Il aurait suffi de descendre de quinze mètres pour se retrouver à la hauteur des voies du chemin de fer de l’Ouest. Petit-Paul, le contremaître de l’imprimerie Lescure, rue de l’Ouest aurait pu se laisser glisser, avec une corde, le long d’une pile de pont, puis sauter en marche sur un convoi en partance vers Brest. Il aurait pu suivre son instinct et, comme il en ressentait la nécessité absolue, se rapprocher de la mer. Il aurait aimé l’Ecole des Mousses. Il aurait échangé l’odeur du plomb fondu pour les embruns de la rade de Brest, les filles métissées de la Caraïbe, le rhum du samedi soir à Montserrat ou à Sainte-Lucie. Deux choses l’avaient retenu, trois même : l’incroyable vision des voies du chemin de fer de l’Ouest qui passaient en dessous du pont de la rue du Château, l’odeur de la fumée des locomotives et ce petit bout de quatorzième, plutôt ouvrier, dans lequel Paul se sentait bien. Il savait qu’il traverserait la vie modestement. Ses rêves n’étaient pas de ce monde. Il n’aurait jamais dû naître dans cette ville, mais quand on ne peut pas avoir ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a se disait-il avec philosophie.
Ce qui l’empêchait aussi de prendre son envol, c’était ce petit bout de femme, Eliane, celle qu’il retrouvait lors de la pause du midi qui se prenait souvent à une heure. Eliane…la clerc du notaire de l’avenue du Maine, l’étude de Maître Proudhon. Une femme libre, une femme libérée, qui n’en voulait pas aux hommes, qui aurait pu épouser un médecin, mais le Chemin des Dames était passé par là alors Eliane avait décidé d’avancer, de continuer à vivre, et de partager avec « son » Paul, un sixième étage rue Mouton-Duvernet, à une époque ou de temps en temps on entendait encore meugler une vache du côté de l’avenue d’Orléans. « Il y a des fermes clandestines » se moquait souvent Paul, pour faire rire Eliane. Plutôt que de manger dans un bouillon ouvrier du côté de la rue Didot, Petit-Paul et Eliane avaient décidé de faire l’impasse sur le repas de midi et de privilégier les instants qu’ils pouvaient passer ensemble, dans un corps-à-corps à la fois osé et pudique, inquisiteur et raisonnable, suggestif et innocent. Plutôt que de dépenser en nourriture superflue, Il fallait mettre de côté l’argent du loyer, prévoir peut-être d’aller plus loin ensemble ? Une petite crèche au bord de l’eau à côté de Nogent ? Alors, les deux ne mangeaient que le soir…
Parfois, alors qu’Eliane et Paul sondaient la profondeur de leurs yeux, passait en trombe Gabriel, l’ancien linotypiste de chez Lescure, qui avait longtemps aimé Eliane mais avait dû renoncer lorsqu’elle avait finalement fait son choix. Gabriel fonçait sans se retourner, sans jeter un regard sur les amoureux, mais aussi sans changer de trottoir. Paul et Eliane avaient choisi cet endroit bien précis de la rue du Château, non seulement à cause du pont, mais aussi et surtout car, les jours de pluie, quand le vent venait du nord, un énorme réservoir en fonte les protégeait un peu de la violence des éléments. Il y avait aussi bien sûr, la présence d’un réverbère qu’un fonctionnaire illuminait le soir à l’aide d’une grande perche. Paul appréciait le moment privilégié quand, les soirs d’hiver, alors qu’il était déjà là, dans le halo lumineux, ayant pu quitter plus tôt son atelier, il attendait sa belle. Il la voyait soudainement surgir du noir ambient en lui disant « Salut Paulo, ça fait longtemps que tu es là ? » Alors Paul sentait monter en lui un grand bonheur. Il savait qu’il n’aurait pas besoin des Caraïbes, qu’il n’aimerait jamais une métisse plus qu’il ne pouvait aimer Eliane….