Bien souvent, en passant la porte du « 36 », Louis Atlan voyait défiler devant ses yeux des images qui dataient des années soixante, celles d’un jeune garçon montant les escaliers de l’école communale de la rue Sorbier dans le vingtième arrondissement de Paris, le quartier où il avait grandi, du côté de la rue Pelleport.
Au bout de plusieurs années comme flic de haut vol, il avait enfin fait le rapprochement entre les escaliers qui menaient aux salles de classe de la République et ceux qu’il gravissait régulièrement pour aller rejoindre les bureaux de son groupe, au dernier étage du 36, sous les toits, des locaux pourris disaient certains officiers, des locaux chargés d’histoire disait Louis. Ah, les escaliers du 36… Les policiers étaient en train de quitter les locaux vétustes, les couloirs jaunis et le fameux escalier de 148 marches que Guy Georges, le tueur de l’est Parisien, avait gravi, menotté. Depuis trente ans, il avait vu passer des voyous sur lesquels il avait eu envie de cogner, des grandes crapules qui brassaient beaucoup d’oseille et aussi des julots-casse-croute qui tournaient aux minimas sociaux en journée, et au relevé de compteurs la nuit, dans le triangle d’or entre la rue du Caire, la rue Blondel et la Rue Saint-Denis. Alors que les déménageurs remplissaient l’un après l’autre les camions qui se dirigeaient vers le « bastion », Atlan se souvenait des affaires sur lesquelles il avait travaillé, avec son groupe, dans les bureaux mansardés du « 36 ». Un crime crapuleux l’année de son entrée en fonction. Il avait saisi l’occasion pour faire ses preuves et se faire accepter par le groupe. Un demi-sel surnommé « le rebouteux » et qui faisait dans l’arnaque à la fausse qualité avait été trouvé un petit matin, la gorge tranchée devant un club échangiste du côté de la Bourse, un truc qui s’appelait « Le Nautilus ». En sept semaines, Louis avait réglé toute l’histoire et du même coup, gagné ses galons à la Crim’.
Louis Atlan s’appelait en fait Simon mais Feigel Lednitzer et Eyal Atlan avaient dit : « on lui mettra Simon en deuxième prénom, on mettra Louis en premier, ça fera un peu plus gaulois… » Louis avait bonne mémoire. Il se souvenait de chaque détail depuis le jour où il avait fait sa première entrée au « 36 », à sept ans. Il était fils de flic, et en plus, fils d’un flic Juif. Il aimait bien le fait que dans la grande maison du « 36 » exerçaient plusieurs de ses connaissances. Il y avait Joseph Abecassis, Adrien Aboulker, et Raoul Azoulay.
Eyal Atlan, le père de Louis, avait fait carrière chez les « bœuf-carottes » Une mauvaise balle récoltée lors d’une descente à Montmartre l’avait empêché de continuer sa carrière aux « stupéfiants ». Comme il était doué pour le métier, son patron l’avait soutenu, dès la fin de son hospitalisation à la maison de santé de la Préfecture de Police, du côté du boulevard Saint-Marcel, et comme Louis adorait les bords de Seine, chaque fois que son père le prenait avec lui pour marcher dans le quartier et découvrir les petites rues du côté de Saint-Séverin, il ne manquait pas de passer par le « 36 » pour faire visiter le bâtiment chargé d’histoire et présenter son fils à tel ou tel policier en disant fièrement à qui voulait prêter attention au petit gamin en culotte courte : « C’est mon fils, plus tard, il sera flic, ici, au « 36 », j’en suis sûr, aussi sûr qu’un nouveau jour se lèvera demain, et que dans trois mois au plus j’aurai serré le gros Jean-Pierre et les frères Ben Ali ».
Presque naturellement, Louis s’était retrouvé à passer les concours qu’il avait brillamment réussi. Il n’avait eu qu’a choisir et s’était retrouvé à la « Tour Pointue ».
Bien sûr, il était difficile de faire toujours la différence entre le mythe, la réalité, l’imaginaire, le quotidien. Sous la poussière incrustée dans les marches des escaliers de vieux bois, il y avait les souvenirs de la voyoucratie qui avait fréquenté le bâtiment depuis mil-neuf-cent-treize. Le long des rampes d’escalier, la sueur de ceux qui avaient monté les marches et qui avaient encore les mains libres, s’était imprégnée dans le bois. Ce n’était pas Simenon, Maigret, Fréderic Dard, ou d’autres héros qui faisaient battre le cœur du policier qui regardait les déménageurs emporter les meubles vers le dix-septième arrondissement. C’était surtout le souvenir des affaires qu’il avait résolu. Le coup avait été rude. Les flics les plus flics, du bout des cheveux à l’extrémité des orteils, s’étaient mentalement arque boutés pour résister à ce changement, à ce départ en exil vers un triste dix-septième déclassé, dans une rue coincée entre l’infernal périphérique et le triste boulevard Berthier. Le 36 rue du Bastion ne serait jamais le 36 quai des orfèvres. Au « Soleil d’Or », boulevard du Palais, le personnel tirait la gueule. Forcément, quand les flics de la PJ arrivaient au bout d’une affaire, le bar de la brasserie accueillait les heureux fonctionnaires qui avaient réussi à serrer un Paulo-les-yeux-bleus, un Dédé-le-Belge, ou un Jacky-le-Bordelais, qui trempaient depuis longtemps dans le crime organisé mais qu’on n’avait jamais encore réussi à mettre au placard. Pour les autres affaires comme par exemple un « bijoutier du clair de lune » ou une « enquilleuse », il suffisait de traverser le pont Saint Michel pour aller s’hydrater dans un café plus simple, un peu comme si en fonction des affaires, on choisissait le lieu de la célébration. Dans le choix des troquets, il fallait qu’il existe une hiérarchie, c’était un réflexe de flic. Aux grosses affaires résolues, il fallait un établissement cossu où on voyait aussi du bourgeois. Aux affaires moins reluisantes, suffisaient alors les petites rades de la rue Saint André des Arts.
Ni Atlan, ni ses collègues n’avaient envisagé l’importance du coup de blues qui leur était tombé dessus. Des vrais mecs avaient parfois la larme à l’œil en réalisant qu’ils ne reverraient plus leur « 36 », qu’ils ne monteraient plus sur ses toits les soirs de quatorze juillets, qu’ils n’iraient plus jamais poser leur cul sur les berges de la Seine, au printemps, quand le soleil parisien redonne à la ville un peu de tendresse. Déménager le 36…quelle affaire ! SI encore c’était pour le mettre dans un autre quartier sympa, du côté de Vincennes, ou pas loin d’Issy-les Moulineaux, près du terrain d’aviation où continuait à flotter le souvenir de Blériot, on se serait attristé, sans doute mais on aurait peut-être mieux accepté la manœuvre, mais là, il s’agissait d’un véritable exil, en dehors du cœur battant de Paris, pas loin des voies qui partaient de la Gare Saint Lazare à destination d’un lointain Havre, d’un Rouen ville-dortoir, où d’un Argenteuil pavillonnaire. Dans le groupe d’Atlan, ils étaient sept. Sept qui avaient eu envie de tout plaquer puisqu’on leur avait enlevé leur environnement avec ses tonnes de légendes, ses kilos de souvenirs, ses images en noir et blanc de garde-à-vue sur la base de jambon beurre et de clopes empruntées.
Jean Rodier, le doyen, qui affectionnait la langue Anglaise et crânait parfois parce qu’il avait été correspondant de la PJ auprès de Scotland Yard pendant deux ans, avait dit : « You don’t know what you’ve got, till it’s gone ». Abel Toussaint et François Dumets s’étaient moqué de lui, en forçant le ton, mais on sentait bien que l’heure n’était pas à la rigolade. Paul D’Amato, le rital de service, dont les parents avaient immigré en France sans connaitre un seul mot de la langue de Voltaire, s’était réjoui du grand déménagement : « Moi ? J’habite à Saint-Ouen, je vais gagner au moins une heure par jour » avait-il clamé, une étrange lueur dans les yeux. François le Cleach, le chef de groupe, n’avait rien dit sinon qu’il s’en foutait puisqu’il partait pour la province, dans la région de Lyon, où, disait-il, on mangeait mieux que chez les parigots. La petite dernière, Muriel Chavannes, une savoyarde bon teint débarquée de Tanninges, avait eu une pensée pour Robert Broussard, son parrain, en se disant que ce qu’elle voulait faire à la PJ du quai des Orfèvres, elle le ferait aussi bien au « Bastion ». Elle avait espéré pouvoir disposer d’un bureau avec vue sur le Nord ou le Nord-Ouest de Paris, une fois dans les nouveaux locaux. Elle avait pris l’habitude chaque soir de consacrer dix minutes pour décompresser de la journée en regardant le ciel et l’horizon.
Les camions du déménagement étaient venus prendre les meubles, les centaines de bureau, les armoires, les chaises. Même les archives avaient été emportées. Les fameux « bagnards », ces policiers affectés au traitement des documents, avaient fait le voyage avec leurs précieux chargements qui relataient, en plusieurs centaines de carton, l’histoire du grand banditisme comme celle de la petite délinquance, le tout avec cotes et références codifiées.
Pour Atlan, la blessure était d’autant plus profonde qu’avec le déménagement vers Clichy, une partie de sa vie disparaissait, un peu comme si au nom du bien être collectif, il avait fallu tuer ses souvenirs. Louis était devenu flic parce qu’il aimait l’ordre, qu’il aimait son père, et que c’était la bonne chose à faire. Mais avec le départ en exil des brigades du « 36 », la donne avait changé et Atlan avait eu la curieuse impression de trahir son père. Comme après la mort d’un être cher il existe une période de deuil qui doit se dérouler suivant des phases bien particulières, le policier avait senti qu’il aurait besoin de se faire à ce grand chambardement. Au fur et à mesure qu’il réalisait les implications de ce changement de lieu de travail, Atlan se sentait de plus en plus malheureux. Le quai de la Mégisserie avec ses oiseaux, ses poules, ses lapins nains, disparaissait de son horizon, l’Ile Saint Louis et l’Ile de la Cité s’estompaient, les cloches de Notre-Dame ne sonneraient plus pour lui, et il ne pourrait plus, en quelques sept minutes et demies, aller chercher un beignet à la pâtisserie du Sud Tunisien, un lieu culte caché dans le dédale des petites rues de Saint-Michel.
En quelques jours, Louis Atlan était devenu un homme rempli d’une étrange peine. Il n’avait pas cru que cela arriverait si vite. Il avait tenté de partager son chagrin avec le doyen du groupe, Jean, qui l’avait alors pris par le bras, s’était penché gentiment vers Louis et lui avait dit, d’un air un peu professoral mais dans lequel Louis avait senti toutefois de la compassion : « Allez mon petit Louis, ce sont les hommes qui font la mémoire des pierres, et non l’inverse ». Alors Louis avait souri pour montrer qu’il savait que Jean Rodier n’avait pas tout à fait tort.
« Faut vous faire une raison » lui avait dit, aussi, au coin d’un couloir, le divisionnaire Pierre Lecuyer, qui était connu pour la grivoiserie de son langage. « L’époque des bons de saillie, c’est terminé, à Police propre, locaux neufs, vous verrez mon p’tit Atlan, vous vous y ferez, et puis le dix-septième, ce n’est pas le bout du monde, bordel…arrêtez de faire la gueule vous allez nous tuer le moral »
Atlan ne faisait pas la gueule…Il était simplement triste. C’était un changement majeur. Il y avait en lui une grande colère, un peu comme celle qu’il avait ressenti, un jour, en découvrant que la boulangerie Moskvitch de la rue des Rosiers avait été vendu à un « étranger ».
Le vingt-et-un septembre, Louis Atlan avait acheté Libération au petit kiosque à journaux tout près du palais de justice, en face du métro. Linette Desqueyroux, la vendeuse, lui avait dit : « Alors, Monsieur Atlan, ça vous fait quoi de partir ? » et Louis avait simplement dit « la même chose que si vous renonciez au Marché aux Fleurs pour aller vendre des journaux rue des Dames ». Il avait tourné les talons, était descendu dans le métro, et sur le quai, avait croisé Bastien, son « bagnard » (1) préféré qui avait échappé à l’exil parce qu’il connaissait du beau monde. « Atlan, ça y est, t’es sur le départ ? » Le policier avait écarté les mains en signe d’impuissance et simplement répondu « Non, le départ c’était hier, aujourd’hui je suis sur l’arrivée en exil, là-bas, derrière les maréchaux. Tu verras qu’avec un peu de chance, on trouvera même des filles qui viendront tapiner rue du Bastion. Les flics, c’est des hommes, non ? »
Archiviste, dans l’argot de la police.