(Pour mon fils Cyril-Alexandre, petit-fils de "gens biens")
(Pour le repos de l'âme d'Horus, Seth, Râ, et tout le tremblement)
(Pour l'âme du personnel de bord du SS.ARABIA et particulièrement d'Ahmès El Kebir avec ses dix-neufs burettes à huile)
(Pour les étoiles dans le ciel, la nuit, au dessus du delta du Nil)
(Pas pour les Russkofs qui avaient envahi l'Egypte avec leur technologies des années cinquante et leurs pilotes de chasse)
(Pas pour les touristes qui insultaient le personnel hôtelier du SS.ARABIA)
Au début, la seule chose dont Ben s’était souvenu, était l’immatriculation de l’avion : N 768 TW. C’était un Boeing 707 qui appartenait à Trans World Airlines. C’était seulement la seconde fois qu’il prenait l’avion. La première fois avait été un an et demi auparavant, alors qu’il s’était envolé pour Athènes à bord d’un De Havilland Comet 4.B d’Olympic Airways. Ce premier vol avait laissé un goût d’aventure.
Cette fois-ci, l’aventure serait plus lointaine et plus longue : il partait pour la terre ou était née sa mère, en Egypte, dans une étrange ville où l’on parlait autrefois Anglais, Italien, Allemand, et même Turc. Jusqu’à la dernière minute, le départ n’avait pas été certain. Pendant la nuit précédant le jour prévu pour le départ, un coup de fil avait informé la « famille » que rien ne s’empêchait à leur départ, alors les enfants avaient été réveillés à huit heures. On leur avait donné quinze minutes pour s’habiller. Vite, un taxi grand format pour Orly, puis une heure et demie pour s’enregistrer, passer les contrôles de police au premier étage du grand aéroport et l’avion blanc et rouge s’était posé sur la piste de l’aéroport pour laisser monter à son bord les passagers à destination de Rome, d’Athènes et Le Caire.
Le père de Steve, Ben et Chrissy avait refusé de se joindre au voyage arguant du fait que tant que Gamal Abdel Nasser serait au pouvoir et qu’il continuerait ses campagnes contre les Juifs, il n’y avait aucune chance qu’il aille dépenser son argent sur la terre des Pharaons. « En plus, l’Egypte est envahie par les Russes qui viennent superviser la construction du barrage d’Assouan » avait-il ajouté.
Il avait fini sa diatribe contre les soviétiques, comme il faisait souvent, en ajoutant : « Les cocos, c’est des bandits ».
Claudine-Odette, son épouse, n’avait pas insisté. « Je ne t’empêche pas d’y aller » avait dit Alex. Alors, elle y était allée, avec les trois enfants, et Marcelle, sa sœur aînée. Le Boeing 707 de la Trans World Airlines était sûrement l’avion le plus grand que Ben ait jamais vu. Il connaissait bien sûr les plus petits, les « Connies » de Lockheed, les DC 3, 4, 6 et 7 de Douglas, mais celui-ci était vraiment incroyablement beau. Deux heures après le décollage, il avait pu voir le Colisée de Rome à bâbord, à travers le hublot. Il y avait eu un rapide transit sur l’aéroport de Fiumicino et l’avion était reparti vers la Grèce. Un peu avant d’arriver à Athènes, Ben avait pu voir le Parthénon sur la droite, après avoir enjambé, sans excuses aucunes, une vieille touriste Allemande racornie, plongée dans son « Baedeker Reiseführer ».
Le Caire s’étalait dans le soleil de la fin de journée quand l’avion avait finalement touché le sol à l’aéroport d’Héliopolis et les enfants avaient pu sentir à quel point les souvenirs d’enfance de leur mère refaisaient surface alors que le taxi se frayait difficilement un passage sur la route allant de l’aéroport jusqu’au centre de la grande ville. « Regardez, regardez……c’est Groppi, le chocolatier Italien où nous allions quand nous venions au Caire…regardez, regardez, c’est là où habitait votre grand-mère quand elle était encore jeune fille…regardez, regardez, là c’était chez mes tantes… »
A l’hôtel Shepheards, Ben avait ri en voyant le personnel vête à la mode locale. Dans la salle à manger du grand caravansérail se trouvaient des touristes Allemands sérieux qui parlaient du bout des lèvres, des Italiens volubiles qui s’exprimaient avec les mains, des Belges rigolards, et des couples d’Anglais presque aussi vieux qu’Akhenaton, Osorkon ou bien Ramsès. Il y avait aussi plusieurs tables autour desquelles étaient assis des officiers Russes. Les trois enfants s’étaient esclaffés en voyant la taille des casquettes militaires sur le porte-manteau.
« On dirait des gâteaux à la crème » avait dit Ben. Il y avait eu ensuite quelques heures, ou bien était-ce plutôt quelques jours passés dans un étrange endroit pour adultes, un vieux machin avec des boiseries qui s’appelait « Ména House » et dont tout le monde parlait avec respect, comme si cet endroit était une partie importante de l’histoire de ce curieux pays.
Le « Ména House » était près des pyramides. Les trois enfants étaient les seuls dans ce monde fait pour les grands. Personne ne parlait Français, alors Claudine-Odette et Marcelle avaient retrouvé dans leur mémoire, des phrases rouillées, en Arabe, qu’elles n’avaient pas prononcées depuis plus de trente ans. « Etes-vous Egyptiens ? » avait dit un groom en découvrant un immense sourire. « Non, mais nous sommes toutes deux nées ici, nous avons grandi à Ismaïlia » …
Alors quelques piastres avaient changé de main et bientôt, les deux chambres réservées pour la « famille » résonnaient de cris et de rires, alors que les bagages étaient à peine défaits. « Regardez, Kefren, Kheops, et Myrkérinos » avait dit Steve en ouvrant la fenêtre qui donnait sur l’incroyable plateau de Gizeh. Des projecteurs éclairaient les immenses et millénaires constructions… Marqué depuis sa naissance par une certaine forme d'autisme,Steve parlait…Il savait tout de l’Egypte, des dieux, des déesses, en plus de cela, pour le reste de ce qu’on appelait la culture générale, il savait aussi tout sur tout… sur les déclinaisons latines, sur la guerre de Troie, sur celle des Roses, sur le tableau de Mendeleïev, sur la composition de l’hydrogène sulfuré, sur la transformation des chrysalides en papillon.
Il connaissait les étoiles, les constellations, il connaissait les dynasties des Pharaons sur le bout des doigts. Il en savait même trop, ne laissant aucune surprise, créant parfois l’étonnement quand il allait plus loin que les livres d’Histoire. Steve savait aussi qu’en plus de pyramides comme celles de Gizeh, il y en avait d’autres qu’on appelait des « ziggourats » et qui représentaient les traces de l’ancienne Mésopotamie, cette civilisation dans laquelle les dieux portaient obligatoirement la barbe.
Ben pensait que Steve connaissait en fait plein de choses qui ne lui serviraient jamais à rien dans la vie.
« Tu ne sais pas faire la différence entre un Boeing 707 et un DC8 » avait dit Ben à son frère. « Je m’en fous, l’essentiel c’est que ça vole, non ? » avait répondu l’aîné, avant de se replonger dans la lecture de « Sinouhé L’Egyptien », le roman Finlandais de Mika Waltari, qu’il n’abandonnait que lorsque ses yeux ne pouvaient plus rester ouvert le soir.
Chrissy était un peu perdue. Elle ne connaissait de l’Egypte que les souvenirs que partageait sa mère, certains soirs, alors qu’elle racontait son enfance dans le monde protégé de la Compagnie Internationale du Canal de Suez. Il y avait plein d’histoires sur le roi Farouk, sur la façon dont il « empruntait pour ne pas les rendre » les bijoux qui brillaient au cou de ses cavalières d’un soir, d’autres histoires sur les soldats Anglais, d’autres encore sur les archéologues qui cherchaient en permanence à percer les mystères des anciens Egyptiens et se retrouvaient victimes de tel ou tel coup du sort, avec l’aide d’un bon romancier à mystères.
Alors Chrissy de prenait parfois à rêver.
La mère de Steve, Ben et Chrissy appartenait au très « sélect » cercle des « gens du Canal ». Ceux qui avaient appartenu, à un moment ou à un autre, à ce petit monde colonial qui vivait en Egypte avant la nationalisation de la Compagnie, étaient nécessairement « des gens bien » de « bons citoyens » des gens avec des « valeurs », des femmes et des hommes « de parole », bref, des « êtres supérieurs » qui avaient dû à l’époque être des modèles de grande vertu pour tout le monde. Steve, Ben et Chrissy devraient attendre encore quelques années pour découvrir par eux-mêmes que tout cela n’était que de la fumisterie, que les « gens du canal » avaient eu des amants et des maitresses, joué et perdu au casino, profité de leurs pouvoirs, craché sur ceux qui n’était pas du même monde, méprisé qui n’avaient pas été éduqué les chez les Frères au Caire ou chez les Sœurs à Alexandrie.
Il n’y avait point de salut, il n’y aurait point de salut, il ne pouvait pas y avoir de salut, pour ces gens-là, hors de la petite communauté du Canal de Suez, même si, au fil des faire-part de décès, ladite communauté se réduisait régulièrement avec les mois qui passaient.
On était « du canal » ou l’on ne l’était pas … Il y avait un signe distinctif qui permettait aux profanes de savoir que telle ou telle Européenne avait passé une partie de sa vie dans le petit monde de la Compagnie du Canal. Il s’agissait d’un bracelet en argent, d’un modèle particulier, un bracelet porté par les femmes bédouines. Ce bracelet, dit « des filles du Canal » se transmettait de mère en fille, comme une sorte de prolongation d’un monde qui n’était plus, mais dont tous « les gens d’Egypte » parlaient encore en jouant au bridge et en évoquant les souvenirs des enfances privilégiées.
Claudine-Odette et sa sœur Marcelle n’avaient pas revu Ismaïlia depuis leur départ d’Egypte et leur retour en France. Les enfants savaient, sans pouvoir expliquer, que revenir sur les lieux de leur enfance raviverait sans doute les douleurs liées à ce départ dans les années trente, alors, ils n’avaient pas surpris quand les larmes avaient coulé sur les joues de Claudine. Ils avaient pudiquement fait semblant de regarder ailleurs.
Ils n’avaient jamais vu leur mère pleurer.
Ce serait la seule et unique fois.
Dans les familles des « gens bien » on ne pleurait pas, surtout des gens du canal, tu te rends compte ?
Claudine ne pleurerait donc plus jamais, même en repensant, bien plus tard aux grand lac Amer, à Fayed, à l’école d’Ismaïlia, à son enfance dans les dentelles et les cheveux peignés par les domestiques. Il y avait eu la marche dans le désert, pas loin de la ville. Le sable était brûlant en surface, mais à quelques centimètres dans le sol, il était froid. « C’est un climat désertique » avait dit Steve. « Le sable est tellement doux, regarde, il est tellement fin qu’on n’arrive pas à la garder dans la main » avait dit Chrissy. Effectivement, elle avait essayé de fermer son poing autour de l’équivalent d’une tasse de sable ocre…en quelques secondes à peine, les grains s’étaient enfuis de la petite main pour retrouver le désert. C’était fin…on aurait dit de la poussière…
Les enfants avaient vu la maison des grands-parents, qu’ils avaient regardé d’un œil indifférent, préférant aller caresser un âne attelé à une curieuse charrette en bois. Ils avaient vu également les anciens bureaux de la Compagnie du Canal. « C’est là, je me souviens. L’oncle Éric travaillait dans ce bureau, mon dieu, on dirait que c’était hier ». Marcelle avait mentionné un souvenir. L’Egypte, c’était son enfance et sa jeunesse, plus de trente ans à manger des falafels, écouter des bondieuseries, espérer une progéniture qu’elle n’avait jamais eu…la brave femme avait même été jusqu’à jouer les infirmières pour des soldats de l’armée Britannique qui découvraient l’Egypte d’un peu trop près, et avaient attrapé, en mauvaise compagnie, des maladies qui auraient fait honte à la reine Elizabeth Angela Marguerite Bowes-Lyon.
« Ne prend surtout pas un vol domestique en Egypte » avait annoncé Alex. « C’est types-là ne connaissent rien à la maintenance aéronautique ». Alors le voyage vers le sud s’était poursuivi en train. Après une nuit passée dans une train dont les voiture-lits sortaient d’usine Hongroises, le petit groupe avait débarqué au petit matin à l’hôtel « New Cataract » d’Assouan. On se serait cru à l’époque de l’Egypte encore Victorienne. Au bout d’un souk encombré d’objets pour touristes et de petites statuettes en albâtre, se trouvait un vieil embarcadère. Le SS « ARABIA » était un petit steamer qui ne devait pas dépasser les douze nœuds. Ben se souvenait de ses dix-huit cabines. Au centre du pont principal, une mètre cinquante plus bas, captive dans des parois de métal, se trouvait la machinerie à vapeur du petit bateau. Une fois le petit yacht lancé sur le grand fleuve, on pouvait voir les pistons qui allaient et venaient, transmettant l’énergie aux roues à aubes du steamer, une de chaque côté. Il y avait l’odeur de la graisse chaude, le souffle de la machine, les effluves d’huile tiède, les émanations entêtantes des cordes de chanvre. Il y avait aussi le rythme continu, les vibrations légères du bâtiment qui descendait le Nil. Ben c’était plusieurs fois endormi, serein, en entendant le battement régulier du moteur. Il avait aimé cet étrange bateau sorti d’un autre âge, qui avait mille fois plus de personnalité qu’une embarcation moderne pour touristes Américains. Une première expérience devant une machine à vapeur ? Ben avait pensé que oui, c’était le cas et puis il s’était souvenu du « Rhône », un vieux bateau à roues qui sillonnait le Lac Léman depuis mil-neuf-cent-douze, et, de la même façon, il revoyait aussi la première fois qu’il avait été confronté à une « Américaine », une de ces locomotives à vapeur livrées à la France en mille-neuf-cent-quarante-cinq.
Le jour de la « rencontre » Ben avait été terrorisé en voyant les visages noircis par le charbon, du mécanicien et de son chauffeur.
A bord du SS. ARABIA la machinerie était propre, les cuivres brillaient d’un doux éclat, le capitaine ressemblait à Omar Sharif. A la salle à manger, par ailleurs très « cosy », on aurait dit que le temps s’était arrêté à la fin du dix-neuvième-siècle. Il n’y avait que de l’eau en bouteille dont tout le monde ignorait l’origine, les étiquettes étant en Arabe ou en Cyrillique. Le soir, à la fin des repas, comme dans un roman d’Agatha Christie, les hommes faisaient retraite vers l’arrière du bateau pour boire un verre de cognac, fumer un cigare, ou simplement s’allonger sur une des vieilles chaises longues en toile et regarder les étoiles dans le ciel Egyptien. En fin d’après-midi, quand les passagers mettaient de l’ordre dans leurs pensées et revoyaient les vieilles pierres des temples devant leurs yeux, un serveur soudanais apportait du thé à la menthe. Alors il y avait des tentatives de conversations en cinq langues, avec force gestes et sourire. Pendant ce temps, Ben regardait la machinerie, humait les odeurs d’huile, en écoutant les grandes roues qui brassaient l’eau du fleuve dans lequel flottaient, ici, parfois, un ou deux cadavres d’hippopotames, là, un âne mort, là-bas des ordures échappées d’un autre bateau, et qui finiraient leur course dans le delta du fleuve trois ou quatre jours après.
Le guide attaché au SS. ARABIA n’avait pas d’âge. Il était vêtu quotidiennement d’une chemise blanche à manches courtes et portait un nœud papillon. Dans les boutiques le long du fleuve, partout où les bateaux faisaient escale pour déverser les touristes en quête de pharaoniques émotions, les boutiques affichaient des publicités et des tarifs en Arabe, en Anglais et en Cyrillique. Il y avait du personnel militaire soviétique un peu partout et certains sites « stratégiques » étaient interdit de photo. Alex avait eu raison, il y avait des Russes en Egypte. Plein de Russes…et dans les restaurants entre Assouan et Assiout il y avait même une section « en cyrillique » qui détaillait le choix de plats « comme à la maison » à l’attention du personnel soviétique en manque de saveurs de leur mère patrie.
Le long du Nil, des fellahs en djellabah blanche ou bleu clair, un turban sur la tête, la peau brûlée par le soleil, vaquaient à leurs occupations rurales. Ben avait aimé les petits ânes qui transportaient légumes et outils, Steve avait aimé le voyage dans le temps avec les souvenirs qui flottaient, d’Isis et d’Osiris, les statues du dieu-chat Bastet, celles d’Anubis, Babi, Hater, Khonsu, le dieu de la Lune et Seker, le dieu faucon.
Alors enfin, seulement, il y avait eu le musée des Antiquités Egyptiennes du Caire, deux jours après avoir quitté le SS. ARABIA. Steve, Ben et Chrissy avaient vu une vraie momie…pour la première fois de leur vie, ils avaient été confrontés à la mort…
« Elle a l’air tellement sereine » avait dit Chrissy….
« Peut-être est-elle contente d’être morte et c’est pour ça qu’on dirait qu’elle sourit » avait ajouté Steve
Alors, Ben s’était demandé, sans vouloir trop regarder le visage parcheminé de l’étranger créature, si cette dernière pouvait ressentir la présence des jeunes visiteurs….
« Si ça se trouve, elle sait qu’on est là » …avait-il dit alors dit…. « vous êtes sûr que vous voulez rester? »