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HORS LES MURS


« Demain, le 20 juin mille-neuf-cent-dix-neuf, j’aurai trente-trois ans, j’ai intérêt à me méfier de mes fréquentations, je n’ai pas envie de terminer comme le Christ » …Cela avait été la première pensée qui lui était venue alors qu’il avait commencé à descendre l’escalier de bois ciré qui entourait une grande cage d’escalier, donnant, au rez-de-chaussée, sur un vaste damier noir et blanc.


Evariste Gallimard était un mécréant atypique tombé si fort amoureux de son bout de Paris, le Petit-Montrouge, qu’il n’avait même pas pensé à se marier. Il savait de toute façon que le mariage n’était pas pour lui. Il avait échappé à la guerre, ce n’était pas pour s’enfermer dans un carcan bien-pensant, avec enfants obligatoires, fidélité douteuse, regrets éternels. En sortant de l’immeuble du 2 rue Alphonse Daudet, Evariste avait ressenti nettement la différence entre la fraîcheur du hall et la chaleur pesante de la rue.


L’odeur de crottin frais avait envahi ses narines alors que, devant le cinq rue Alphonse-Daudet, une jument, attelée à une carriole en bois, mangeait tranquillement, la tête à moitié enfoncée dans un sac de jute rempli d’avoine que le charretier avait suspendu autour de sa nuque. Il s’était dirigé vers l’avenue d’Orléans, était passé devant le petit bistrot au bout de la rue, et avait tourné à gauche en direction de la barrière. Depuis longtemps déjà, il ne pensait plus à ses parents, passés à l’Orient Eternel. Il n’avait conçu ni regret, ni chagrin. Evariste Gallimard était passé devant le dépôt des tramways municipaux qui se situait sur la gauche de l’avenue d’Orléans en marchant vers le sud. Comme d’habitude, il avait jeté un coup d’œil intéressé, se demandant combien de temps il fallait faire rentrer les motrices chaque soir, sous l’immense verrière qui datait de mille-huit-cent quatre-vingt-quatre, l’année même où ses parents, des Lyonnais enrichis, s’étaient installés dans la capitale. L’ancien appartement se situait rue de la Voie Verte, pas très loin de la porte d’Orléans. En dix-neuf-cent deux, Aristide Gallimard et Amélie Morel-Journel, son épouse, avaient acheté un appartement dans un immeuble qui n’avait que trois ans d’âge. Amélie avait tout de suite aimé l’aspect du bâtiment. Il y avait même, au septième étage, accessible par un escalier dit « de service », une chambre pour la domesticité qui ne manquerait pas de servir le couple au quotidien et qui aurait droit, si, si, à un jour de congé par semaine puisque Madame était si bonne… Evariste se souvenait de l’année de ses quatre ans, quand était sortie de terre la brasserie Gallia. Il se souvenait des chevaux qui amenaient les matériaux, il se souvenait des maçons qui mangeaient sur le chantier. Il se souvenait même de mille-huit-cent-quatre-vingt-douze, quand sur un vague terrain recouvert d’herbe à lapin, les ouvriers du terrassement avaient percé la rue Sarrette.


La première année, quand la brasserie avait commencé à fonctionner, l’air du printemps sentait une odeur qu’Aristide ne supportait pas. « Amélie, ferme donc la fenêtre, ça sent la pisse » disait-il…alors Amélie fermait la fenêtre et Aristide se replongeait dans son « Petit Journal » pendant qu’Evariste jouait sur le tapis avec des cubes de bois peints de couleurs vives.


Un jour, bien plus tard, alors qu’Aristide, Evariste et Amélie passaient devant le Théâtre des Fantaisies de Montrouge sur l’avenue d’Orléans, pas loin de l’église Saint-Pierre, un petit homme pressé avec à son bras une femme jeune, s’était fait remarquer par la foule qui attendait l’ouverture du théâtre. Il parlait fort et semblait agité…. « C’est Illiytch Oulianov, le révolutionnaire Russe…Il a du aller jouer aux échecs au Café du Lion » avait hasardé le père d’Evariste. Pour une quelconque raison, cette brève rencontre avait laissé dans la mémoire d’Evariste un étrange souvenir. Mais c’est en mille-neuf-cent-dix-sept que tout lui était apparu plus clair, quand dans le Petit Journal du dix-huit mars, il avait pris connaissance des évènements de Pétrograd.


Evariste aimait bien mettre les souvenirs d’enfance ou de jeunesse dans de petites cases, bien rangées, au fond de son cerveau. Il était tout à la fois, méthodique et bordélique, serein et colérique, il savait baiser la main d’une dame et péter de la plus grossière façon lors d’un repas comme il fallait. Il connaissait les écritures mais pouvait aussi citer de larges extraits des œuvres érotiques de Paul Verlaine et d’Arthur Rimbaud, dont il était devenu grand admirateur en fréquentant un certain café ou de saines lectures circulaient sous le manteau. Il était infréquentable, définitivement gémeaux, connaissait beaucoup de monde et avait préféré cultiver ses quelques talents plutôt que de prétendre être quelqu’un d’autre.


Pour l’argent, il y avait le pactole de la famille Morel-Journel qui faisait des petits, régulièrement, et de plus en plus, à la banque Wegelin de Saint-Gall, en Suisse.



Alors pour le moment, le plus important était de se rendre sur « les fortifs » pour faire comme s’il allait autre part, dans un endroit qui n’était plus Paris, sans être encore la banlieue. Il avait passé la mince grille qui marquait la sortie de Paris à la porte d’Orléans. Il avait vu les gabelous à l’affût des contrebandiers de pacotille qui tentaient sans trop de conviction de dissimuler en rentrant, vins, comestibles, combustibles, farine… Paris avait besoin d’argent pour entretenir l’immense ceinture de pierre qui entourait la capitale, mais qui, en soixante-quinze ans d’existence, n’avais pas servi à grand-chose. Déjà des hommes bien habillés, tenant entre les mains d’étranges outils et des carnets de notes prenaient des mesures avec un air important. Ils allaient tout déconstruire… Evariste s’était demandé combien de temps serait nécessaire pour enlever les milliers de tonnes de terre et de cailloux qui avaient été mis en place par Adolphe Thiers.


Evariste aimait le non-conformisme. Il ressentait le besoin d’aller sur les fortifs et voir de près cette étrange population qui avait bâti un incroyable paysage fait d’habitations construites de bric et de broc avec des débris de matériaux dont la ville ne voulait plus. Il était à chaque fois touché par les petits espaces potagers que des gens en guenilles entretenaient et dans lesquelles poussaient choux, carottes et poireaux, à quelques centaines de mètres du Zeyer de la place d’Alésia et de son écailler qui préparait, le soir, des plateaux de fruits de mer pour les bourgeois en goguette. Tu parles d’un contraste…


Il y avait là de quoi faire la soupe du pauvre, il y avait là également de quoi s’interroger sur cette société qui était en route pour la dérive puisqu’elle maintenait en dehors de la ville, ceux dont elle ne voulait pas, et tant pis pour la fraternité de la république.

Aujourd’hui, il irait jusqu’à la zone d’Ivry pour y voir les gamins sans écoles, les parents sans avenir, les fillettes sans vertu et les chiens sans maîtres qui, même sans amour, continuaient à vivre tout proche de ceux qui les nourrissaient. Dans la Paris protégé par la barrière d’Octroi, dans le quartier d’Evariste, les rues portaient un nom. Hors des murs, dans cette zone, il n’y avait pas de rue, pas d’allées, et encore moins d’avenues. Le moindre véhicule automobile se serait embourbé, la moindre bourgeoise Parisienne s’y serait trouvé mal à la vue de cette population sans hygiène, de ces chiffonniers hiérarchisés qui triaient à même le sol souvent boueux les trouvailles récoltées de nuit à l’intérieur de la grande enceinte. La zone, c’était le désordre, la crasse, la misère. La zone, c’était Zola, la zone c’était le malheur, la zone c’était l’alcoolisme, la tristesse, mais aussi la joie quand, parfois, des ouvriers y venaient au printemps pour y passer quelques heures en se donnant l’illusion d’une liberté qui ne leur avait couté que le prix d’un ticket de métro. Le vin était moins cher hors les murs. Pas loin des berges de la Seine il y avait des coins avec de la vraie herbe et de la petite friture. Même si Evariste aimait bien se rendre parfois à la guinguette du Petit-Pantin,loin au nord de la ville, rue Hyppolite Boyer, près du canal de l’Ourcq, il affectionnait surtout toute aventure qui le faisait sortir de la rue Alphonse Daudet aseptisé, de son quatorzième pour "gens bien", et de Paris en général, pour en quelques heures aller voir aussi loin que l’on pouvait voir, sans qu’il n’y ait entre lui et l’horizon, un immeuble de pierre pour lui gâcher la vue et les rêves . Evariste n’avait pas aimé la pagaille qu’avait crée le percement de la ligne de métro numéro quatre. Il y avait maintenant neuf ans que les rames reliaient la porte d’Orléans à celle de Clignancourt. En surface, il y avait le tramway huit, qui allait du dépôt de Montrouge, au bout de l’avenue d’Orléans, jusqu’à la gare de l’Est, celle par où étaient partis, la fleur aux fusils, tous ceux qui s’étaient trouvés sur le chemin de la grande guerre, et qui avaient gueulé "on les aura" en montant dans leur train.


Evariste, lui, y avait échappé. Un lâche ? un traître ? Qui pouvait dire ? Qui avait le droit de dire ? Dans son immeuble, un vieux colonel l’avait un jour regardé avec mépris. Evariste était un planqué, pensait-il….

Hors les murs, Evariste se sentait vivre plus intensément. S’il n’avait pas le cœur à gauche, il ne l’avait pas du tout à droite et de temps en temps, lorsqu’il flânait dans la zone, à deux cent mètres à peine de la porte de Plaisance, il se demandait comme il vivrait si la fortune de ses parents ne lui avait pas été léguée. Une fois rentré dans Paris, une fois franchie dans l’autre sens la barrière de la porte d’Orléans, Evariste Gallimard se sentait bien. Il pouvait se féliciter de n’être pas né dans la misère, d’avoir fréquenté l’école des Jésuites, de connaitre par cœur le plan du métro, de savoir comment aller depuis la Rue Alphonse Daudet jusqu’au douze de la rue Chabanais, une boite à rideaux pas loin du Palais-Royal. Il pouvait aussi être heureux de savoir que le Zeyer servait jusqu’à deux heures du matin, que le vicaire de Saint-Pierre de Montrouge était plutôt coulant dans l’absolution des péchés de chair, et qu’au 15 de la rue Alphonse Daudet habitait la petite Henriette Montcalm-Gozon, danseuse du Moulin-Rouge, qui officiait six soirs par semaine dans la grande revue de mille-neuf-cent-dix-neuf « Fais Voir, Dis ».


Quand Evariste se rendait chez elle pour y boire un porto et y faire « plus si affinités » elle se vantait souvent de sa parenté avec Louis-Joseph de Montcalm-Gozon, marquis de Saint-Véran, mort à Québec en mille-sept-cent-cinquante-neuf. « Mon petit Evariste » lui disait-elle « tu vois que la noblesse Française a produit aussi de sacrés cochonnes ». Alors, avant de passer aux choses sérieuses, Evariste racontait la zone, les baraques en bois, le carton goudronné, les fuites d’eau dans les cabanes, les morts aussi parfois, quand l’oxyde de carbone envahissait les taudis en hiver et tuait des familles entières en quelques instants au cœur de la nuit.


© Sylvain Ubersfeld 2018 pour Histoires d'U, Paris-Mémoire et Une Photo Et Trente Lignes


Le 28 juin, alors qu’Evariste se réveillait dans le lit accueillant d’Henriette au quinze de la rue Alphonse-Daudet, la danseuse déposa sur la table en acajou le café, les croissants et le numéro du jour du Petit-Journal.

« Aujourd’hui, signature de la Paix à Versailles ; Herman Muller et Johannes Bell sont arrivés ».

Evariste chaussa ses lorgnons, approcha le quotidien pour y lire les détails :


« Certes, en raison de l’état d’esprit des vaincus, l’horizon n’est pas encore débarrassé des nuages qui l’assombrissent encore, mais l’union indissoluble des Alliés aura raison des intrigues sournoises qui tendent à annihiler les résultats de la victoire ».


Sans même qu’il comprenne pourquoi, il se mit à penser à un autre article paru quelques mois plus tôt, en janvier pensait-il. Il avait lu qu’un certain Anton Drexler avait fondé en Allemagne, un parti des travailleurs, le Deutsch Arbeiterpartei…Alors il se dit « des travailleurs ? Mais qui va leur fournir du travail ? » et, s’adressant à Henriette qui attaquait son troisième croissant, il lui dit simplement « tu vois, ma belle danseuse, j’ai l’impression de la misère ne va pas de sitôt s’arrêter de prendre des vies… »




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