’aide à l’homme qui était à sa gauche, celui qui portait une casquette…Il aurait mieux valu qu’elle arrive en retard à son rendez-vous, mais elle ne le savait pas encore…



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