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LE MANNEQUIN

De Londres à Los Angeles, du Cap à Monte-Carlo, la photo d’Helvia de Filippi s’étalait sur d’immenses clichés de mode, placés à des endroits stratégiques, gares, aéroports, palais des congrès. Un manteau d’hiver avec un col en fourrure, un maillot de bain qui ferait fureur à Juan-les-Pins, un tailleur des plus chics qui ne dénoterait pas chez Rumpelmayer, rue de Rivoli, les vêtements étaient seyants, beaux, ils rajoutaient une touche de bon goût à la classe naturelle de celle qui, depuis dix-sept ans, était l’égérie de Jacques Fath, Jean Desses, Pierre Balmain et du beau Basque Cristobal Balenciaga. Il y avait eu dix-sept années de séances de photo, certaines à La Havane, d’autres à Miami, La Valette ou Barcelone. On voyait Helvia au bras de magnats de l’industrie, d’armateurs grecs, d’acteurs célèbres. On aurait presque pu dire que cette femme partie de rien, qui avait dû son succès à un incroyable concours de circonstances, était adulée tant par les femmes qui en étaient jalouses, que par les hommes qui étaient envieux et s’imaginaient parfois passer une soirée avec elle.


Helvia de Filippi était vraiment une belle femme....

Elle s’était réveillée un matin dans un palace de Berlin, en se demandant si elle était heureuse. Elle n’avait pu répondre à cette question. La semaine suivante, c’est à bord de l’Alpen-Express reliant Copenhague à Rome où elle se rendait pour sa prochaine séance de photo qu’Helvia avait trouvé un commencement de réponse. Elle ne savait pas si elle était heureuse parce qu’elle ne savait pas quelle définition il convenait de donner au mot « heureuse ». Il lui était donc difficile de trouver une réponse à une question qui, dès le départ, était biaisée. Entre sa maison de Mougins, celle de Biarritz, les voyages aux quatre coins du monde, l’admiration de celles et ceux qu’elle croisait sur son parcours, les revenus découlant du droit à l’image, son salaire de mannequin de l’agence d’Eileen et Gerard Ford, n’importe qui aurait pu penser qu’Helvia était heureuse.


Pas de mari, pas d’enfant, les amants allaient et venaient, plongeant dans son lit, appréciant trop peut être la beauté de cette femme sans chercher à savoir ce qui se trouvait derrière la douceur de sa peau, le bleu de son regard, la coupe de ses cheveux. Combien de fois avait-elle entendu : « Regarde, on dirait que c’est ce mannequin magnifique qu’on a vu sur les affiches » en croisant un couple qui se retournait alors pour apercevoir sa longue silhouette élancée. Sa vie active de femme moderne impliquait des cocktails dans des bars chics, des soirées de promotion de haut-couturiers, un court passage lors d’un gala de charité, mais depuis quelque temps déjà de brèves attaques de fatigue venaient gâcher les fins de journée d’Helvia.


Son agent, plus concerné vraiment par l’impact financier d’une possible maladie, que par la santé du mannequin-vedette, lui avait recommandé de consulter. Sans même se demander pourquoi, Helvia avait accepté. Elle qui avait passé autant de temps à faire ce que les autres lui demandaient, avait eu envie pour une fois de faire quelque chose pour elle-même.

Avec le manque de délicatesse qui caractérise parfois les médecins, le résultat des analyses lui avait été communiqué deux mois après les prélèvements. Helvia était à Paris. Elle avait rencontré un interniste dans le dix-septième arrondissement.


Dans son cabinet très chic du côté de l’avenue Niel, le Docteur Chassigneux avait énoncé le diagnostique en évitant de croiser le regard d’Helvia : « Vous avez la maladie de Von Recklinghausen » avait simplement dit le praticien. « Pour faire plus simple, c’est une neurofibromatose ». Helvia avait eu l’impression de se mettre à voler, suivi rapidement de celle de s’écraser brutalement au sol. « C’était donc ça, ces tâches brunes qui commencent à apparaître sur ma peau, c’était donc ça cette hypertension artérielle… » Elle était sortie du cabinet de la rue de Prony, avait lentement marché jusqu’à la place des Ternes, avait longuement réfléchi avant d’appeler son agent, puis, utilisant un taxiphone à la Brasserie Lorraine, elle avait décidé de parler à l’homme qui s’occupait de sa carrière. « Je n’en peux plus, je suis malade, ce n’est pas une grippe, je dois arrêter ». Helvia, qui n’avait pas encore trouvé de réponse à la question qu’elle se posait concernant son bonheur, se demanda simplement ce qu’elle avait fait pour mériter que cette catastrophe s’abatte sur elle. D’un seul coup, tout ce qu’elle avait construit s’effondrait comme un simple château de cartes. Sa beauté n’aurait pas le temps de se faner, elle allait simplement s’estomper en quelques semaines. Devant cette réalité médicale, elle fut prise d’une colère dont elle ne pouvait même pas mesurer la force. « Je n’ai pas mérité cela…pourquoi, pourquoi moi ? Mon dieu, que vais-je faire… ».

En remontant l’avenue des Ternes vers la place de l’Etoile, Helvia s’était souvenu d’avoir croisé à Prague, l’été dernier, lors d’une soirée dans les salons de l’Hôtel Europa sur Vaklavské Namesti, une noble Russe en rupture de mari, vaguement écrivain, vaguement voyante. La femme, dont les yeux d’une étrange couleur entre gris et vert avaient fait une forte impression sur Helvia, lui avait dit en lui prenant la main : « profitez bien Helvia, je vois de très gros nuages qui s’approchent de vous. Vous serez mouillée et ne pourrez jamais vous sécher ». Intuition ? Jeu pour faire peur ? Jalousie ?

Helvia ne savait plus.

La mort s’était rapprochée.

Helvia ne connaissait rien de ce manque de savoir vivre là.

Elle connaissait tout de la mode, elle savait comment se faire désirer, comment dire adieu à un amant, comment jouer avec un soupirant. Elle qui était presque une ode à la vie devait maintenant chaque matin compter du bout des yeux les nouveaux défauts de son corps qui confirmaient au quotidien que la maladie était là pour durer et que chaque minute qui passait enlevait à la jeune femme à la fois un peu de sa beauté et beaucoup de sa sérénité.

L’appartement Parisien avait été vendu : Helvia ne voulait pas se retrouver seule dans les trois-cent-cinquante mètres carré de son triplex de la rue du Docteur Blanche.


Elle qui aimait recevoir, s’habiller, briller dans d’interminable échanges avec ceux des hommes qui la courtisaient, n’avait qu’une seule hâte : disparaître du paysage Parisien, fausser compagnie aux snobs, fuir les pique-assiettes, échapper aux malfaisants. Adieu la beauté, adieu les artifices, elle avait choisi l’exil dans une région où elle avait laissé, un jour, un petit morceau de son cœur. Dans le cimetière du chemin des Riffroids, à la Clusaz, une pierre tombale à la mémoire d’un certain Gianni Pontecorvo l’aiderait sans doute à se souvenir du bel Italien à qui elle s’était offerte pour la première fois.


Par l’entremise de Maître Jean de l’Isle son notaire, elle avait acheté un refuge de montagne dans le massif des Aravis.

Des architectes d’intérieur venus de Genève avaient transformé le grand chalet de bois en un refuge reposant. Helvia avait voulu un intérieur dépouillé, une façon de faire une transition, le temps qui restait, avec son « ancienne » vie. « Je ne veux personne » avait-elle dit. Mais pour ne pas être perdue dans ces montagnes près de la Clusaz, loin de ceux qui l’avaient connu à l’époque de sa beauté et de sa carrière fulgurante, elle avait été chercher dans un refuge de Sallanches un compagnon animal, un chien d’une grande gentillesse nommé Théo, pour qui elle s’était prise par la suite d’une très grande amitié. Théo remplaçait à lui seul tous les amis qui s’étaient détournés d’Helvia, lui montrant que l’amitié qu’ils affichaient tous pour elle n’était qu’une façade. Le Border Collie de sept ans apportait une véritable réconfort et bien souvent, lorsque tombait la nuit et que les sommet des montagnes aux alentours se couvraient de nuages annonciateurs de neige, Helvia faisait monter Théo sur le canapé recouvert d’un immense plaid en laine mohair et lui prenait les pattes avant en lui disant : « Mon bon Théo, je vais me faire du thé, je vais lire ensuite, j’ai tant de choses à apprendre au sujet de ce qui m’attend » et le chien inclinait gentiment sa tête sur le côté en prêtant une réelle attention à ce que disait sa maîtresse, comme si il avait pu comprendre qu’il était important pour elle que lui, chien de compagnie, montre qu’il était à l’écoute, et qu’il savait très bien ce que pouvait ressentir Helvia, gagnée de semaine en semaine par ce mal inexorable. De temps en temps, Marie-Isabelle, la propriétaire de la ferme près de la combe de Borderan, frappait à la porte d’Helvia. Le chien, qui la connaissait lui faisait toujours fête. Les deux femmes s’asseyaient l’une face à l’autre. Helvia questionnait, Marie-Isabelle répondait avec gentillesse, affection et patience… « oui, il y a autre chose après, oui, on vous attendra de l’autre côté, non, tout ne se finit pas ici, oui, vous retrouverez certainement des gens que vous avez connu, non, je ne peux pas vous dire exactement quand et comment. Si on pouvait, cela se saurait, non ? » Et les deux femmes s’arrêtaient de parler pour trente ou quarante minutes, le temps pour Helvia de servir dans une théière noire en fonte du Japon une tasse de Gyokuro. Une fois le rituel du thé derrière elles, les deux femmes reprenaient le cours de leur voyage dans l’autre dimension. Chaque sourire de Marie-Isabelle effaçait une des inquiétude d’Helvia. Curieusement, les deux femmes s’étaient rencontrées à la mairie de La Clusaz et plus tard, bien plus tard, Marie-Isabelle avait dit à Helvia : « Il n’y a pas de hasards, il n’y a que des rendez-vous ». Devant cette assertion qui, maintenant lui semblait évidente, Helvia s’était ouverte à des idées qu’elle avait autrefois combattues, à des théories qui avant l’auraient effrayé, à des concepts qui finalement avait beaucoup plus de sens qu’elle n’aurait pu se douter.

« Il y a quelque chose après la mort, c’est certain…ce n’est pas possible autrement, je le sais maintenant… ! » s’était-elle entendu dire un samedi soir, alors que Marie-Isabelle franchissait le seuil du grand chalet.

Le dimanche matin, le bon docteur Vittoz était monté du village comme il le faisait chaque dimanche pour parler avec Helvia de l’évolution de sa maladie, et lui apporter, comme souvent, quelques salaisons savoyardes de la vallée. Trouvant la porte close et verrouillée à une heure ou l’accès au grand chalet était d’ordinaire possible, il avait eu le reflexe de contacter les gendarmes qui avaient fait ouvrir la porte.

Helvia était couchée sur le canapé, Théo assis devant elle, la tête posée sur la poitrine de la femme, un air triste dans ses yeux.

Sur la tablette du secrétaire en pin, un petit mot avait été griffonné, d’une main hésitante, à l’attention de Marie-Isabelle : « Merci de m’avoir ouvert les yeux et le cœur…A Bientôt, peut-être ? »

Le médecin qui avait été appelé pour établir le certificat de décès avait été frappé par le visage d’Helvia qui reflétait une sorte de bonheur physique puisqu’un grand sourire et des yeux étonnés donnaient à la morte une étrange apparence de vie : « En voilà une à qui la mort n’a pas fait peur » avait-il dit au maréchal des logis-chef Cavagnoud, en lui remettant le permis d’inhumer. « C’est curieux quand même cette Parisienne qui est venue finir sa vie dans la région…quel étrange hasard, n’est-ce pas ? »


Ce à quoi le brave Maréchal des logis-chef s’était retourné vers le docteur Vittoz en lui disant : vous savez docteur, dans la vie, il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous ».



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