« Tiens, v’la le pape noir ! » avait lancé Léo Belzunce, le mastroquet du « Petit-Pont », un café de quartier à deux balles en face de Notre-Dame, rive gauche, à deux pas du cœur de Paris. Le « pape noir », c’était le père Frédéric Delhaire de la compagnie de Jésus, un jésuite, quoi…un ancien Jésuite même puisque qu’un beau jour de printemps de mille-neuf-cent-cinquante-trois, en remontant le boulevard Saint-Michel en direction du Luxembourg, il avait foncé droit dans une étudiante en médecine, alors qu’il était absorbé par les sages recommandations de l’épître à Timothée 3-2.
D’un seul coup, d’un seul, sa foi avait sauté le pas, et, va savoir comment ou pourquoi, le père Delhaire s’était retrouvé dans une chambre de bonne de la rue Saint-Romain, dans le lit de Denise Granger, futur médecin des hôpitaux. Frédéric avait tout de suite su que cette rencontre n’était pas innocente. Il serait faux de dire qu’il avait eu des questions sur son avenir, sur son engagement en religion, sur ce qu’il pensait être sa voie jusqu’à son départ de ce monde. Denise avait tout fait basculer. Le père Frédéric avait longtemps hésité avant de rejoindre les disciples d’Ignace de Loyola. Il avait tâtonné à droite et à gauche, y compris dans l’orthodoxie Grecque et Russe, il avait même exploré les églises d’Orient, fréquenté des Maronites, des Syriaques, mais s’était senti finalement plus à son aise avec la culture religieuse de son enfance. Alors il avait foncé sans se retourner, ingurgité autant de sainte écritures qu’un homme pouvait le faire, effectué huit années d’études pour, enfin, trouver sa place au sein de l’archevêché. Le père Delhaire était jésuite, il serait jésuite jusqu’à sa mort…pensait-il….
Denise Granger avait vécu cet après-midi là l’expérience la plus originale de sa jeune vie : déshabiller un homme d’église avant de lui montrer qu’elle avait bien retenu les leçons d’anatomie des trois dernières années apprises dans les amphis de la faculté de médecine près de l’Odéon.
Pendant les treize mois suivants, le Père Frédéric, certainement non-repentant et qui appartenait à l’équipe pastorale de Notre-Dame-de-Paris, située juste en face du café du Petit-Pont, de l’autre côté du bras de Seine, avait continué à allumer des cierges, écouter des pénitentes, pardonner des pécheurs, distribuer d’avisés conseils aux âmes en perdition. Il avait même participé à de nombreux offices en pensant bien plus à son après-midi avec Denise, qu’à la solennité d’une célébration des Cendres ou de celles d’un Avent. Il n’avait pas pleinement mesuré à quel point Denise Granger lui était devenue nécessaire. Il était toujours jésuite, ne savait pas gérer les émotions qu’il sentait monter en lui ; la lumière dans les yeux de Denise avait remplacé celle du Saint-Sacrement, le visage de Denise était mille fois plus doux que celui de la Madone sur le tableau qui ornait le mur de la sacristie.
De son logement de la rue de la Bûcherie jusqu’au café du Petit-Pont, il n’y avait que trois minutes. En neuf ans, le père Delhaire avait franchi la porte du modeste établissement plus de deux-mille-sept-cent fois. Souvent assis près du vieux poêle, pendant que Léon, le maître des lieux, essuyait les verres, il engageait parfois la conversation avec des anciens du quartier, solitaires, qui venaient au Petit-Pont pour y trouver un peu de chaleur humaine, et un peu de rêve à base de blanc Nantais ou de Beaujolais. Le père Frédéric n’avait pas l’âme prosélyte, il n’aurait jamais tenté de convertir quiconque et se disait simplement que les choses, comme les états d’esprit avaient tous une raison d’être
« Je dois partir » lui avait simplement dit Denise. C’est mon choix, ne m’en empêche pas ».
D’un seul coup, le père Delhaire avait perdu son nord, et après trois jours de torture et de boisson, il s’était alors enfui de chez dieu. Il avait congédié Jésus et toute sa bande d’apôtres. Il avait envoyé au diable Maurice Feltin le cardinal, voué les bigotes de Notre-Dame aux mauvais soins du Malin, renié ses vœux, regretté ses paroles puis insulté, en lui-même, ceux qui lui avaient fait le mauvais tour d’envoyer Denise Granger en Indochine pour y poursuivre ses études de médecine et en même temps servir comme infirmière à Ban Na Loî, dans la région de Dien Bien Phu. Trahi par sa foi, déçu par ses faiblesses, il avait commencé à haïr le monde entier. Il avait prié Saint-Raphaël au comptoir du Petit-Pont, alors que Léo, le taulier, commençait déjà à percevoir les signes avant-coureurs de la dégringolade.
Le patron en avait vu, des femmes, des hommes, des accidentés de la vie, qui ne s’étaient pas remis de la perte d’un amant, de la guerre, de la mort d’une épouse, d’un enfant, d’une maîtresse.
Il pouvait témoigner du chagrin des unes, de l’amertume des autres. Régulièrement, les cloches de Notre-Dame rappelaient à Léo Belzunce la chance qu’il avait de tenir à Paris un café dans un quartier aussi prestigieux, à trois jets de pierre d’un monument mondialement connu. Régulièrement aussi, Léo se désolait de voir le prêtre, maintenant défroqué, sombrer dans la plus noire des dérives. Chaque fois que les cloches de la cathédrale donnaient de la voix, le cœur de Frédéric Delhaire se serrait. Depuis longtemps déjà, Le père Delhaire avait oublié la foi, l’espérance et la charité et s’était réfugié dans l’apéritif au quinquina. Il avait moqué son ancien ordre, s’en prenant à sa hiérarchie, et, pour ridiculiser son supérieur, le général des Jésuite, il avait utilisé l’expression « pape noir » en référence à la couleur des vêtements du dignitaire. Léo avait gardé cela en mémoire, et le surnom était resté. Tout avait été très vite ensuite, et la barbe avait envahi le visage de l’ancien religieux. Le rasoir s’était fait rare, l’hygiène était devenue optionnelle pour l’ancien religieux. Quai de Montebello, juste à la limite du Pont de l’Archevêché, Fréderic Delhaire avait construit une espèce de cabane en bois protégée par un toit en métal. Personne ne savait où il avait trouvé les matériaux. Il avait choisi ce lieu tout proche de la cathédrale en se disant « même si je ne crois plus, peut être qu’il y aura un miracle, que je retrouverai la foi, que Denise reviendra, que ma vie reprendra son cours ».
Mireille Dumontier, surnommée « la broutille » sans que personne ne sache pourquoi, une cloche de la rive droite à côté du quai de la Mégisserie, l’ancienne compagne de Serge Lamar, dit Serge-le-Biffin, noyé dans la Seine au Pont-Neuf un jour de grande beuverie, avait décidé de passer rive gauche. Le hasard avait fait le reste, et, à quelques centaines de mètres de la grande cathédrale de pierre, les deux compagnons de peine se racontaient leur parcours entre deux passages au « Petit-Pont » où Léo Belzunce, le bougnat au grand cœur, les nourrissait d’un plat du jour et d’un bouillon Kub. « Dieu te le rendra » disait souvent, honteux, le pape noir, avant de s’imbiber du vin que Léo mettait à sa disposition.
En espérant faire sourire les deux réprouvés, Léo aimait à dire « on peut se passer de nourriture pendant trois semaines, mais pour boire, c’est seulement trois jours. » Alors le « pape-noir » et « la broutille » prenaient de l’avance à coup de blanc et de rouge. Il y avait un peu de bonheur dans le malheur des deux vagabonds : un petit chat avait élu domicile entre les paillasses humides qui servaient de lit dans la cabane du quai de Montebello. C’était une petite boule de poils qui se contentait de vivre avec les deux réprouvés, et qui, bien sûr, ne portait pas de jugement. De temps en temps, Le Pape Noir prenait dans ses mains le petit animal qui avait été appelé « "Ezra », un nom qui voulait évoquer une aide divine.
En dépit de l’alcool, il restait à l’ancien religieux encore assez de mémoire pour se souvenir qu ’Ezra le Scribe avait mené des exilés à Jérusalem en quatre-cent-cinquante-neuf avant Jésus-Christ. Ezra le chat, lui, aimait être tenu par les humains, et le cœur de Frédéric se réjouissait quand le chaton se mettait à ronronner. « Peut-être ce petit animal pourrait m’aider à retrouver une vie digne de ce nom ? »
Le sept mai mille-neuf-cent cinquante-quatre, en entrant au « "Petit-Pont » avec Mireille-la-Broutille, et le petit chaton blotti dans une des larges poches de son manteau râpé, le pape noir vit sur le comptoir là une du Parisien Libéré : " Dien-Bien-Phu est tombé"…avec un peu de chance, et l’aide de dieu, Denise serait bientôt de retour…alors, en se souvenant de l’origine et de la signification du prénom Raphaël auquel les marchands d'apéro avaient ajouté le titre Saint, Fréderic Delhaire se tourna vers le patron du bistrot et lui dit :
« Léo, mets-moi donc un quinquina…faut que j’fête quelque chose…j’ai bien besoin de me guérir l’âme, nom de dieu »
© 2018 , Sylvain Ubersfeld pour Histoires Courtes