top of page

LA CHARETTE DES MORTS

Au tout début, Chuck Evans n’avait jamais réussi à savoir s’il adorait le pays ou bien s’il le détestait.

Mais cela n’avait aucune importance. La compagnie qui l’employait et dont le siège se trouvait sur l’aéroport John Fitzgerald Kennedy de New-York, louait un jet avec équipage, au transporteur national Air-India et Chuck se retrouvait régulièrement en Inde pour former le personnel aux finesses des devis de masse et centrage applicables sur l’aéronef qui effectuait les transports de marchandises entre l’Europe et le triangle Calcutta, Bombay, Delhi.

Chuck aimait les avions depuis son plus jeune âge. Des souvenirs indélébiles du vieil aéroport d’Orly étaient gravés dans sa mémoire. Il revoyait des avions argentés frappés de la crevette d’Air France, sagement rangés sur le parking à côté d’autres aéronefs. Il y avait des DC6, des DC 7, des DC 4 Il se souvenait avoir collectionné les étiquettes collantes que l’on plaçait sur les bagages. Il avait une passion pour les Lockheed « Constellation », les traversées océaniques, les compagnies qui n’existaient plus, et celles qui venaient de naître. Il se souvenait avec précision d’une affiche vantant la beauté et l’exotisme de Tahiti. Par-dessus tout, il se souvenait de l’odeur de l’huile chaude et de celle des gaz d’échappement quand les moteurs des avions de son enfance étaient mis en route.


L’âge mur l’avait poussé vers l’aviation et il était venu jusqu’au nouvel aéroport, cette structure inaugurée l’année de ses dix ans, pour commencer une vie qui ne devait être faite que de voyages et d’aventures aux quatre coins du monde. Les épisodes Indiens commençaient tous par un voyage à bord d’un des 747 dont la livrée faisait bien sûr penser au palais d’un maharadjah, mais une fois à destination, il n’y avait ni pierres précieuses, ni chasse au tigre, ni honneurs réservés aux invités de marque. Chuck s’était habitué aux hôtels « Centaure » qui jalonnaient le pays. Il avait appris à aimer l’odeur de poussière qui y régnait, l’épaisseur de la moquette des couloirs, la similitude des chambres, les serviettes de toilettes rêches qui avaient visiblement une durée de vie trois ou quatre fois plus longues que les serviettes d’un Hilton ou d’un Hyatt à travers le monde. Il s’était également habitué au fait que la bière « Kingfisher » soit servie dans des bouteilles de soixante-dix centilitres. Chuck avait toujours aimé la nourriture épicée, alors il avait vite su comment apprécier les plats indiens. Il avait aussi appris à endurer les lendemains brûlants dus aux excès de curry, jusqu’à ce qu’un européen rencontré dans la salle à manger de l’Hôtel Centaure de Bombay lui transmette le secret du yoghourt consommé en fin de repas et qui apaiserait, plus tard, la muqueuse intestinale.

Chuck ne comprenait pas tout de cet étrange et fascinant pays : les castes et les petites annonces matrimoniales dans le « Times of India », le fait qu’il faille autant de personnel pour faire fonctionner un aéroport, l’inhabituelle façon qu’avaient les fonctionnaires de secouer la tête pour dire ni oui, ni non, et signifier à la fois une acceptation et un refus. Il s’était réjoui parfois d’atterrir à Calcutta ou de repartir de Bombay puisque chaque voyage était différent du séjour précédent, même si les saris des hôtesses de l’air d’Air India était à chaque fois la plus belle parure pour les magnifiques femmes qui servaient les passagers à bord des jets intercontinentaux en route vers le pays du Mahatma Ghandi. Chuck Evans s’était aperçu qu’il commençait à aimer le pays un jour que, trainant dans une brocante du côté de l’ancienne gare Victoria de Bombay, il avait acheté une petite sculpture polychrome en bois représentant le dieu Ganesh, et un tapis « Duree » qu’il avait fait emballer dans de la toile de jute. En arrivant chez lui au 121 de l’avenue Louise, à Bruxelles, et en déballant ses achats, Chuck avait ressenti un certain vide au fond de l’âme et avait souhaité qu’un prochain voyage le ramène rapidement aux Indes.

Même si Chuck était un mécréant, il y avait chez lui une certaine perméabilité à ce qui était spirituel. Il s’était familiarisé avec l’hindouisme, le bouddhisme, le jainisme et le zoroastrisme. Il savait qu’il n’atteindrait jamais le nirvana et enviait les jains qu’il avait rencontré et qui suivaient la voie de la compassion. Il avait vu les maisons de retraite pour animaux et l’hôpital pour oiseaux de Dehli. Il avait aussi compris que dans certains cas, une tâche qui aurait été accomplie en Europe par une seule personne, devait, ici, être faite par quatre ou cinq, afin que chacune, chacun, ou le plus grand nombre, puisse avoir de quoi manger, de quoi vivre dans ce pays à la pauvreté endémique et aux inégalités criantes. Au hasard des séjours, Chuck s’était fait mieux fait expliquer les castes endogames, les règles alimentaires des Brahmanes. Le sort des intouchables, que l’on appelait pudiquement les Dalits, les oppressés, avait ému Chuck. Il savait que pendant longtemps, ces pauvres gens n’avaient pu se vêtir que prenant des vêtements sur les cadavres. Il n’osait même pas penser à cet éclatement à l’intérieur des quatre castes qui fractionnait chaque catégorie en dizaine ou centaines de sous-castes ou de variété régionales.


Parce qu’il avait été finalement séduit par le pays, Chuck ne portait pas de jugements. Il se contenait de prendre ce qui venait au cours de ses déplacements professionnels sur l’un ou l’autre des aéroports. Un jour d’hiver, alors qu’il se trouvait à Dehli, il avait vu un soldat Indien montant la garde à l’entrée de service de l’aéroport. Alors que la température avoisinait les huit degrés, le pauvre homme, engoncé dans un manteau kaki en grosse laine, la tête enveloppée dans une longue écharpe, tremblait de froid. Avec son approche Européenne, Chuck s’était dit qu’à Bruxelles, Berlin ou Londres, huit degrés c’était presque le printemps…mais pour ce soldat qui était peut-être né à Bangalore, les huit degrés étaient possiblement ressentis comme un prélude à une nouvelle époque glaciaire. Par la fenêtre de l’hôtel de Dehli, du côté qui donnait sur la campagne, Chuck avait vu, au fur et à mesure des mois, les mêmes paysans simplement poser culotte dans leur champ. Cette vision, pour le moins inhabituelle, lui était devenue habituelle. Il en avait fait l’analyse, avait compris les tenants et aboutissants et sa pudeur s’était tue. Il lui paraissait que l’Inde lui rentrait dans la peau. Ce qui, au début, l’irritait, aujourd’hui le faisait sourire. Il s’était souvent questionné sur le devenir du pays si l’indépendance n’était pas arrivée, envisageant dans son imagination mille scénarii débouchant toujours sur une pays mieux équipé, moins pauvre, mais il se souvenait aussi que si à un moment, des empires s’étaient créés pour le plus grand bien de certains, la servitude s’était installée pour le malheur de beaucoup d’autres, alors Chuck oubliait ses scénarii, se calait dans un fauteuil à l’extérieur de l’hôtel, une « Kingfisher » pas loin de la main, et observait en rêvant, les jardiniers balayant la cour tandis que des chats poussiéreux et faméliques les regardaient hiératiquement.


Chuck ne se souvenait pas si cela s’était passé en traversant Baguiati ou bien en approchant de Mahjer Para. Dans son souvenir, il faisait encore nuit. Il avait quitté l’hôtel, comme souvent, en plein dans les petites heures, entre trois et cinq. Il avait sauté dans un taxi jaune, une voiture qui ressemblait à un Morris Anglaise des années cinquante. Le chauffeur avait rapidement chargé les bagages dans le coffre exigu. Cette fois-ci, Chuck ramenait avec lui deux petits musiciens en bois qui trouveraient leur place dans sa vie après une courte période d’adoption. L’un jouait une sorte de flûte, l’autre était clairement en train de battre du tambour. Les deux étaient aussi Indiens que du pain Naan ou de la poudre de curry fabriquée par Ayusri Health Products Limited. Il anticipait déjà la queue à l’aéroport de Dum-Dum, les tampons humides sur le passeport, l’attente pour l’embarquement, la fatigue dans ce monde entre deux mondes, lorsque l’on quitte un endroit, que l’on va dans un autre, et qu’il y a des centaines de choses à faire ou à subir entre le moment où l’on part et celui où l’on arrive. Il n’avait jamais pu vraiment s’habituer à ces départs en pleine nuit, quand les gens normaux dorment, quand les rêves se déroulent eu rythme du sommeil. Partir de Calcutta avant que la ville ne se réveille, atteindre Dehli à bord d’un airbus A 300 du transporteur Indian Airlines, changer d’avion pour attraper un autre long courrier en route vers Bruxelles…la journée serait chargée. Chuck avait traversé le hall désert de l’hôtel Centaure. Son corps se rebellait mais il n’avait pas le loisir de retarder son retour vers l’Europe. La route vers Dum-Dum, là où se trouvait l’aéroport, était encore dégagée. Dans quelques heures, il y aurait un incroyable trafic et un bruit épouvantable. Quelques vaches maigres broutaient les maigres herbes qui bordaient la grande route. Parfois l’une ou l’autre décidait que le milieu de la route était un bon endroit pour se coucher, et le trafic se ralentissait puisqu’il était hors de question de chasser l’animal. Mais là, alors que le soleil n’était pas encore levé, on pouvait rouler.


La fatigue avait pris le dessus. Chuck avait continué sa nuit dans le taxi en route vers l’aéroport. Il ne s’était pas aperçu que le trafic avait ralenti, que la petite voiture roulait maintenant au pas. C’est un concert de klaxon qui le fit émerger de son sommeil. Le taxi se trouvait maintenant dans une file de véhicules qui avançaient par à-coups. « Ce n’est pas la meilleure heure pour aller à l’aéroport » dit le chauffeur « c’est toujours la même chose ». Il n’avait rien dit d’autre et prenait son mal en patience. On pouvait distinguer au loin, devant, que le ralentissement avait là son origine. « Encore une vache » pensait Chuck, avec un sourire. « Mon dieu, quel pays » se disait-il, alors qu’il ressentait en même temps le plaisir secret de se dire que demain il aurait regagné le monde « normal », son monde à lui.

On pouvait voir à quelques mètres devant une sorte de charrette en bois chargée de colis. Un étrange moment pour assurer des livraisons. Le taxi se rapprochait de la charrette, les colis avaient une forme allongée. Alors que le véhicule passait avec précaution à côté de l’étrange carriole, un homme s’en approchait, ployant sous son fardeau. Etait-ce un sac de grain ? des fruits peut être ? mais pourquoi cet étrange emballage en tissus, pourquoi cet alignement sur le plateau en bois. L’homme avait déposé avec précaution son curieux fardeau, comme s’il se fut agi d’un bien précieux, d’un objet fragile. Chuck avait compté : sept, il y avait sept colis. Il avait alors demandé au chauffeur « que transporte cette charrette ? » et l’homme au volant avait alors répondu : « des morts, ce sont des morts, ceux qui meurent pendant la nuit, ceux qui vivent dans la rue, qui n’ont pas d’endroit pour dormir. Au moins, pour eux, c’est fini… ». Devant la nonchalance du conducteur, Chuck avait alors senti la colère monter en lui. Des morts dans la rue ? Mais pourquoi ? Pourquoi cette obscène collecte, les gens ne mourrait-ils pas à l’hôpital ? ou chez eux, entourés de l’affection de leurs proches ? Qui leur mettrait la tête vers le sud ? Il avait réussi à contenir le flot de méchanceté qui lui arrivait dans la gorge. Il savait d’expérience qu’une fois parti pour l’aventure, il fallait être prêt à tout, y compris à ce qui pouvait déranger, choquer, dégoûter, horrifier, parfois aussi.


Une fois son bagage enregistré, il avait été voir son ami le chef d’escale, Mohand Singh. Devant un « Marsala Gara Chai », une sorte de café au lait à la mode Indienne, Chuck s’était étonné du spectacle morbide auquel il avait assisté avant d’arriver à l’aéroport. « Je ne comprends pas » avait-il dit « pourquoi les gens meurent-ils dans la rue, qu’en fait on après, sont-ils seuls ? ». Alors Mohand avait levé les yeux vers le ciel, écarté les mains en signe d’impuissance et simplement répondu : « c’est notre destin à tous, de mourir. Alors mourir dans la misère, ou mourir dans l’abondance, il n’y a pas de différence, non ? On meure quand même. La mort est un passage qui permet la transmigration de l’âme, tu comprends ? » Mais l’Européen ne comprenait pas et sa colère était toujours intacte. Il était temps qu’il parte, qu’il retrouve ce qu’il pensait être « la civilisation ». Alors que l’Airbus A300 d’Indian Airlines s’alignait pour le décollage, Chuck Evans, assis à la place 1.A, bien à l’abri de la misère, de la faim, et du chômage, ne savait toujours pas s’il adorait ce pays, ou s’il le détestait.

bottom of page