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VERS CAYENNE

Derrière eux, ils avaient laissé Paris et les quatre morts du braquage de l’agence du Crédit Lyonnais de l’avenue d’Orléans. Derrière eux, ils avaient laissé leurs enfances en pauvreté. « C’est cette foutu guerre qui nous a rendu malade ». C’est l’argument qu’avaient utilisé les trois avocats, qui avaient réussi à leur éviter le couperet. Une cour d’assise au Palais de Justice tout proche de la Seine, des souvenirs à la pelle, qu’ils avaient eu le temps de ressasser entre deux cigarettes, alors que les trois attendaient leur tour, chacun lié à son gendarme par une chaîne de métal.


Il y avait eu la cavalcade jusque derrière l’observatoire de Paris, le tram 8 attrapé au vol, la course frénétique depuis la Garde de l’Est vers le dix-huitième arrondissement et le refuge qu’il pensaient être sûr.

Eugène Langlois, Jules Desbrives et Auguste Mirabeau avaient été ramassés dans une planque pas très loin de la rue Lepic, balancés par un demi-sel de Pigalle au tout début des années trente. Le mouchard bossait dans un bar à garçonnes du côté de la place Blanche. Le directeur de la PJ, Xavier Guichard, avait offert une prime de mille francs à qui donnerait des informations pouvant mener à l’arrestation des trois malfrats. En trois jours, tout avait été joué. La planque des poulets, la surveillance des bandits par des inspecteurs déguisés en employés de la société urbaine d’air comprimé, et le petit matin blême du six Novembre, quand les argousins avaient pris d’assaut le local dans lequel les trois truands se planquaient, l’arrière-boutique d’un bougnat, rue de la Mire, chez un ancien copain de régiment devenu « bois et charbon » car il avait une famille à faire vivre.

Alors que le fourgon cellulaire en route vers le dépôt passait devant un kiosque à journaux, Eugène avait vu un gros titre avec une photo d’un paquebot, le « Georges Philippar ». « Lancement aujourd’hui », indiquait la une d’un quotidien. Si tout avait bien marché, les trois complices auraient dû prendre ce fameux navire pour aller se fondre dans la nature Indochinoise, entre arbres à caoutchouc, fumeries d’opium, tonkinoises peu regardantes et trafiquants d’alcool.

Mais tout n’avait pas marché comme il fallait et le braquage s’était terminé en débâcle, à cause d’un père de famille, caissier en chef, qui avait voulu jouer au héros. Il avait pris dans le buffet, quatre balles sur les six ,d’un colt 45 acheté à Marseille. Les trois malfrats étaient devenus des meurtriers. Faute de pouvoir user des bois de justice puisque les avocats avaient excellé et que les jurés avaient pris fait et cause pour les trois compères, décorés par ailleurs de la croix de guerre 14-18, la relégation s’était imposée d’elle-même.


Alors que les fourgonnettes cellulaires de l’administration pénitentiaire commençaient à être déployées, c’est à l’occasion du dernier voyage d’un wagon-cellulaire réservé à l’administration pénitentiaire et accroché à un convoi de voyageurs, que les promis au bagne avaient rejoint la Rochelle. Ensuite, il y avait eu un bateau à vapeur le « Coligny », pour couvrir la distance restante du trajet vers la citadelle de Saint-Martin-de-Ré, attachés à d’autres voyous avec qui ils allaient partager le même destin. Ce qui torturait Eugène Langlois, c’était ce passage obligatoire par cet avant-bagne. Paris n’était pas encore si loin. S’il n’y avait pas ces foutus bracelets, il aurait pu tenter la belle…Langlois aurait préféré partir directement, voir la côte s’éloigner pour de bon, ne plus penser qu’à l’avenir, même sombre, qui l’attendait à Saint-Laurent-du-Maroni, là-bas, dans cette Amérique du Sud où battait aussi le cœur de la France. C’était vers cette Guyane que la métropole expédiait ce qu’on appelait souvent les « rebuts » de la société. Pour Jules Desbrives, la situation était différente. Sans famille, il n’avait pas d’attaches à Paris. Il avait eu la sagesse de préparer son esprit au grand voyage qui allait suivre d’ici quelques semaines, ce voyage de vingt-et-un jours sur le bateau-prison « La Martinière », enfermé dans une cage, comme si une fois en mer, les forçats avaient pu tenter de s’évader et recouvrer la liberté.


Desbrives voyait en toutes situation le bon côté des choses. Quand le verdict était tombé, il avait dit, fanfaron, à ses codétenus : « au moins, on verra du pays ». Auguste Mirabeau, le seul des trois à avoir fréquenté l’école, continuerait de passer son temps en échafaudant des projets d’évasion à base de radeau en bois qu’il ne manquerait pas de fabriquer sur place, on ne sait comment, mais « il ne faut jamais désespérer, sinon c’est foutu… » Auguste était philosophe…il avait compris qu’avec un peu de sagesse, il avalerait mieux cette lointaine privation de liberté dont il ignorait encore les détails sordides.

Tous trois savaient que quinze jours avant le départ, pour qu’ils supportent mieux le voyage, puis le climat tropical, ils seraient mis au repos. Les promenades seraient plus longues, l’ordinaire serait amélioré : de la viande quatre fois par semaine et un quart de vin. Il y aurait la douche, la visite médicale, le vaccin contre la typhoïde et la variole, et l’embarquement sur ce navire pour forçats, qui les attendrait, mouillé un peu au large. Les trois n’avaient pas de remord ou s’ils en avaient, ils le gardaient bien au fond d’eux-mêmes, pensant qu’en faire l’aveu eut été une marque de faiblesse. « Pour un voyou, le remord ne sert à rien » disait souvent Eugène Langlois, pourtant celui des trois qui avait été le plus marqué par la mort accidentelle du caissier-chef. « Un réflexe du doigt sur la détente » avait dit Jules Desbrives. « Il était au mauvais endroit, au mauvais moment » avait ajouté Auguste Mirabeau, en finissant son quart de mauvais vin.

Mirabeau savait qu’il ne reverrait pas la place de la Contrescarpe, les petits troquets dans lesquels il venait étancher sa soif de blanc Nantais. Il savait aussi qui était l’architecte militaire qui avait construit la citadelle dans laquelle, à Saint-Martin-de-Ré, étaient enfermés les forçats en attente de départ vers l’Amérique du Sud. Il avait retenu en mémoire, depuis son certificat d’étude, l’histoire de Sébastien Le Prestre, Maréchal de France nommé par Louis XIV, qui était constructeur militaire de places fortes imprenables.


La grosse toile de la vareuse et du pantalon irritait la peau. Avec le bonnet de forçat qui leur couvrait la tête, on aurait presque pu les prendre pour les matelots d’une marine royale d’antan. Alors que s’approchait le jour du départ, les trois condamnés essayaient de faire bonne figure. Le dimanche était pour eux le jour le plus sombre de la semaine. Ils se remémoraient d’autres dimanches le long de la Marne avec guinguettes, accordéon, friture et sieste dans l’herbe au bord de l’eau chez Gégène ou au Petit Robinson. Le ralentissement de la vie de la citadelle donnait le temps de penser à « avant » et a défaut de remords, les trois sentaient les regrets leur tordre les tripes chaque dimanche soir.

Le grand jour fut un vendredi.

Au petit matin, on avait distribué à chacun une musette et un grand sac de toile, une gamelle, un quart, une fourchette, une cuillère, un pantalon et une veste en chaud droguet marron. On leur avait également donné un autre ensemble en toile, deux chemises, des sabot-galoches qui les empêchaient de courir et une couverture. Rangés par trois dans la cour, les relégués et les transportés avaient dû attendre sous une fine pluie que le curé, puis le pasteur, bénissent la triste cohorte.


C’était du Zola ! Dans la première partie de la colonne, Langlois, Desbrives et Mirabeau, fers aux poignets avançaient en essayant de garder au pied les sabots de bois. Les tirailleurs Sénégalais qui surveillaient les forçats les regardaient d’un œil attristé. Ce jour-là, c’était le petit vapeur l’« Express » qui assurerait la navette entre la citadelle et le « La Martinière » . Mouillé à quelques centaines de mètres, le navire blanc affrété par la pénitentiaire à la Compagnie Nantaise de Navigation à Vapeur, attendait sa cargaison de malfrats. Sur la passerelle, le commandant Rosier, qui venait de succéder au commandant Leroy, regardait sa montre avec impatience. « Dites-leur de se dépêcher » indiqua-t-il à son second. « Je préfère la haute-mer…Quand je vois Saint-Martin-de Ré, ça me fout le cafard ». Cinquante quatre hommes d’équipage, deux médecins-capitaines, cinquante surveillants, un chef de convoi, et deux infirmiers constituaient l’équipage de ce bateau construit en mille-neuf-cent-onze.

Alors que l’« Express » se rapprochait du « La Martinière », les hommes de l’équipage du navire-prison se préparaient au départ comme ils l’avaient fait à de nombreuses reprises auparavant. Mais déjà L’« Express » était venu se placer à tribord du bateau et les bagnards commençaient à monter l’échelle de coupée permettant l’accès à bord. Alors qu’il venait d’atteindre la dernière marche, Auguste Mirabeau avait pris une incroyable inspiration, puis, ayant levé vers le ciel des poignets menottés, il s’était alors retourné vers la citadelle du dix-septième-siècle, comme pour en admirer l’incroyable forme géométrique puis, de toutes ses forces, il avait alors hurlé « Merde à Vauban ! »

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