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L'HYGIENISTE

Les deux anciens copains du Lycée Montaigne s’étaient retrouvés dans un petit café de l'Île Saint-Louis, à un jet de pierre de la cathédrale.


Dehors il faisait gris. Novembre appelait l’intimité des souvenirs devant une boisson chaude…L’un, avait parlé de son étude de notaire à Neuilly après un parcours sans faille. L’autre avait dû expliquer le cheminement qui l’avait mené au chevet des morts…

« En fait, tu es croque-mort, quoi… » s’était moqué le notaire, en mordant dans un croissant doré.


En entendant cette phrase assassine, l’autre avait posé sa tasse de café dans la soucoupe blanche octogonale aux armes de l’établissement, et avait dirigé son regard vers Notre-Dame, le temps de prendre sa respiration et de calmer la colère qui montait en lui, tant il se sentait attaqué sur ses choix.

L’hygiéniste, avait un peu honte...pas honte de faire le métier qu’il faisait, honte plutôt d’avoir abandonné ses études médicales en troisième année.


Fils de médecins, mère cardiologue, père chirurgien orthopédique, il avait été élevé entre les livres de médecine interne et les copies reliées plein-cuir, des traités de chirurgie d’Ambroise Paré que son père conservait dans la bibliothèque du salon pour faire chic. Cela avait commencé à coincer pour des raisons philosophiques. Son père courrait après le fric, lui avait d’autres idéaux, et il fut rapidement hanté par le doute soudain de s’être trompé de parcours pour avoir trop souhaiter satisfaire le désir des parents de le voir rejoindre la médecine. Il voulait le silence. Il voulait vivre en dehors de l’agitation. Il n’était même pas sûr de lui le jour où il avait passé son entretien d’embauche dans une grande société d’Art funéraire, mais ses connaissances du corps humain avaient fait de lui le meilleur des sept candidats qui s’étaient présentés.


Depuis longtemps, il s’était imprégné des savoirs anciens liés aux mythologies comme aux religions, et la mort avait cessé de lui faire peur. Sans même savoir pourquoi, il avait développé un intérêt pour tout ce qui était non-conventionnel et parfois ésotérique.


Alors, il y avait sur l’étagère de son salon, le grand livre Rouge de Carl-Gustav Jung, des ouvrages sur la Vie entre les Vies, un exemplaire du Bardo Thödol, le livre des morts du Tibet. Il y avait aussi une petite statuette en bronze de Thanatos, le dieu Grec de la mort. Sur le niveau inférieur d’une table en céramique, trônait le catalogue de la maison C…..F….R….. avec ses pages pour choisir des mentonnières biodégradables, du fond de teint couvrant « beige » longue tenue, des écarteurs, du fil de suture pour la bouche, du fluide artériel, enfin presque tout ce que l’hygiéniste regrettait d’avoir à acheter régulièrement.

Bien sûr, Il avait surtout compris que derrière la « cessation d’activité » du corps humain se trouvaient des mystères, plus grands encore, que son fonctionnement. Il ne parlait plus du souffle de vie mais parlait du souffle de l’âme, il ne s’interrogeait plus sur le grand silence d’un corps inerte sur un lit d’hôpital ou dans un lieu de vie, qu’il fut appartement ou maison. Bien au contraire, il appelait ce silence comme étant le meilleur moment pour pouvoir mieux entendre ce que le défunt souhaitait partager avec lui, car, il en était sûr, le silence était nécessaire pour saisir ce qui lui était communiqué.


D’autres auraient cauchemardé, la nuit, après ces contacts avec les corps froids, mais pour lui, chaque soir était l’occasion de se demander si la personne dont il s’était occupé avait été satisfaite des soins qu’il avait prodigués. Il avait ses rituels à lui, un peu comme une sorte d’entrée en matière, mais les mots n’étaient pas prononcés clairement. Il ne faisait que les murmurer au moment de commencer son travail, comme s’il voulait protéger du réveil celle ou celui dont il avait la charge.


Il avait réussi à mettre dans cette voix basse autant d’amour que de compassion. Il s’excusait même si, d’aventure, une aiguille avait laissé une trace sur le corps pour toujours endormi, si une canule avait été mal introduite, une incision mal suturée.

Il savait que pour quelques instants, il était maître du temps et qu’il avait l’incroyable pouvoir de repousser un peu plus loin encore les stigmates de la mort. Bien sûr, il ne doutait pas que le corps allait commencer sa lente transformation, irrémédiable, mais il voulait offrir au défunt ces minutes inattendues d’ultime protection contre les dommages des heures qui suivraient ce grand départ. En visitant musées, églises, ou autres lieux contenant des allégories mortuaires, il s’étonnait toujours que pour beaucoup, la mort ne soit représentée que par un squelette à la tête parfois grimaçante. Il comprenait aussi bien sûr que puisqu ’il n’était pas simple de se représenter l’âme, les sculpteurs, peintres, et autres artistes n’ai pu trouver la façon dont le concept pouvait être introduit aux yeux de ceux qui fréquentaient ces lieux de culture. Mais il savait qu’il avait raison, et cette raison faisait qu’il traitait chaque corps comme si une sorte d’amitié muette liait pour quelques instants le praticien avec le sujet de ses soins.


A chaque fois qu’il s’occupait d’un nouveau corps, l’hygiéniste repensait à l’époque où il était passionné d’Egyptologie, et que dans sa mémoire apparaissaient des images de vases canopes, de momies, et du dieu Anubis entraînant par la main un nouveau candidat au voyage vers l’éternité. Il avait compris que sa voie croiserait toujours la mort des autres et il s’était dit : « c’est bien comme cela ». Comme il se sentait finalement heureux avec l’étrange choix qu’il avait fait, il avait perdu ce besoin de se questionner. Il avait finalement compris que tout avait une fin, et que cette fin devenait commencement quelques instants juste après la mort. Il n’osait en parler à personne, de peur d’être jugé, mais un de ses souhaits les plus ardents était qu’un jour, une personne désignée comme étant décédée aux yeux de la médecine, revienne à elle, et lui raconte un peu de cet « au-delà » que beaucoup pense inexistant sans pouvoir le prouver… L’hygiéniste assis dans ce café Parisien avec son copain notaire, était un homme bon. Il savait s’associer à la peine des familles et maudissait le destin si d’aventure il devait s’occuper d’une femme ou d’un homme qui avait traversé la vie tout seul, sans enfants, amis, ou famille. « Ce n’est pas normal » disait-il… « pourquoi cette solitude ? »

Mais il savait au fond de lui que chacun avait son propre parcours à suivre…Son épouse, qui avait un parcours de thérapeute de l’inconscient, lui répétait souvent : « les gens ont tous leur carte du monde, mais ils ont tous, aussi, leurs propres expériences à vivre ». Alors, l’hygiéniste se contentait d’une pensée pleine de chaleur pour les égarés de la vie, les solitaires par malchance, les survivants de catastrophes qui, après avoir tout perdu, y compris leur famille, avaient quand même choisi de vivre jusqu’à ce que leur propre temps de partir soit venu.


« Les morts t’entendent » lui avait dit son premier maître de stage, le plus sérieusement du monde. Il avait cru à cela, et depuis, les mots dont il se servait pendant les instants passés avec les corps, étaient choisis avec précaution, pour ne pas risquer de blesser l’âme. Pour lui, la mort, quelle fut accidentelle, naturelle, fortuite, suspecte, n’était plus rien qu’un instant suspendu entre les deux mondes qu’étaient le visible et l’invisible. Chez les jésuites, où il avait fait une partie de ses études, les bons pères lui avaient conseillé de ne pas s’attacher au matériel et de consacrer plus de temps à la réflexion sur ce qui ne pouvait se voir. Alors il s’isolait chaque semaine depuis dix-sept-ans devant un bouddha en pierre reconstitué qui ornait la terrasse de sa petite maison de Ville d’Avray. Depuis dix-sept-ans, il travaillait à son éveil tout en sachant que celui-ci pouvait prendre plus qu’une seule vie. Il avait perdu sa foi inconditionnelle en l’homme, préférait son travail, qu’il pensait d’utilité publique, et aimait sans limite les animaux dont il se sentait de plus en plus proche.

Un jour qu’il regardait une tourterelle prendre son envol après avoir marché comme une équilibriste sur un fil de téléphone tendu entre deux poteaux en bois, il s’était soudainement senti comme s’il était lui-même en train de voler bien au-dessus de sa propre maison. « Si ça se trouve, c’est ce que ressente les âmes » s’était-il dit à cet instant.


Mais bien sûr, il n’en avait parlé à personne, pour ne pas passer pour un illuminé. Non, ce n’était pas un simple croque-mort. C’était un homme de bien attaché simplement au confort des âmes comme au réconfort de ceux qui devaient survivre. Il savait qu’il existait des passages obligés avant de ne plus être obligé à rien. Alors il menait sa vie avec rectitude comme s’il était déjà certain qu’un jour ou l’autre, demain ou dans longtemps, on lui demanderait peut-être de raconter ce qu’il avait fait d’honorable pour les autres.


© Sylvain Ubersfeld 2018 pour Histoires Courtes.

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