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Meredith Robinson avait pris un passage sur le « Mabel Grace », ce ferry-boat mythique qui traversait la Manche et en deux heures et cinquante minutes, elle était passée d’un monde dans un autre. Ce n’était pas elle qui avait réglé le prix de son billet. L’homme qui avait eu cette largesse était simplement un cœur d’artichaut qui s’était épris d’elle et lui avait juré que si elle cédait à ses avances, il l’aiderait à quitter le pays.
De fil en aiguille, de rendez-vous en décisions, de plan de bataille en plan de retraite, Meredith avait quitté nuitamment la « Croix d’Argent », une maison pour la clientèle aristocratique du Kent, terminé son sommeil chez son bienfaiteur, et, au matin, avait franchi l’enceinte du port de Folkestone pour s’embarquer sur le ferry-boat. Il y avait eu l’arrivée à Boulogne, le train international qui passerait par Paris avant de continuer sa route vers le sud, et la découverte de son nouvel univers au douze de la rue Chabannais .
« Chabannais ? » avait-elle dit dans un Français empreint d’un délicieux accent Anglais « quel drôle de nom, c’est quoi Chabannais ? » ; alors Oscar, le chauffeur de la maison lui avait fait un petit cours d’histoire de Paris, lui expliquant qui était Claude Théophile Gilbert Colbert, marquis de Chabanais, à la glorieuse époque de Louis le Quinzième, grand « viandard » devant l’éternel. De sa mère française, en plus d’une connaissance acceptable de la langue de Molière, Meredith avait hérité d’une curiosité propre à lui ouvrir l’esprit ainsi que d’une audace dont peu de femmes de l’époque pouvait se vanter, alors quand un marin Français de passage dans cette Angleterre du sud que l’on nommait le Kent, était venu passer la nuit à la « Croix d’Argent », elle avait bien sur pris le temps de parler de choses et d’autres. L’homme de mer lui avait dit qu’il y avait du travail à Paris, dans une de ces maisons de tolérance pour clientèle de haut vol. Il tenait cela de sa propre sœur qui avait émigré de Boulogne à Paris, préférant vendre son corps dans le lin et la soie plutôt qu’étriper les bars, les chinchards et les grondins dans les poissonneries industrielles du Boulonnais. Alors Meredith avait préparé deux valises, un carton à chapeau, et avait quitté l’Angleterre, laissant derrière elle trois années de prostitution provinciale à Sandgate. Alors qu’elle s’était embarquée sur le « Mabel Grace », elle s’était dit que finalement, c’était probablement la meilleure des décisions qu’elle pouvait prendre. A Paris, elle devait être lingère et prostituée. Elle avait réussi à négocier avec la taulière, Marie-Jeanne Lafarge, et on ne sait comment, une sorte d’engagement inhabituel par lequel elle porterait deux casquettes, et ne travaillait ni le lundi ni le vendredi. Il y avait en moyenne vingt-quatre filles au Chabanais, Meredith serait la vingt-cinquième.
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( Le Mabel Grace, le ferry-boat qu'avait utilisé Meredith Robinson pour venir en France)
Au lieu de ne s’occuper que des visiteurs qui fréquentaient cette maison, proche de la rue des Petits-Champs et de l’Opéra, Meredith travaillerait le matin à la lingerie et prendrait son service en début d’après-midi auprès des autres filles de ce respectable claque. Le Chabanais était situé dans un quartier de galanterie dont la réputation n’était plus à faire, allant des petits rats du Palais-Garnier aux femmes légères qui officiaient dans les jardins du Palais-Royal. Pour Meredith, c’était un monde inconnu qui lui restait à découvrir. Elle, qui n’avait jamais vraiment voyagé à l’exception de deux sauts de puce à Dungeness et trois escapades jusqu’à Margate pour y remplacer une fille en mauvaise santé, avait devant ses yeux la grande ville, ses tramways, son métropolitain, les brasseries du boulevard des Italiens, les hommes en habit, les femmes en robes longues et les clients des six chambres de l’établissement. Six chambres, quatre paires de draps par chambre, vingt-quatre paires de draps par vingt quatre heures, sans compter les serviettes de trois tailles différents, Meredith ne chômerait pas. Bien sûr, la prostitution, elle connaissait, mais la « Croix d’Argent n’avait rien à voir avec le Chabanais. A la « Croix d’Argent », cela sentait le poisson et le whisky bon marché, tandis que dans cette maison de grand luxe, l’odeur entêtante du parfum des filles mélangée à celle du cigare des hommes, contribuait à faire tourner la tête.
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( Au Chabanais)
Lingère le matin, demi-mondaine à partir de quatorze heures, cette façon de travailler, effectivement inhabituelle pour une fille en maison, était due à une faveur de la « direction » et aussi au fait que Meredith était bien la seule pouvant s’occuper de la clientèle Anglo-Saxonne puisqu’elle en maîtrisait la langue. La lessive et le repassage ajouteraient un petit revenu à son pain de fesse, dans ce pays où elle devait tout recommencer. Avec Jeannette, Héloïse et Madeleine, des petites mains, spécialisées dans la pratique de la chambre Louis XV et de la chambre Hindoue, Meredith avait commencé à apprendre l’argot du métier utilisé en France. On lui avait donné la définition de « l’abattage », expliqué ce qu’était une « mère abbesse », ou un « atelier ». Les filles avaient insisté sur d’autres mots tels que « brochet », « chameau » et « marchand de viande ». Elles avaient parlé de cette ancienne pensionnaire du Chabanais qui avait terminé dans une « maison à un franc » après avoir gardé pour elle, à plusieurs reprises, l’argent des passes. D’honorable « demi-mondaine », elle était devenu « paillasse de corps-de-garde » dans une taule du côté de la barrière de Clignancourt. Le Chabanais était une maison de haut-vol. On n’y pratiquait pas la branlette ordinaire à trente-trois-sous avec chatouille des coulisses, ni le baisage en levrette à douze sous. Tout était dans le luxe, les bonnes manières, l’hygiène, la finesse, le beau linge, les belles femmes. Un archiduc Bavarois avait dit un jour qu’il reconnaissait bien, en cet endroit, une synthèse de l’esprit Français. Un capitaine d’industrie, Italien, propriétaire de plusieurs bateaux de commerce qui sillonnaient les océans n’avait pas tari d’éloge sur la maison et avait avancé l’argent de plusieurs passes pour permettre à ses officiers au long cours de venir se détendre lors d’un prochain passage dans la capitale. Un marchand de bois du Brésil avait tenté d’emprunter, sans espoir de retour, la petite Léontine, tandis qu’un éleveur de pur-sang du Kentucky avait offert une incroyable somme en Napoléon d’or pour faire l’acquisition de l’établissement de plaisir. La vie au Chabanais se déroulait parfois suivant l’actualité du moment. Une tendance baissière au Palais Brongniart et les financiers gardaient leur braguette hermétiquement fermée, comme leur portefeuille.
(Le fauteuil fabriqué pour "Bertie" par Louis Soubrier)
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Une discussion houleuse à la chambre et les députés, sans doute fatigués par les éternelles échanges d’insultes et de critiques, rentraient chez eux au lieu de faire le crochet par la rue du Chabanais. La découverte d’une mine d’or encore inconnue, dans un lointain pays d’Amérique du Sud avec sombrero et moustache obligatoire, et le Chabanais voyait arriver des clients qui payaient bien, pas toujours très galants, mais certainement fidèles, suivant les jours de la semaine. Il y avait bien sûr des notaires reconnus, des avocats célèbres, des artistes en vogue, et des grands de ce monde que tout le monde faisait semblant de ne pas reconnaître, mais dont on savait qui était qui, et ce pourquoi ils étaient venus. Les filles s’étaient gentiment moquées de Meredith au début, et puis finalement l’amitié de circonstance avait pris le dessus. « En Angleterre, j’étais une « tart (1) » avait dit Meredith… ! Alors les filles avaient rigolé et dit simplement : « en France, une tarte c’est quelque chose qu’on bouffe », alors Meredith avait rit à pleine bouche et dit simplement « en Angleterre aussi », et on avait bu un petit verre de Claquesin en s’étonnant de ce moment de bonheur. Dans une suite réservée à un énigmatique « Bertie » (2), se trouvait un objet de curiosité qu’on ne savait comment appeler exactement. Certaines disaient que c’était un « fauteuil d’amour », d’autres que le nom exact était « fauteuil de volupté », toutes étaient d’accord sur le fait que l’artisan qui l’avait fabriqué avait répondu à une commande particulière d’un connaisseur en chatouilles coquines et autres joyeusetés charnelles que l’église toute puissante et la morale étriquée, réprouvaient. Tout le monde faisait semblant de ne pas savoir qu’il existait même, à Paris, une ou deux maisons spécialisées dans la punition des ecclésiastiques en quête d’émotions fortes et de coup de fouets, du côté de la rue Saint Sulpice. Louis Soubrier, l’ébéniste de talent qui avait réalisé l’étrange fauteuil avait dû répondre à des contraintes particulières qui incluaient, entre autres, le poids important de son utilisateur principal. Le brave Maître du Bois avait conçu son chef d’œuvre de façon à permettre son utilisation par au moins trois personnes mais avait laissé à « Bertie », son riche client, le soin de découvrir quelles étaient les combinaisons de positions possibles. De temps en temps, l’ébéniste quittait son atelier du faubourg Saint-Antoine pour venir discrètement contrôler la bonne tenue des tenons et des mortaises, et vérifier si le rembourrage de la méridienne garantissait toujours le confort du dos. De temps à autres, Meredith Robinson avait le bourdon. Alors elle se rendait à la Gare du Nord, prenait un train qui la déposait à Boulogne-sur-Mer. Là, elle prenait une calèche jusqu’à la plage du Portel, et s’asseyait sur le sable en regardant en direction de l’Angleterre, un peu comme si elle tentait de rejoindre, l’espace d’un instant, par l’esprit et le cœur, son ancien pays, son ancienne vie… Elle n’avait pourtant jamais regretté son départ, ni son aventure Parisienne, mais elle était restée très attachée à cet environnement calme du Kent, aux pelouses vertes, aux chevaux qui paissaient dans les champs du côté de Newingreen. Parfois, quand sa famille lui manquait, en fin de semaine, alors qu’elle avait monnayé ses faveurs auprès de vingt-neuf ou trente industriels Anglais de passage à Paris, elle se demandait si finalement il ne valait mieux pas être pauvre, dans cette Angleterre juste post-Victorienne, plutôt que d’appartenir, à Paris, à ce petit monde de la galanterie pour riche, dont elle recevait les miettes, parfois, quand un client plus généreux qu’un autre lui fournissait une raison sonnante et trébuchante, d’avoir un bon souvenir de lui. Quand, à la fin de chaque automne ou au début de chaque hiver, le ciel de Paris se recouvrait d’une sale brume, et que Meredith pensait fort à la liberté et aux falaises de Samphire Hoe, elle se disait que finalement elle aurait peut-être préféré, à l’odeur des cigares et des parfums de femmes, celles du poisson et du mauvais whisky.
Une fille facile
Le futur Roi Edouard VII d’Angleterre