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LE MILICIEN

Boris TENON ne s’était pas méfié, tout avait été trop vite. On lui avait demandé : « Aimez-vous la France ? » alors bien sûr, Boris avait répondu oui… ! « Vous êtes Russe ? » avait rajouté l’homme qui semblait diriger le recrutement. Alors Boris avait répondu que oui, que son père était arrivé en France en mil-neuf-cent-seize, qu’il avait fait changer son nom, pour accélérer l’intégration de ses enfants, que DINOWITCH s’était transformé en TENON, et que Boris, c’était pour se souvenir qu’un jour un grand homme du nom de Nicolas II avait dirigé la Sainte Russie. Boris avait toujours entendu dans sa famille qu’il fallait cultiver les vertus humaines et plus particulièrement celles de justice et de charité. De la même façon, on lui avait appris que l’égoïsme n’était pas compatible avec une quelconque insertion dans la société. Bourgeois ? Il n’avait pas exactement compris ce que c’était. Il ne savait de son départ de Russie que ce que son père, Alexandre Simonovitch avait bien voulu lui raconter. L’arrivée des bolchéviques, la traque aux Russes blancs, le massacre de la famille impériale en Juillet 1918, le petit homme chauve qui s’appelait Oulianov. Bon, effectivement, on pouvait très bien s’appelait à la fois Boris et être un bon Français. Boris n’aimait pas vraiment les communistes, les trotskistes, tout ce qui se terminait en « iste » en général. Il voulait servir, il voulait son indépendance, il avait laisse derrière lui Marseille où habitait son père, Lyon où vivait sa mère, Besançon où logeaient des tantes, pour venir à Paris. C’est la que tout se passait avait-il dit.


Contre l’anarchie, pour la discipline, contre l’égalitarisme, pour la hiérarchie, contre la démagogie, pour la vérité…il y avait vingt-et-un point mais Boris n’avait jamais été plus loin que le dixième de la liste. On lui avait dit qu’il serait un chevalier des temps modernes. Des chevaliers ? Il y en avait plein dans l’histoire de la Russie…Il aimait bien l’idée d’un défilé sur les Champs-Elysées une fois les Bolchéviques vaincus, ce qui ne manquerait pas d’arriver. On lui avait donné une ceinture en cuir marron, un pantalon en toile bleu nuit, une paire de chemises d’un bleu légèrement plus clair, un étrange béret qui faisait penser à celui des chasseurs alpins. Sur le bras gauche, il devait porter un brassard en tissus frappé d’un « gamma », symbolisant le renouveau de la France. Alors il avait commencé à lire avec attention les lettres anonymes qui affluaient dans le courrier du matin qui arrivait à la branche locale du 2ème service de la milice, celui du renseignement, dirigé par un certain Jean Degans. De toute sa jeune existence, Boris Tenon n’avait jamais vu autant d’ordures se déverser par l’intermédiaire d’un bout de papier plié dans une enveloppe et mis à la poste sous le couvert de l’anonymat. « Un individu au profil juif trafique les tickets de rationnement au vingt-six de l’avenue d’Orléans », « une femme cache chez elle des tracts de la résistance au dix-huit de la rue de Bigorre », « dans les sous-sols du quarante et un rue Bézout, il y a des bruits d’imprimerie » « au deux Rue Alphonse Daudet, au troisième étage, vit un réfugié communiste qui transporte de l’argent destiné à des amis de Maurice Thorez, mais je ne sais pas qui » …


« Il ne faut pas se tromper de concept » l’avait mis en garde un de ses cousins qui vivait du côté de Bry-sur-Marne, à l’abri des patrouilles trop nombreuses que la Wehrmacht effectuait dans Paris intra-muros depuis quelque temps. Boris n’avait rien écouté. Il avait le souvenir de son grand père Sacha Tourgueniev, obligé de quitter son pays à quatre-vingt-neuf ans pour venir se réfugier sur une terre dont il ne parlait pas la langue et où personne ne buvait de thé dans un samovar. Boris allait venger tout cela, il était prêt à lui tout seul à vaincre le communisme, se confronter aux syndicats qui avaient failli faire basculer le pays en mille-neuf-cent-trente-six. Lui vivant, les bolchéviques devraient bien se tenir…pensait-il. « Contre l’égoïsme bourgeois, pour la solidarité humaine », disait la banderole du meeting dans lequel il devait assurer, avec quelques-uns de ses collègues, la sécurité. Boris Tenon avait fait l’impasse sur les femmes. Il y aurait bien le temps une fois la guerre gagnée. Il pensait à la petite Natalia Tchernikova, qu’il avait commencé à voir régulièrement avant le début des hostilités. Il savait où elle habitait, et prévoyait déjà de tenter sa chance. Mais pour le moment, il y avait encore du pain sur la planche, et tellement de communistes à arrêter qu’il se demandait comment ils pourraient y arriver avant l’hiver…… Boris se sentait bien dans son rôle de défenseur de l’occident contre les « hordes rouges » dont lui parlaient des miliciens plus âgés que lui. Lors d’un repas du souvenir qui se tenait au siège du carrefour de Châteaudun, un milicien plusieurs fois décoré, qui avait perdu deux doigts à Verdun, lui avait dit : « Et encore, tu n’as rien vu…d’ici peu, on va te demander d’arrêter des juifs » ……


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