Le matin même, Ezra Adler avait enfermé son passeport Israélien dans le coffre de sûreté du service où il travaillait. On lui avait remis en échange un passeport Suisse parfaitement authentique, mais au nom de Peter Weltï. Il avait décollé tôt de Tel-Aviv, à bord d’un Douglas DC-6 de la compagnie Swissair pour atterrir six heures et demi plus tard à Zurich. A Kloten, le fonctionnaire de police n’avait même pas ouvert le passeport d’ Ezra, rassuré sans doute par la croix blanche sur la première page du document de voyage. « Wilkommen in Zürich » avait lancé le fonctionnaire, en retournant à la lecture du Züricher Zeitung. Depuis bien longtemps, Ezra n’avait pas eu l’occasion de parler l’Allemand. Il était Suisse avant d’être Israélien et avait passé son enfance à Winterthur. Il avait fallu ensuite prendre un premier train pour aller de Zürich jusqu’à Berne, puis changer pour un autre convoi de la compagnie Montreux-Oberland-Bahn entre Berne et Zweisimmen et enfin, pour les treize derniers kilomètres, il avait dû emprunter un tortillard du Berne-Lötschberg-Simplon.
Quand il était enfin arrivé à Lenk, la gare était déserte. Il avait gardé de Lenk des souvenirs magiques de son premier contact avec la neige à la montagne. Il s’était souvenu du voyage en auto et au détour d’un virage, de l’incroyable vision au loin de la Jungfrau, du Monch et de l’Eiger. En sortant de la petite gare pour se diriger à pieds vers l’hôtel Kreuz, des images de l’enfance remontaient à la surface. Il se souvenait du télésiège qui montait au Betelberg et des couvertures grises que des employées moustachus fumant la pipe plaçaient sur les genoux des skieurs en route vers les sommets. Il se souvenait aussi de l’odeur de friture qui régnait dans la cuisine de Madame Tritten, la propriétaire de l’Hôtel. L’odeur était restée dans la mémoire olfactive d’Ezra, comme était resté le souvenir de la lumière aveuglante qui envahissait tout, dès qu’on ouvrait la porte du « Schuh und Skiraum » pour se rendre à l’extérieur, dans la neige qui montait à plus de cinquante centimètres tout autour de l’hôtel.
Quand il était à l’étranger, Ezra voyageait rarement sous son vrai nom. Le service avait proposé que le contact avec des « fournisseurs » soit fait à l’Hôtel Baur au Lac de Zurich mais Ezra avait suggéré que la petite station de Lenk soit utilisée. C’était un endroit discret dans la vallée de la Simme. On pouvait y accéder facilement autant depuis Montreux que depuis Berne. Peter Weltï était officiellement à la recherche d’avions pour le compte du gouvernement du Nicaragua. On lui avait fait des propositions, et la rencontre de Lenk était un premier contact au cours duquel chacun devait bien sûr évaluer l’autre, vérifier si les offres correspondaient au besoin. Peter Weltï n’aurait bien sur jamais admis que l’armée de l’air du Nicaragua s’empresserait de faire parvenir les avions par bateau jusqu’à un port de Méditerranée.
Quatorze années avaient passées depuis que Ezra Adler avait rejoint la Haganah, mais il n’avait pas perdu cet amour immodéré qu’il avait pour son pays d’origine. Les souvenirs des vacances à la neige avaient tourné parfois à l’obsession. Il avait toujours voulu retourner à Lenk. Il se souvenait également que dans la petite gare se trouvait une échoppe vendant des chocolats et que ceux qu’il préférait étaient enveloppés dans une sorte de papier métallisé aux couleurs vives. Il se souvenait très bien également du clocher de l’église réformée qui se trouvait à un jet de pierre de l’hôtel Kreuz. Il n’avait pas oublié également qu’entre l’hôtel Kreuz et le départ du télésiège de son enfance, il y avait une distance de six kilomètres …mais comment donc s’y rendait il avec ses petites jambes ? Il ne se souvenait pas.
Avec ses trente chambres, loin d’être un palace international, l’Hôtel Kreuz était un lieu de séjour pour familles aisées. C’était un vrai grand chalet en bois comme seuls les Suisses savaient en construire. Les vrais fortunés poussaient jusqu’à Wengen ou Grindelwald, mais Ezra Adler, alias Peter Weltï, l’acheteur discret de matériel volant pour une république Sud-Américaine, n’avait pas d’amour particulier pour les riches. Il avait fait ses classes dans un kibboutz « à la dure », celui de Gan Samuel.
Ezra Adler avait retrouvé avec émotion la raideur des draps de lin empesé, l’atmosphère « gemütlich » du Kreuz-Stube, un petit bar confortable où coulait la bière Hürlimann pendant qu’on servait une petite friture pêchée le long des cinquante-cinq kilomètres de la rivière Simme. Placées sur des porte-serviettes chromés, les serviettes de toilette blanches avaient toujours la même odeur indéfinissable de propreté et de grand air. Il avait également retrouvé la magie du soir quand, en revenant dans sa chambre à coucher, il trouvait une énorme pièce en chocolat représentant cinq francs suisse, dans un emballage argenté, posée à même l’oreiller. Alors, en se glissant dans le lit préparé pour le sommeil par une femme de chambre Italienne, il replongeait pour quelques secondes dans le souvenir de ses jeunes années, quand tout reposait sur les parents, et que lui n’avait qu’à se soucier de savoir s’il pourrait skier le lendemain, ou si les petits-pains de la salle à manger seraient bien cuits. Les choucas en quête de miettes se posaient toujours sur les rebords des balcons, attendant qu’une main généreuse répartisse pour eux les restes d’un petit déjeuner, détournés discrètement de la salle à manger.
Pour Madame Tritten, il était Monsieur Weltï, un industriel dans le commerce des aéroplanes. En même temps qu’un chèque d’acompte tiré sur le Crédit Suisse de Lausanne, il avait laissé une carte de visite d’une sobriété toute Helvétique indiquant simplement « Peter Weltï-Président-InterAvia SA- 42 Rue Sosthène Weiss- 1831-Luxembourg. »
Ezra Adler ne savait pas combien de temps dureraient les transactions qu’il devait mener. Il n’avait que quatre millions de dollars à dépenser et devait optimiser. Il n’était pas question bien sûr d’acheter du matériel neuf. Ce que voulait Ezra était simplement un certain type d’aéronefs en bon état, régulièrement entretenus depuis leur construction. Les intermédiaires comme les vendeurs se montraient gourmands. Il fallait jouer serrer et ne pas hésiter à faire comprendre à tous qu’il y avait des limites à ne pas dépasser. Un des intermédiaires avec lesquels Peter Weltï avait eu affaire dans le passé était un protestant Allemand austère, sobre et honnête. Chaque matin, ce curieux homme d’affaire assistait au « Gottesdienst » à l’église réformée qui se trouvait à quelques dizaines de mètres de l’hôtel Kreuz. Les clients de Madame Tritten étaient des habitués.
La propriétaire de l’hôtel n’avait bien sûr pas reconnu Ezra Adler sous les traits de Peter Weltï qui s’était laissé pousser la moustache et n’avait pas mis les pieds à Lenk depuis bien longtemps. Hors vacances scolaires, la petite station de montagne accueillait ceux qui pouvait se permettre de partir en congés quand ils le souhaitaient, plutôt que quand ils le pouvaient. Dès que quatorze heures étaient passées, Ezra Adler s’asseyait avec ses trois interlocuteurs au café Kuhnen et parlait chiffres, rayon d’action, carburant, pièces détachées, acheminement, armement, paiements aussi, bien sûr. Il n’oubliait jamais de préciser la teneur des pénalités en cas de retards. En plus de l’Allemand austère, il y avait un Italien volubile et un Belge méfiant. Les quatre hommes s’étaient mis d’accord pour profiter du matin à leur convenance, déjeuner chacun de son côté, et consacrer cinq heures pleines par jour aux négociations et tractations qui étaient les raisons pour lesquelles ils s’étaient retrouvés à Lenk, dans la vallée de la Simme. Ezra Adler était monté jusqu’au sommet du Betelberg. Il s’était mis à penser au mont Hermon et avait regretté que celui-ci ne soit pas aussi souvent couvert de neige qu’il l’aurait souhaité. Dans les montagnes Suisses, la neige recouvrait le sol au moins quatre mois par an. Cette blancheur lui manquait souvent. Il regrettait aussi parfois le confort des hôtels familiaux comme celui de Madame Tritten. Pour pouvoir passer plus de temps à Lenk, Ezra aurait probablement donné cinq ou six années de sa vie. Mais il avait compris depuis longtemps que les engagements qu’il avait pris passaient par-dessus les états d’âmes. Il avait un gros avantage par rapport à ses collègues : il connaissait l’Europe et avait dans sa manche plus d’une centaine de banquiers, de Zurich à Neuchâtel en passant par Berne, Saas-Fee et Pontresina. La Banque Adler, Jakobs & Co fondée plus de deux cents ans auparavant par un de ses aïeux, était toujours en activité. Cette entreprise florissante, dans laquelle il avait des parts, lui donnait une raison de plus pour venir parfois en Suisse, mais c’était dans ce petit coin entre Montreux et Interlaken qu’il aimait se retrouver, un peu coupé du monde.
De temps en temps au siège de son service à Tel Aviv, des collègues taquins ou moqueurs le traitaient de « Yekke », un mot Yiddish désignant un juif originaire d’Allemagne. Alors, Ezra Adler sortait de sa poche un billet de vingt Francs Suisses que son grand père lui avait confié en mille-neuf-cent-cinquante, en assurant qu’il lui porterait chance. Il le brandissait bien haut, déplié, le montrait à tout le monde, en disant fièrement en Yiddish et en détachant les mots pour donner plus d’emphase à sa déclaration :
« ikh bin shveytser, nit daytsh, aun in dertsu ikh bin raykh vi ir ale », je suis Suisse, pas Allemand, et en plus de cela je suis plus riche que vous tous réunis…