« on eydish, keyn ishral » avait-il dit au Rabbin Williams qui avait pris sous son châle de prière la communauté libérale Israélite qui fréquentait la Synagogue de la rue Copernic. « Sans Yiddish, pas d’Israël » …
C’était un peu tiré par les cheveux, mais c’était bien un de ces points de départ pour des discussions sans fins au cours desquelles toute la monde aurait raison sauf ceux qui avaient tort et les autres auraient tort, à l’exception de ceux qui avaient raison. C’était un type curieux qui n’avait eu en demi-héritage que le mauvais côté des choses. Il avait dû apprendre par lui-même. Ce n’était certainement pas un fou de « dieu », un affamé de révélations kabbalistiques, un adepte de "Gematria", un pourfendeur de laïcs, un redresseur de torts. Ce n’était même pas un « Shayne Yid » (*) L’époque n’était pas non plus l’avant-guerre, ni l’après-guerre proche. Disons qu’il s’agissait d’une période pendant laquelle les choses changeaient très rapidement.
Il aurait pu se réveiller un matin en décidant qu’il voulait tout savoir du Ladino, cet étrange Judéo-Espagnol, connu également sous l’appellation de Spaniolit ou de Tetuani.
Mais en fait, avant de creuser dans l’incroyable Thésaurus de son héritage culturel, il avait déjà fait son choix, sans le savoir, depuis qu’il était tout petit, peut être même depuis le jour où il avait mis les pieds pour la première fois chez Goldenberg, dans un étrange quartier de Paris, où vivaient des hommes en noirs et des femmes qui portaient sur la tête un truc qui ressemblait à une chaussette.
Quand il faisait référence au Yiddish, c’était bien sûr à la langue commune des juifs d’Europe de l’Est qu'il pensait surtout, jusqu’à ce qu’il réalise que c’était en fait bien plus que cela. Dans son esprit, le mot Yiddish recouvrait plusieurs siècles, plusieurs millions de personnes, des milliers d’animaux allant de l’Oie au simple chat domestique en passant par la brave vache de l’étable dans un Shtetl polonais, ou un petit village de la Russie profonde.
Cet homme-là avait été un « Arimloïfer », un cavaleur, puis il s’était aperçu qu’à force de cavaler, il risquait de passer à côté des choses importante, et de se faire déposséder de tout ce à quoi il tenait, par le temps, qui ne faisait jamais de cadeaux. Pour excuser sa méconnaissance des autres communautés, on pourrait dire qu’en fait, il ne s’était jamais penché sur autre chose que la longue histoire des Juifs en Europe. Pour lui, les gâteaux au miel ne pouvaient venir que d’une communauté à l’Est de l’Europe, et non pas au Sud de la Méditerranée…mais bien sûr, il ne savait pas tout.
Un jour, il avait mis le doigt sur ce qui le retenait à la fois prisonnier et amoureux du Yiddish : c’était cette « intraductibilité » mélangée avec le mystère quasi-naturel d’une langue à laquelle il devait être attaché depuis sa vie « in-utéro ».
Il avait appris des mots qui le mettait dans une incroyable joie quand il les prononçait car cela le renvoyait à son état de « rebelle ». Oui, bien sûr, on parlait Yiddish, mais on « vivait » Yiddish… On lui disait « Fressen », lui répondait « c’est manger comme un porc », on lui disait « Froy », il pensait à ces femmes qui avaient accompagnées sa vie pendant toutes ces années, on lui disait « Faigelah », un terme qui voulait dire oiseau, mais qu’on utilisait parfois dans d’autres circonstances, et lui se disait que cette langue était tout simplement une merveille.
Pour un peu, il se serait mis à croire en l’Eternel et lui aurait attribué le mérite d’avoir mis sur pied cet incroyable façon de communiquer que l’on pouvait comprendre entre Cracovie et Budapest, entre Bucarest et Kiev, entre la Rue des Rosiers et Golders Green, un coin de Londres où il fallait presque connaitre son Yiddish sur le bout des papillotes pour se faire accepter…
Bien sûr, il avait occulté à dessein toute la détresse qui pouvait être rattachée à l’âpreté de la vie pauvre dans les communautés d’où venait cette langue…Bien sûr, il ne voulait en retenir que la créativité des sons, bien sûr il ne voulait surtout que ressentir cette incroyable joie que lui procurait le simple fait d’entendre quelqu’un dire en s’esclaffant « Oy Gevalt » ou bien « Oy Vaï » pour exprimer une souffrance tout à fait imaginaire, comme un grand étonnement.
Il aimait bien que la « qualité inférieure » de quelque chose soit exprimée par le mot « partashnek » et adorait plus que tout l’expression « Es Gefelt mir » qui voulait simplement dire « j’aime cela… »
Alors il s’était plongé en premier dans l’hébreu. Il y avait toujours au-dessus de lui, flottant comme dans les vieux contes de fées ou les histoires de « dibbouk », l’inexprimable sensation que Moshe, sont grand-père, que d’imbéciles fonctionnaires avaient appelé Maurice pour franciser son nom, présidait aux leçons d’hébreu avec la jeune fille qui gagnait sa vie en enseignant à des fous comme lui, l’art d’écrire à l’envers, de penser de droite à gauche, et de comprendre que quand on trinque sur la terre de Moïse, on boit en fait « aux vies », ce qui donne d’ores et déjà un point de vue plus positif sur le monde.
Comme il n’y a pas de hasard, et que ce non-hasard offre parfois d’incroyables perspectives, il était parti en terre d’Israël pour y représenter son entreprise tout en étant persuadé que son chemin passait par une transformation irrémédiable, ce qui ne cessait de l’inquiéter.
Il s’était souvent retrouvé alors « Farblondzhet », déconcerté, perdu, troublé. Alors, dans ces moments, il repensait au gâteau au pavot dechez Goldenberg, aux pain azyme « Rosinsky et Sbir » et aux cornichons malossol que Jo Goldenberg pêchait parfois, avec la main, dans un gros baril en bois qui se trouvait dans la boutique de la rue des Rosiers probablement depuis l’époque où la « mère Goldenberg » était encore de ce monde.
Certains étaient obsédés par les courses de chevaux, d’autres par la conquête de l’espace, certains encore par la pêche au gros, lui poursuivait un quête incessante de journaux en Yiddish, de mélodies à base de soulèvement du ghetto de Varsovie, de contes dont l’origine remontait comme toujours à « il y a bien longtemps » et dans lesquels on retrouvait souvent la thématique du mendiant affamé espérant triompher d’un aubergiste sans cœur , ou celle de la mise au point de toutes techniques avouables, permettant de se faire rembourser une dette…
Il avait appris à faire le pain de Shabbat mais attention, ce ne pouvait être fait qu’en utilisant une recette d’Europe de l’Est…Il connaissait la façon de préparer le Houmous, mais ne s’en vantait pas, préférant dire qu’il savait également et surtout préparer le foie haché, ce plat du pauvre qui, à chaque fois qu’il le préparait, lui rappelait ses origines dans une Pologne ou un roi protégeait "encore" les Israélites.
Un jour qu’il avait découvert le mot « Schlep » qui voulait dire en fait « trainer de lourds bagages en allant quelque part à contre-cœur », il avait été admiratif de cette langue qui en utilisant six lettres pouvaient décrire un état d’esprit de façon aussi élaborée.
Quand il avait appris le mot « Schnorrer », qui désigne un parasite qui demande sans cesse de l’argent, il était devenu hilare, accusant même souvent son chat de venir « schnorrer » un rab de croquettes, entre les repas.
Il avait surtout beaucoup aimé les rares histoires que lui racontait son père, sur son enfance à Cracovie, et comment, le vendredi soir, un Shabbes Goy, un non-juif embauché pour la circonstance, allumait ou éteignait les lumières de l’appartement de la rue Rekawka.
Entendre le Yiddish lui réjouissait l’âme. Parfois, le samedi, il passait dans un petit cercle de jeu bien innocent, où de vrais anciens avec des accents à couper au couteau, des réfugiés de la première heure qui avaient réussi, on ne sait comment à passer au travers des mailles du filet, jouaient aux échecs en buvant du thé gardé au chaud dans un samovar qui avait dû connaitre la famille impériale Russe, tellement il était ancien.
Alors il s’asseyait parfois, en gardant le silence, pour écouter l’un commenter en Yiddish les coups de l’autre, et écouter l’autre répondre, toujours en Yiddish : « Du Bist Nicht Foukist Genug Aoyf Auf Deyn Shpil », tu n’es pas assez concentré pendant que tu joues……
Il trouvait de la noblesse au Yiddish ; il pensait que la langue avait été inventée uniquement pour pouvoir permettre à ceux qui l’appréciaient, d’aimer chaque seconde, chaque mot, chaque syllabe. Au lieu d’une simple curiosité, Il y avait maintenant de l’amour de sa part, pour cet héritage dont il savait, maintenant, qu’il lui tiendrait compagnie jusqu'à son dernier souffle.
Alors, on ne lui disait plus : tu es un « Barimer », un fanfaron….on lui disait tout simplement que finalement, il était en train de devenir un « Shayne Yid ».
(*) un juif d’excellente réputation, un modèle pour la communauté.