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REPERES

Il se passe des choses dans la vie, tu ne sais même pas pourquoi tu t'en souviens. Une image, un son, une sensation au toucher. Expliques moi pourquoi il était si important de me souvenir que les cars Air France de mon enfance étaient fabriqués par CHAUSSON, ou bien que le café en face d'EUROPCAR, s'appelle "Au Sauvignon"...Et pourtant, tu vois, c'est resté dans ma mémoire...


Je vais te dire : pour moi, un repère, c’est un point d’ancrage, un endroit où l’on peut se rendre, un sol qu’on peut fouler, mais également un « bout de mémoire » oublié dans le passé et que l’on peut faire ressurgir quand on en a besoin. Un truc tellement puissant que tu vas t’en rappeler jusqu’à ton dernier souffle, alors que tu auras déjà oublié tout le reste.


Je n’aime pas le mot souvenir, Il évoque un temps qui ne sera jamais plus. Je préfère le mot repère qui me renvoie vers des périodes de ma vie pendant lesquelles j’ai eu l’impression de découvrir quelque chose. Quand je voyage dans la mémoire, les repères me font revivre des périodes d’apprentissage, des moments de connaissance. Cela masque un peu le fait que le temps est bien passé et qu’il n’y a pas de retour en arrière possible puisque c’est ainsi…


Le Quatorzième…ma patrie, mon royaume, mon empire, mon livre de géographie… (1)


Le Quatorzième…une partie de ma route, un point d’ancrage, le souvenir des agents de police fourragère rouge sur l’épaule, mettant en place les barrières de métal en prévision du passage sur l’avenue du Générale Leclerc, d’un Khrouchtchev, d’un Kennedy ou d’un De Gaulle…en route vers Orly, ce nouvel aéroport sorti de terre l’année de mes dix ans.

Rue Alphonse Daudet…


Je viens de cette rue de rien du tout, entre un directeur du conservatoire (Sarrette) et un général commandant d’une division militaire (Philippe Leclerc de Hautecloque)


Je n’ai jamais très bien compris cet attachement inconditionnel et indéfectible que j’ai pour Paris. Je n’ai jamais non plus compris pourquoi les années dix-neuf-cent semblaient si importante pour moi. Peut-être dans une vie précédente étais-je né au tournant du siècle ? Les photos de la première ligne de métro me passionnaient, les histoires galantes des années trente, aussi. J’ai Paris dans la peau, impossible de m’en débarrasser…bien au contraire puisque je saisis toutes les occasions possibles pour me vautrer dans son histoire et interroger à ma manière ceux qui ont construit la ville…

J’ai dû passer un pacte avec les vieilles pierres, j’ai dû signer un engagement dans un ministère de la propagande, j’ai dû promettre de faire la retape pour que personne, à commencer par moi, n’oublie jamais les années pendant lesquelles « c’était bien », les fameuses « trente glorieuses ».

Une photo trouvée sur le net amène une recherche, qui à son tour amène vers d’autres photos…alors au bout de la curiosité on découvre un champ de Mars avant la Tour Eiffel, un Montmartre d’avant le Sacré Cœur, un Petit-Montrouge avant l’église Saint-Pierre, quand il y avait encore des moulins qui tournaient pour moudre le grain et le transformer en farine…

(Le Petit-Montrouge au début du vingtième siècle)

Il faut tourner dans le sens des aiguilles d’une montre ! on appelle ça le sens « horaire » … ! Comment ? tu ne savais pas ? Alors c’est que tu n’as pas écouté quand tu étais à la communale, chez les curés ou les bonnes sœurs ! Tout le monde le sait…mais bon, c’est vrai, si tu n’aimes pas Paris, peut être que tu n’y as pas fait attention…alors je vais te dire. D’abord, tu dois penser à un escargot, pas un escargot de bourgogne avec du beurre persillé comme ceux que tu peux voir au marché d’Alésia, un escargot tout simple, sans rien à l’intérieur, un souvenir d’escargot qui n’habite plus chez lui, une coquille, quoi. Là, tu prends une petite scie, et tu coupes la coquille en deux pour découvrir que l’intérieur ressemble au plan de Paris, à moins que ce ne soit le contraire. Paris, c’est comme un escargot en fait. Crois-moi si tu veux, c’est même fait exprès ! je peux même te dire en plus que si les industries, c’était à l’Est, et les bourgeois à l’Ouest, c’était à cause du vent dominant qui soufflait d’Ouest en Est, alors je ne te raconte pas le trajet de la fumée qui sortait des grandes cheminées du côté de Vitry, Ivry, enfin du côté de chez les ouvriers, ceux qui habitaient à l’est et au nord…. Des fois, on passait toute une vie dans un arrondissement, toute une vie même dans un seul quartier. D’ autres fois, tu naissais à l’ombre de Saint-Pierre de Montrouge, tu étais éduqué à l’école de la gueuse, ou chez les curés, selon que tes vieux aient de l’osier, ou pas, tu bossais toute ta vie du côté de Plaisance, tu ne sortais jamais de ton petit monde. Mais c’était l’ancien temps…quand il y avait encore les "fortifs", les barrières d’octroi, avant, quoi…quand les promenades du dimanche te portaient du côté du Gros Arbre, à Robinson.


Quand tu arrivais dans une nouvelle école, les gamins à galoches et à blouse grise te demandaient toujours : « tu viens d’où ? » …en fait, ils voulaient dire, « t’es de quel quartier » …On ne rigolait pas avec ça…Même dans le quatorzième, fallait faire attention à ce qu’on disait. Si tu étais du « Petit-Montrouge », c’était plus noble que tu t’avais été de « Plaisance » mais moins bien que si tu créchais à Montparnasse. Si tu venais du Parc Montsouris, alors là, les copains regardaient presque avec admiration ! Du côté du Parc il y avait le square de Montsouris, la rue Georges Braque, la rue du Parc Montsouris…des petites rues à chats au soleil, à lierre grimpant, à retraités comme il faut, des petites rues aux pavés immobiles, des petits mondes qui vivaient presque en marge de la cité, où poussaient les herbes folles, les roses trémières, les souvenirs « d’avant ».

Si tu habitais près du parc, on ne te faisait pas chier. Tu devais quand même être prudent ! Il y avait les voyous de la rue Saint Yves, une espèce de cité avant l’heure, un vague truc géré par une association religieuse puisqu’il y avait une croix, mais on ne savait pas trop. Quand on passait devant en allant vers le parc pour jouer aux petites voitures, on nous faisait presser le pas. « Avancez, avancez, il n’y a rien à voir là-dedans… » alors on avançait, rien ne comptait pour nous que de passer le plus de temps possible au parc, alors tu penses, on allait pas traîner les pieds… !


Les quelques minutes passées à marcher depuis l’avenue du Général Leclerc jusqu’au la rue Nansouty, le long du grand parc, nous semblaient une éternité. Comme les rues descendaient un peu, on anticipait déjà le retour, quand il faudrait remonter la pente. On aurait du sable dans les chaussures, au moins une écorchure aux genoux, et, à minima, un bouton de chemise manquant, probablement arraché lors de l’empoignade autour de la fontaine, pour savoir qui serait le premier à boire.


Je l’ai dit souvent, je le redis. Je n’ai jamais trahi Paris. Si tu ballades tes yeux au hasard de mes petites histoires, au gré de mes souvenirs, tu verras que je dis vrai ! Paris est resté ma maîtresse. C’est elle qui a des droits sur mon cœur. Les tentatives de lui fausser compagnie ont laissé des traces…de grandes griffures sur la palissade que je suis depuis un long moment, la palissade du temps, celle qui va du berceau au sapin. Un coup de blues quand le vert et l’azur du Sud se masquent de nuages ou de brume de mer, et que l’horizon s’obscurcit, alors l’esprit remonte vite vers le nord pour retrouver l’entrée de « l’escargot », ce Paris qui tournicote, doté de ses vingt arrondissements comme l’a voulu Georges Eugène, ce fameux Baron Haussmann, haut fonctionnaire adepte de la ligne droite, défenseur des loyers chers, massacreur du « vieux » Paris.

Tu n’es bien que dans ton quartier ! là où tu as tes repères, là où tu as grandi. On dirait que la mémoire se rétrécit avec l’âge. On se souvient du bougnat proche de la maison, on ne se souvient pas de ce qu’on a fait il y a deux jours à peine. Les autres quartiers, je l’ai dit, ce n’était pas « chez nous »…et pourtant, maintenant que j’ai appris à regarder en arrière, au lieu de vouloir ne regarder que devant au nom du mouvement perpétuel, je réalise l’accumulation d’images, l’incroyable quantité de visions, l’impossible inventaire d’odeurs, l’époustouflante collection de nom de rues visitées, la stupéfiante variété des ressentis, alors que mes godasses s’usaient sur le pavé Parisien et que, le nez en l’air, je cherchais au hasard des façades, une belle qui se pencherait par la fenêtre, et me ferait monter chez elle.


Non, bien sûr, je ne connais pas toutes les rues, mais celles dont j’ai gardé le nom en mémoire seront pour toujours des lieux de refuge, des lieux de souvenirs, des endroits à histoire, là où, au hasard des visites d’après, « on » se rendra, « je » me rendrai, en disant par exemple : « tiens, j’aimerais bien faire un tour rue Saint-Romain, juste pour voir « ce que c’est devenu ». En fait tu sais très bien ce que c’est devenu, tu y as été il y a à peine deux mois. Tu veux juste prolonger l’impression que tu as gardé de ton dernier passage, ce sentiment d’avoir fait le lien entre « avant » et « maintenant » …tu vois, ne raconte pas d’histoires, je sais comment ça fonctionne….


Tu en veux du premier arrondissement ?


Métro dans les années cinquante...d’Alésia jusqu’au Palais-Royal…Je suis assez grand pour aller au théâtre…Molière, qui est-ce donc ? « Il a écrit une pièce qui s’appelle l’Avare ». Quand je vois sur la scène de la Comédie Française, un Harpagon habillé en haillons, je suis triste pour lui. Cet avare me fait pleurer. Pourquoi m’a-t-on emmené voir cette sinistre pièce ? J’étais bien loin d’avoir compris, bien loin d’aimer ce Molière, mais le voyage en métro, en première classe, m’avait bien plu. A lui seul, cela valait le coup, surtout le changement à Châtelet où il y avait des cloches qui cuvaient leur vin, allongés sur les bancs en bois de la station. On arrivait au Palais-Royal, la place était éclairée beaucoup mieux que la rue Alphonse Daudet. On était « loin de chez nous » mais bon, c’était quand même Paris…Il fallait vite attraper des images, regarder à droite et à gauche, comprendre pourquoi c’était différent. Il fallait aussi rester bien sagement dans la queue des spectateurs qui tenaient en main leur ticket d’entrée à la Comédie Française…

(Le Conseil d’Etat au début du vingtième

Siècle : tout près, il y avait de la galanterie en veux tu en voilà)

Au cours des années, j’ai traîné mes guêtres dans ce quartier béni, au cœur de la grande ville. Rue des Bons-Enfants, Rue Saint-Honoré, presque à la frontière avec les Halles. Rive droite…c’était loin de chez moi, pourtant je trouvais dans ce premier arrondissement une sécurité et une protection particulière, comme si j’étais dans un cocon où personne ne me trouverait…

Il y avait l’imposante bâtisse du Palais Garnier au bout de l’avenue de l’Opéra. Dans les vestiaires, les petits rats s’habillaient de rose alors que leur enfance s’évanouissait à coup d’arabesques, de cabrioles, ou de pas chassés.

Place du Palais-Royal… étrange lieu, microcosme des marchandes d’amour, établissements à volupté, courtisanes et autres grisettes qui t’attrapaient le bourgeois coquin d’une œillade osée…Dans les jardins tout proches flottent encore la mémoire de la galanterie et du « marché aux putains » du dix-huitième siècle. Il est des fantômes qui ont la vie dure…

Tiens, je suis passé il n’y a pas longtemps au bas de la rue de Richelieu, là ou autrefois se trouvait un club libertin…Le « Prélude » …je me souviens que les hommes devaient attendre sous les arcades en face, qu’une place, à l’intérieur de l’établissement se libère…la règle c’était un homme sort, un homme rentre, une femme sort, une femme, ou deux rentrent. Il fallait équilibrer mais sans trop d'équilibre, tu comprends, même si le but inavouable était qu’il y eut plus de femmes que d’hommes…Je ne te dirai pas quand c’était, ça en s’en fout, l’immobilier a pris le dessus sur le libertinage, les coins câlins ont dû s’expatrier vers un autre quartier. Ne reste que la vision surréaliste d’un troupeau de mâles suivant dans l’escalier une femme inconnue et qui le resterait. Personne n’allait là-bas pour faire les présentations…Il fallait aller au bout du fantasme, mais savoir vite revenir à la réalité.


Même si cela semble étrange, le bout de l’Île de la Cité fait partie du premier arrondissement. Ce ne sont pas des chaussures que j’y ai usé, mais des bottes en cuir, des sandales d’été de Paris…Tu veux t’asseoir ?

Il y avait des touristes qui regardaient passer les bateaux-mouches, moi je regardais simplement les lumières du Quai Conti, la coupole de l’Institut, un peu plus loin, en me demandant si ce serait bien d’habiter en face, sur le quai du Louvre…

J’aurais dû être en compo d’Histoire….mais il me plaisait plus de me rapprocher de la vraie Histoire, pas celle des livres, mais celle qui faisait que j’aimais avec tendresse ce « vieux » Pont Neuf, et que je pensais toujours avec peine à Jacques de Molay, brûlé sur ordre de Philippe le Bel. Le dernier grand Maître de l’ordre du Temple était parti en fumée là où je posais régulièrement mon cul, dans ce petit square du Vert Galant, quand je me demandais à quoi tenait la vie des hommes et que je ne trouvais pas de réponse.

Des kilomètres à pieds, je faisais…à travers des petites rues. Les grandes artères me faisaient chier. J’avais besoin de ce contact, de cet enveloppement entre les murs des immeubles, de cette protection des balcons avec géraniums ou même plante verte. Il me fallait le canari invisible d’une concierge moustachue, il me fallait l’eau qui coulait dans le caniveau, le balayeur et son balai, le facteur et sa sacoche en cuir. J’avais besoin du bruit domestique de la « petite » rue, pas du brouhaha confus des grands boulevards. Si tu marches boulevard des Italiens, tu n’as pas le temps de rêver : le bruit t’oblige à l’écouter. Si tu vagabondes dans la convivialité d’une rue du Caire, dans l’agitation textile d’une rue d’Aboukir, si tu vas te planter devant la tour Jean-Sans-Peur, tu as plein de temps pour t’envoyer réfléchir dans le moyen-âge, pour te souvenir de l’époque d’Etienne Marcel, et même pour penser à Lutèce, si tu veux. Rue Salomon de Caus, Rue de Tracy, Passage Lemoine, Rue Blondel, et surtout Rue Saint-Denis, tu avais de l’étalage de poitrine, du short en lycra avec de temps en temps débordement des poils du maillot. Il y en a qui aimaient. Quand tu passais en voiture, tu faisais semblant de ne pas regarder, mais bon, c’est humain, tu jetais un œil en biais. Dans les petits troquets, dans ce coin un peu hors normes du deuxième arrondissement,

les hommes jouaient aux cartes tout en gardant un œil sur leur gagne-pain qui officiait à quelques mètres.

Au deuxième étage de l’Hôtel du Caire, entre deux commerçants provinciaux en Beurre-Œufs-Fromage fraîchement arrivés pour livrer leur production aux grossistes, des Bof comme on disait, la grande Jeannette, plutôt spécialiste du « déniaisage de potaches », offrait son programme « homme jeune » qui se résumait à une alternative simplissime : « trente francs la pipe, cinquante francs l’amour ».

En été, on marchait doucement dans ce périmètre, cochon de mateurs que nous étions. Ça nous filait des émois de caleçon, mais il fallait tout de même avoir un peu d’argent au fond des poches puisqu’on n’avait rien sans rien !


En hiver, ces dames mettaient un imper, souvent noir, souvent brillant sous la flotte de décembre ou de février. Quand tu passais tout près d’elles, tu pouvais sentir un peu de leur parfum, et voir que des gouttes d’eau avaient dérangé l’ordonnancement de leur maquillage. Un jour, Thérèse-la-Belge avait dit à un bon copain, fils de Pasteur, qui venait dans le quartier pour sa première visite « attends une fois, mon p’tit homme, j’ai difficile de faire mon raccord » C’était un Belgicisme, ça m’avait fait marrer…

Place des Vosges, c’était crade. Personne n’aurait eu l’idée d’y habiter. DETHY tenait boutique au numéro 20 de la place. Quand on prenait le métro, ou un taxi, pour aller chercher des chaussures de ski en location, on savait que les vacances à la neige n’étaient plus très loin.

La place des Vosges était mal éclairée, les murs avaient perdu leur superbe du dix-huitième siècle, et de nombreux appartements donnant sur le centre de la place étaient inoccupés. Personne n’aurait voulu habiter dans ce quartier de Paris connu sous le nom du Marais. Il fallait au moins être juif pour vivre dans ce coin, pas loin de l’Hôtel Carnavalet, à un jet de pierre de la Bastille, à quelques jeux de jambes de la rue des Rosiers, là où le père venait reprendre goût au judaïsme (2), manger des cornichons malossol, acheter du gâteau au pavot ou du pain azyme « Rosinsky & Sbir ». Les troisième et quatrième arrondissement, pour moi, c’était ce coin bizarre, le Marais, qui évoquait dans mon esprit, de la boue, les roseaux du Nil, les sables mouvants, sans même que je comprenne pourquoi ces images s’accompagnaient toujours de celle d’un héron gris dont les pattes étaient prises au piège dans la vase profonde. Il y a des souvenirs dont tu ne te débarrasses pas facilement…

(Devant Jo Goldenberg: une institution...)

(Place des Vosges dans les années 1950: personne ne voulait y habiter)

(La fondation Roger Fleischmann: un souvenir d'enfance : vérité-justice-charité)

Au hasard d’une rue prise dans un sens ou dans un autre, on passait du quatrième arrondissement au troisième, pour retourner ensuite dans le quatrième. D’un côté de la rue des Archives, tu étais dans le quatrième, au bout de cette même rue, tu étais dans le troisième. J’avais souvent cherché une « frontière » visible qui pouvait matérialiser ce miracle : je n’en avais pas trouvé. Les adultes savaient mieux que moi où se situaient les limites qui coupaient la ville en vingt arrondissements, alors je marchais en écoutant les précisions historiques : « Rue des Archives, on longe les archives nationales » …. « Rue des Blanc Manteaux, c’est en souvenir d’un ordre religieux dont les membres portaient des manteaux blancs. C’étaient les moines-mendiants Servites de Marie », « Rue Vieille du Temple, c’est à cause de la Maison des Templiers » …. J’écoutais… les Templiers, Jérusalem, les Croisades, ça me faisait rêver. Il fallait faire le tri entre les hommes en blancs de l’ordre mendiant, les moines-soldats, les hommes qui portaient une kippah et habitaient tout près, et les templiers, qui portaient la croix, et s’étaient battus contre les ennemis sur une terre lointaine où il y avait des synagogues, des églises, des temples, et des rois mages qui passaient une fois l’an, tout cela n’était pas encore très clair dans ma tête…

Quand on se rapprochait de la rue des Franc-Bourgeois, on pouvait croiser des hommes en manteau noir, tenant à la main une petite sacoche contenant livre et châle de prière. Il y avait une synagogue pas très loin, rue Pavée. Ces hommes, à l’air éternellement préoccupé, avaient réussi à survivre à la période noire qui avait fait de ce quartier une prison, le temps de quelques rafles, dont l’une avait laissé dans l’histoire une trace bien amère. Sur les murs des immeubles, rue de Turenne, l’enduit se détachait en grandes plaques. On aurait dit que personne ne voulait entretenir les vieilles bâtisses. Rue des Ecouffes, de vieux artisans aux yeux usés travaillaient encore l’argent, dans de petites boutiques. Mon père disait « Ils ne resteront pas longtemps ici, personne ne voudra reprendre leurs commerces » Il avait raison, il avait toujours raison. Il avait prévu que les boutiques de fringues remplaceraient un jour les commerces en déshérence. Le « mensch » disait parfois, quand la mère n’écoutait pas : « les seuls métiers où il n’y aura jamais de chômage, c’est le cul, la bouffe, et les shmattes (3) » Quand on avait passé la Rue des Archives d’un côté, la rue des Blancs Manteaux d’un autre, on revenait dans le Paris de « notre époque ». On avait laissé derrière nous cette place des Vosges qui semblait figée dans un lointain passé, et dont même les clodos ne voulaient pas.

(Juifs orthodoxes, toujours vêtus de noir)

Le « cinquième » m’a souvent vu passer, du nord au sud, d’est en ouest, suivant mes motivations du moment, suivant l’ardeur que je mettais à m’éloigner du lycée ou à me rapprocher d’Alésia en suivant un improbable parcours qui se terminait toujours près du Lion de Belfort, place Denfert-Rochereau. D’abord, il y avait la place de la Contrescarpe : des petits troquets avec ballon de rouge obligatoire, belote, dix de der, et vue sur la fontaine. Après, tu pouvais t’engouffrer vers « la Mouf », rue Mouffetard et descendre sans t’en rendre compte vers l’Eglise Saint Médard et les Gobelins. Les jours d’été, les autres étaient enfermés avec Monsieur Scheidegger, le prof de math, Monsieur Dorne, le prof d’Histoire avec son inévitable blouse grise et sa calvitie précoce, moi, je passais le long des étals, en descendant plein sud vers un but inavouable : la butte aux Cailles, un coin de Paris où il faisait bon se perdre pour suivre des chats indépendants dans des cours oubliées où tu te sentais en province, même plus loin qu’en province…

Trainer ses guêtres de l’autre côté du Boul’mich, une fois que tu avais mangé ton beignet à la pâtisserie du Sud-Tunisien, et que tu avais les doigts qui dégoulinaient d’huile de friture encore chaude, c’était aussi aller voir le sacré. Il y avait du bon dieu au détour de presque chaque rue, du bon dieu simple, du bon dieu décoré, du bon dieu qu’on voyait et du bon dieu qu’on devinait. De Saint-Julien le Pauvre à Saint-Nicolas du Chardonnet, de l’église Saint-Médard à celle de Saint-Séverin, de Saint-Etienne du Mont à Saint-Jacques du Haut-Pas, si tu aimais l’ecclésiastique, tu étais servi, avec de belles pierres en plus, ce n’était pas de l’église de bric et de broc, mais des belles bâtisses, solides comme la foi, presque aussi vieilles que Paris, des églises qui sentaient l’encens, des églises aux bénitiers si larges que si une colombe de la paix était entrée dans le bâtiment, elle aurait pu s’y baigner.


Ce quartier faisait perdre son latin avec sa fausse authenticité, ses masses de touristes en errance bistrotière, ses futurs avocats, médecins, enseignants, génies des arts et des lettres, qui faisaient la queue devant le cinéma rue Champollion. Dans le fond de ma mémoire, une histoire magnifique et sombre à la fois, celle d’Héloïse et Abélard, refaisait surface à chaque fois que je m‘enfonçais Rue des Ecoles pour continuer mon aventure buissonnière vers la Seine.


L’âge adulte m’a pris dans ses filets et ne m’a pas lâché depuis. Il y a certains souvenirs, probablement les meilleurs, qui ne sont pas encore trop poussièreux. Quand on a eu la chance d’une vie riche, on aime parfois les passer en revue, alors on retourne sur le terrain….et ça fait du bien, ou du mal, c’est selon. La mémoire peut aussi te jouer des tours, t’occulter des choses que tu aimerais avoir oublié, jusqu’au jour où…tu découvres que rien n’est jamais très loin si on creuse un peu.

Le sixième, que des gens biens….c’est ce qu’on pensait dans la famille…c’est ce que doivent se dire,en pensant à leurs voisins, ceux qui habitent du côté de la rue Bonaparte, de la rue des Saint-Pères, ou près du Boulevard Raspail.

Ah bien sûr, il n’y avait pas que du sage, que du propre, que du sérieux, mais en général les beaux immeubles abritaient du comédien, de l’écrivain, du philosophe. Tout ce petit monde aimait ne pas être loin de Saint-Germain-Des-Prés, là ou se refaisait le monde à coup de Whisky à gogo, ou de chocolat chaud suivant l’heure de la journée…Au « Luco », nous, les gamins, on aimait bien foncer dans les tas de feuilles mortes que les jardiniers du Sénat avaient passé plusieurs heures à rassembler..on aimait bien fumer en cachette, sur le chemin du retour, entre l’austère Lycée Montaigne et l’assemblée des Jésuites qui géraient le collège Bossuet. Ces hommes en noir, persuadés de détenir la vérité, ne m’avaient finalement rien appris, ni sur Sartre, ni sur la guerre d’Algérie, encore moins sur la Shoah…rien du tout sur les tapineuses de la rue Blondel, les femmes gourmandes de la Coupole,les midinettes des bals des Pompiers, les tentatrices acidulées de Juan-les-Pins… alors je devais apprendre tout seul.

Une fois terminé les mauvaises études, une fois agrandi le champs de ma vision, une fois commencée la grande expérience de découvertes, alors que j’engrangeais les kilomètres et les miles au dessus des océans, au-delà des déserts, loin, très très loin de Paris, je revenais de temps en temps pour « jouer au touriste » . J’aimais revoir d’un œil nouveau ce que j’avais vu d’un œil ancien, goûter à une saucisse frite, cette fois en tant qu’adulte, rentrer dans un lieu saint sans m’attendre à une illumination immédiate, le tout parce que j’avais pris des années.


(Mai 68, Rue Gay Lussac : la révolte d’une jeunesse oubliée)

Le sixième me convenait. J’aimais la proximité avec les souvenirs de l’ancienne gare Montparnasse, la boulangerie « Poilâne », les magasins de musique de la rue de Rennes, la charcuterie Doremus devant laquelle de longues queues prenaient place à l’occasion des fêtes de fin d’années, quand le chapon et le bourgeois partageaient la même table, mais pas pour les mêmes raisons.

C’était juste en face du métro « Saint Placide », sur la ligne quatre, qui traversait le sixième entre Montparnasse et Saint Michel.

Pour me retremper dans Paris, à l’époque de mes vagabondages entre Moscou et Valparaiso, j’avais une ou deux recettes : une chambre à l’Aviatic (4), en haut de la Rue de Rennes, un diner au Procope près de l’Odéon, à moins que ce ne fut un déjeuner à la brasserie Lipp et un coucher à l’hôtel des Saint-Pères. J’aimais le « bon aloi » des bourgeois du sixième, et en même temps, je détestais la rigidité qui suintait du quartier. Pas un séjour à Paris sans qu’il n’y eut un passage obligatoire et rassurant dans le royaume de Saint-Sulpice, sans que je ne passe, par choix, à pied ou en voiture, devant la fontaine du Fellah, sans que j’aille m’oxygéner devant le bassin du Luxembourg avec une pensée pour l’austère Reine Catherine, et une autre pour les petits bateaux en bois de mon enfance, qui partaient à la conquête des océans dans le bassin octogonal des jardins du Sénat.

(Aviatic Hotel, Paris : un lieu de passage discret et calme.)

A chaque passage entre la Rue Guynemer, la Rue d’Assas et le quartier de la Rue du Vieux Colombier, je me demandais systématiquement comment la Rue de Vaugirard avait fait pour être la plus longue de Paris…Je me réservais toujours quelques minutes de recueillement pour essayer de faire remonter à la surface l’odeur de la cage d’escalier du 17, Rue Saint-Romain. Des fois, cela ne marchait pas, des fois, cela marchait trop bien, alors,dans ces rares moments, comme un étheromane qui se vautre le cerveau dans l’odeur de son poison, je m’enfonçais dans les odeurs pérennes, retournais jusqu’à l’âge de petit garçon, respirais les odeurs de cire, et, en creusant dans ma mémoire, je retrouvais sur les étagères du buffet Napoléon III , dans la cuisine, les petits perroquets marque-verres, de couleurs différentes, qui attendaient patiemment le prochain apéritif pour prendre du service.

J’avais trouvé un travail rue du Champ de Mars, dans le septième arrondissement. Chez le loueur de voiture à vocation internationale (5) qui m’avait embauché, j’étais commercial. Je n’avais fait aucune école de commerce, je sortais à peine de l’adolescence, mais j’étais plein d’énergie. J’occupais avec deux autres collègues un bureau au « service des ventes » un nom bien pompeux pour une bande d’énergumène plus préoccupés par les heures d’apéro que par la rédaction des rapports quotidiens d’activité, qui devaient être régulièrement présentés à une toute-puissante « Directrice des Ventes ».

Le « Service des Ventes » avait monopolisé le septième étage du bâtiment, un ancien garage, énorme, racheté par le loueur. Dès qu’il commençait à faire doux, nous pouvions au gré de nos envies sortir sur la terrasse qui ceignait le vieux bâtiment, regarder au nord, la Tour Eiffel et un peu à droite, Montmartre, regarder au Sud le clocher de Saint Pierre de Montrouge et, plus vers l’est, apercevoir les premières tours de ce qui deviendrait plus tard le « Chinatown » de Paris. Nous pouvions surtout, si les « chiffres » étaient bons, célébrer nos succès en levant nos verres à la fin de la semaine, au début de l’autre mois, au milieu de l’année : toutes les occasions étaient bonnes pour mélanger convivialité et champagne. Sur le trottoir en face du garage, un café , « Au Sauvignon », accueillait, en début de journée, les premiers arrivés. Nous y prenions l’expresso ou le crème du matin dans les « bip-bip-bip » des premiers jeux vidéo : une balle renvoyée par deux raquettes sur un écran en noir-et-blanc.

(Fondations de la Tour Eiffel)

Tout près de là, rue Cler, les commerces ouvraient leur rideau ; encore quelques dizaines de minutes et on ne pourrait plus se garer….Je n’aurai pour rien au monde habité dans ce coin de Paris. Sans pouvoir exactement savoir pourquoi, quelque chose me dérangeait. Pourtant, j’étais fasciné par la perspective des Invalides que l’on pouvait voir en descendant l’avenue de Breteuil, j’étais subjugué par la découverte de photos du Champ de Mars avant l’époque de la Tour Eiffel, j’étais intrigué par l’histoire même de cette Tour destinée à ne pas durer plus que le temps d’une exposition, et qui avait plongé ses racines de béton et de fer, dans le paysage parisien.

De temps en temps, en passant devant l’école militaire, l’odeur du crottin flottait au dessus des murs et faisait un tour sur l’avenue Duquesne. On pouvait entendre les chevaux hennir et leurs fers heurter le pavé. Aux heures des repas, quand chacun s’échappait du grand garage et trouvait refuge dans un petit troquet de la rue Cler ou de la rue Duvivier, je foutais le camp vers la grande esplanade des Invalides, entre la rue de Grenelle et le Quai d’Orsay.

(Un car Air France au départ d'Orly …il y a très longtemps…)

Il y avait au bout de l’immense espace vert, sur la droite, l’aérogare des Invalides, un bâtiment construit en 1867, dans lequel je me rendais volontiers pour déjeuner d’un frugal sandwich en regardant les voyageurs embarquer dans des cars « Air France », à destination de l’aéroport d’Orly. Il me suffisait de peu pour commencer à rêver à la liberté, surtout quand je voyais un car quitter son emplacement, tourner rue Esnault-Pelterie et s’engager sur le quai d’Orsay. Tandis que les voyageurs assis dans le véhicule étaient en route vers l’aéroport, mes pensées s’envolaient déjà vers Hanoï, Anchorage, ou Tokyo.


(La Gare des Invalides : je venais y manger un sandwich à midi en rêvant à de lointains voyages)

De temps en temps me revenaient en mémoire le temps « d’avant », quand je n’avais pas encore à gagner ma vie…

Faute d’avoir su me tenir correctement, d’avoir accepté les règles de vie commune dans un établissement d’état, après avoir épuisé un certain nombre d’enseignants, étonné même certains d’entre eux, j’avais fini par trouver refuge dans un établissement privé du huitième arrondissement qui avait pour cour de récréation un magnifique espace vert chargé d’histoire : le Parc Monceau. L’Ecole Active Bilingue, un microcosme pour enfants privilégiés, filles ou fils « de riches » se trouvait avenue Van Dick.

Pour pénétrer dans l’établissement, il fallait tout d’abord passer une des impressionante grilles qui protégeait la toute petite avenue, à peine longue de quelques mètres. J’aimais bien cet endroit « hors de la ville » bien que dans la ville : l’accès directe aux arbres du parc, l’odeur de l’herbe mouillée les jours d’orage, la vision de nounous poussant leur landau sur les allées bien entretenues du parc. Arriver dans ce coin de Paris, depuis mon quatorzième, prenait du temps et deux changements de métro. Alors j’avais décidé de commencer ou de finir mon déplacement quotidien place de l’Etoile, au terminus de la ligne 6 et de compléter mon trajet par la montée ou la descente de l’avenue Hoche. Pour varier les plaisirs, je descendais parfois la rue de Courcelles pour passer devant la « maison Loo », un étrange hôtel particulier construit au dix-neuvieme siècle, et transformé en une sorte de pagode en 1926 à la demande de son propriétaire le riche marchand d’art chinois Tsing Chai Loo.


En passant devant, je ne pouvais m’empêcher de penser à mon album de Tintin, Le Lotus Bleu. Des pagodes, je n’en avais jamais vu, alors plus d’une fois je faisais le grand détour pour voir ce bâtiment en rêvant à une lointaine Chine ou je n’irai certainement jamais…La magie du huitième tenait également d’un souvenir encore bien vivant : un jour qu’il travaillait au Lido à la rénovation de l’installation des systèmes de sonorisation, mon père m’avait fait asseoir sur un fauteuil a côté du vestiaire des « Bluebells Girls ». Pendant plusieurs heures, j’étais resté assis et en admiration devant la plastique exceptionnels de ces jeunes femmes qui n’avaient pas fait grand cas de ma présence. Au moment du déjeuner, mon père m’avait fait remonter à la surface, avec lui, pour manger sur le pouce dans un café de la galerie du Lido. Il y avait des néons glorifiant le café de Colombie, et dans l’air, une odeur de croque-monsieur légèrement brûlé. Le père avait dit : « bon, je vais redescendre, tu viens, il n’y en a plus pour très longtemps »…J’étais resté encore plusieurs heures à regarder les allées et venues des jeunes femmes qui ne portaient pas grand choses sur elles.

A l’autre bout du huitième arrondissement, il y avait la gare Saint-Lazare. C’était ma préférée…Si de la Gare de Lyon ou de la Gare de l’Est on pouvait partir pour la Suisse, la Côte d’Azur, l’Italie ou même vachement plus loin,depuis la Gare Saint-Lazare, tu pouvais prendre le train des paquebots vers le nouveau monde, qui t’amenait au Havre, celui qui te déposerait aussi au pied d’un Ferry-Boat en route pour NewHaven. Il y avait aussi les trains de banlieue du quotidien sournois, du voyage trop court vers Ermont, Saint Leu la Forêt ou Mériel.


Entre la rue d’Amsterdam d’un côté et la rue de Rome de l’autre, tu avais l’immense salle ou tu perdais tes pas à force de ne pas savoir dans quelle direction aller. Tu avais aussi les énormes locomotives à charbon, des 141 TD qui crachaient vapeur et fumée. J’avais commencé à vaincre ma terreur en m’approchant de ces machines et surtout de leurs maîtres, sans détourner les yeux, sans avoir le cœur qui se serrait, sans avoir cette trouille incroyable qui en d’autres temps, me faisait courir pour échapper à l’étrange haleine de ces machines. Je n’avais jamais réussi à savoir pourquoi j’en avais peur. Cette crainte inexplicable m’avait accompagné depuis l’enfance. Un jour ou je devais être plus courageux qu’un autre, un jour où une fois de plus je n’étais pas là ou j’aurais du être, je m’étais approché très près d’une de ces machines, sous l’œil amusé de son équipage,chauffeur et mécanicien, tous deux noirs comme des diables, et j’avais demandé la permission de grimper dans la cabine. Il fallait que je le fasse. C’était aujourd’hui ou jamais, l’occasion de tuer cette peur, d’éradiquer cette menace. Les deux hommes m’avaient courtoisement invité à les rejoindre et m’avaient expliqué dans un langage de cheminot, tout ce que je devais retenir . Sans le savoir, ces hommes m’avaient rendu un énorme service : il avaient transformé ma peur en passion. Au-delà de la Gare Saint-Lazare, en remontant vers le nord-est, il y avait tout un quartier tranquille où l’Europe s’était unie dans l’entrelacs de petites rue bourgeoises et tranquilles,des rues sans commerces, des rues sans boutiques.Il y avait des immeubles cossus propriétés de compagnies d’assurances. Tu passais par Liège pour aller à Rome, après tu pouvais aller à Berne, puis Moscou en passant parTurin, Florence ou Bucarest. Eventuellement, quand tu en avais fini avec le quartier de l’Europe, quand tu avais marché sur le pont qui passait au dessus des voies sortant de Saint-Lazare en route vers la Normandie, tu pouvais terminer ta route au bout de la rue de Saint-Petersbourg et là, tu arrivais à Clichy, mais ce n’était plus le sage huitième,le huitième riche des bien-pensants, c’était un autre Paris.


A Montparnasse, on changeait de ligne. On abandonnait les rames de métro vertes et rouges pour celles, grises et jaunes, de la ligne 12, l’ancien Nord-Sud, cette ligne qui reliait la Mairie d’Issy-les-Moulineaux à la porte de la Chapelle au nord de Paris. A la station Saint-Georges, quand tu sortais, tu pouvais te demander ou était la statue du célèbre saint terrassant le dragon. Il n’y avait pas de dragon, mais seulement une place bien calme. C’était incroyable : on sortait du métro bruyant pour se retrouver dans le silence de cette place un peu oublié. Pas loin, dans ce coin du neuvième arrondissement, il y avait Pigalle, la place Blanche, la fesse et le sein dans les cabarets, et dans les petites rues où les bars à hôtesses allumaient leurs néons la nuit comme le jour. Il y avait aussi la rue des Martyrs qui montait vers la butte.


Il y avait surtout, rue Lamartine, « l’Arménien », le magasin magique qui vendait des produits d’Orient. On y trouvait tout ce qui était nécessaire à la confection du couscous « annuel ». (6) L’Arménien vendait de grosses olives qui flottaient dans d’archaïques tonneaux de bois,ainsi que des épices aux couleurs fabuleuses. Sur de vieilles étagères, on pouvait voir des boites de conserve d’un autre âge portant une écriture inconnue qui ressemblait à des petits dessins. L’Arménien pouvait lire tout cela, nous ne pouvions pas. Les « filles du canal » s’étaient refilé l’adresse de cet Arménien chez qui on pouvait trouver le « Ras-El-Hanout », le « Zaatar » ou le Cumin qui rappelleraient au cours d’un repas, les saveurs des repas de leur enfance au pays du roi Fouad puis du roi Farouk. Chez l’Arménien de la rue Lamartine, il y avait la même odeur que chez les épiciers d’Ismaïlia, de Suez, ou d’Alexandrie.


En parlant des Arméniens, le « Mensch » disait « Ah, les pauvres gens, quelle sombre histoire, et l’empire Ottoman, quelles crapules ». Si d’aventure des amis Arméniens venaient à la maison, personne ne parlait de l’époque maudite de mille-neuf-cent-quinze à mille-neuf-cent-seize pendant laquelle un million deux-cent-mille Arménien avaient été assassinés. Tout le monde faisait « comme-si » mais chacun connaissait l’histoire. Pas très loin de chez « l’Arménien » dont le magasin se transmettait de génération en génération, se trouvait la maison des Loubavitch, une organisation Juive tentaculaire présente à travers la planète. Sachant mon père près de la fin, j’avais souhaité acheter pour lui un châle de prière et des téfilines. Il avait du se débarasser de ses objets de culte en 1940, alors que les Allemands étaient rentré dans Paris. Sans avoir même le temps de terminer ma transaction, je fus « happé » vers le premier étage de la boutique, là ou des fidèles de passage priaient en hébreu. Aucune excuse ne me fut accordée pour ne pas me joindre aux quelques hommes vêtus de noir, chemise blanche sans cravate, et « talit » (7) sur les épaules. Je dus donc m’exécuter, me montrer un « shayner yid » en me disant que finalement, pour moi qui apprenait l’hébreu, c’était une leçon gratuite, et que tout était bien.

(Carrefour Châteaudun)

A la hauteur du métro Strasbourg-Saint-Denis, tu rentrais sans le savoir dans le dixième arrondissement. Depuis le boulevard de Strasbourg, on pouvait voir la Gare de l’Est. C’était la gare des trains pour Esbly avec correspondance pour Crécy-la-Chapelle. C’était aussi la gare de certains départs pour la Suisse en passant par Bâle. Souvent, alors que j’attendais un train de banlieue pour partir en week-end, j’allais rêver à une lointaine Pologne, à une Hongrie éloignée, en regardant les trains en partance pour Varsovie ou Budapest, déjà attiré par les départs,les voyages,les évasions.

Je n’avais jamais réalisé à quel point le Canal Saint-Martin était près de la gare de l’Est. En fait, c’était tout simple : il suffisait de sortir de la gare par la côté qui donnait sur la rue du faubourg Saint-Martin, enfiler la rue du Professeur Jean Bernard, et tu te retrouvais sur le Canal , quai de Valmy, pas très loin de l’écluse des Morts, à un quart d’heure à peine de l’endroit ou se tenait l’ancien gibet de Montfaucon. Dans l’ouest de ce dixième, il y avait la rue de Paradis et les magasins de verrerie. Derrière les façades bien sages des immeubles anciens de la rue d’Enghien, de la rue de l’Echiquier, du passage Reilhac, ou de la rue des Petites-Ecuries, d’anciennes cours aux pavés inégaux conservaient encore en cachette les souvenirs du siècle précédent, des souvenirs d’ artisans qui y tenaient boutiques, de concierges moustachues batteuses de tapis empoussiérés, de gamins joueurs aux billes qu’on pouvait surveiller en jettant un coup d’œil par la fenêtre, de fontaines communes dans la cour ou l’on pouvait tirer de l’eau pour la toilette ou la cuisine, c’était selon.

Pour voyager un peu, on pouvait passer du boulevard de Strasbourg à la rue du faubourg Saint-Denis en passant par la passage Brady. Bien sûr, ce n’était pas le chic de la galerie Vero-Dodat, de la galerie Vivienne ou du passage Verdeau, mais c’était un passage populaire, dans un quartier populaire, à quelques pas du passage du Désir et la rue de la Fidélité . Dans un immeuble de la rue d’Hauteville, assis dans un bureau plein de téléphones, je vendais des espaces publicitaires dans un vague annuaire que personne ne lirait, et qui finirait sans doute sur une pile de magazine dans la salle d’attente d’un dentiste ou , pire, d’un proctologue. Cette activité douteuse s’effectuait sous la houlette d’un patron qui portait le nom d’une célèbre marque de Vodka. A midi, alors que tout le monde s’esquivait pour aller rapidement manger, dans un petit restaurant cacher, de la cuisine séfarade, je sautais le repas pour aller jusqu’au boulevard de Bonne-Nouvelle, m’asseoir sur un banc et donner des grains de maïs aux pigeons parisiens qui se posaient sur mes genoux.

Rue du faubourg Saint-Antoine, au printemps et en été, ça sentait la colle à bois. Des deux côtés, de la rue, des fabricants de meubles et autres décorateurs d’intérieurs tenaient boutique depuis le treizième siècle. Le long de la rue, des petites cours offraient un étrange paysage de plantes vertes et de pavés anciens. Cour du Bel-Air, cour Saint-Louis,cour de l’Etoile d’or….tu passais deux jambes, tu étais transporté autre part. Tu avais tout de suite envie de venir t’y cacher, de laisser les autres dans le bruit des voitures, dans la poussière des avenues. Pourquoi j’allais là-bas déjà ? Ah oui, j’aimais bien ce quartier, surtout la rue de Lappe. Apres avoir trainé du côté du quartier Saint-Paul, je n’hésitais jamais à me diriger vers « la bastoche », le boulevard Richard-Lenoir, à la recherche de Nini.

(La prison de la Roquette)

Rue de Lappe, c’était les petits bistrots qui me plaisaient. Le quartier commençait à prendre un air un peu latino, et j’aimais bien cela. Pas vraiment très loin, il y avait encore la gare de la Bastille, avec son chemin de fer de banlieue qui fumait du matin jusqu’au soir.Personne n’aurait pu imaginer que les voies du « chemin de fer de Vincennes » allaient bientôt disparaître…à moins que,tout simplement, personne ne voulut y croire. A l’époque où je trainais aussi souvent que possible au-delà du quatorzième, existait encore dans le onzième arrondissement la prison de la Petite Roquette, un établissement sinistre pour jeunes détenus qui était devenu par la suite prison de femmes. Pas très loin de l’horrible bâtiment, en continuant à marcher vers l’est, on arrivait devant le cimetière du Père Lachaise, ou se retrouvaient régulièrement les amoureux du grand Frédéric qui dormait,lui, depuis mille-huit-cent-quarante-neuf dans sa tombe du chemin Denon. Les premier Mai, à l’époque des grands combats ouvriers, d’énormes colonnes de manifestants traversaient le onzième arrondissement en partant de la place de la Nation pour se rendre jusqu’à la place de la République. Alors, au dessus du boulevard Voltaire, une cohorte de drapeaux rouges se mettaient en mouvement tandis que retentissait l’Internationale . Après la « manif », les troquets étaient pleins ; forcémment, crier, cela donnait soif…. !

D’abord il y avait le souvenir des films policiers avec visite obligatoire d’un commissaire dans les locaux de l’institut médico-légal. Lumière crue, métal poli, quelques accessoires de la profession ici et là, tiroirs des frigo : « le reconnaissez-vous ? est-ce bien lui ? Vous êtes bien sûr ? »

(L’institut Médico-Légal de Paris)

Au bout du douzième arrondissement, le long de la Seine, il y avait l’institut médico-légal. La morgue. Un bâtiment plutôt en briques rouge et pierre, qu’en béton. Un bâtiment qui se cachait presque sous le métro aérien,le long de la ligne cinq.C’est là que finissaient leur parcours tout ceux dont la mort avait été jugée suspecte, ou les décédés « inconnus » sur la voie publique.Quand on passait en voiture, je jetais un rapide coup d’œil. Bon, c’est là, je sais, pas besoin de s’attarder. Certain que des centaines de familles attristées étaient passées par le bâtiment depuis sa construction en mille-neuf-cent-vingt-trois, j’avais à chaque fois une pensée pour les malheureux qui avaient du venir identifier un corps ou récupérer un proche pour l’emmener vers sa dernière demeure. Pas très loin de toute cette mort qui planait place Mazas, au-delà de tout ces charcutages médico-légaux, il y avait plein de vie, heureusement, puisque la Gare de Lyon était à deux pas, allez, trois au maximum. Tu n’étais même pas encore arrivé à la gare, tu savais déjà qu’elle se trouvait là à cause du bordel dans la rue, des taxis qui n’arrivaient pas à se frayer un passage pour monter sur le terre-plein,des voyageurs qui trainaient des valises et essayaient de traverser le boulevard Diderot. Devant le café des Cadrans, des groupes attendaient souvent le moment de monter vers la gare, le bistrot était utilisé par le Club Mediterranée comme point de rendez vous pour les départs vers l’Italie…Le long de la gare de Lyon, côté nord-est, se trouvait la rue de Chalons, avec sa misère, ses accros à la drogue, ses habitants dont on ne savait jamais qui ils étaient, d’où ils venaient et comment ils avaient fait pour atterrir entre les murs insalubres de ce coin promis à plus ou moins long terme à la démolition sans arguties aucunes. L’époque était au changement, l’époque était au propre, au beau, à l’ensoleillé, à la carte de visite modernisé d’un quartier d’affaires. En mille-neuf-cent-quatre-vingt-quatre, cent cinquante ans après sa création, l’îlot Chalons s’effaça devant les engins de chantier de la « Semaest » .


Avant que ne vienne l’appétit immobilier des requins de la finance, le quartier de Bercy abritait des entrepôts pour le vin. Le long de la rivière, entre l’ancien boulevard de Bercy et le boulevard Poniatowsky, un vaste complexe de rues aux noms évocateurs des vignes et céparges couvrait cette partie du douzième arrondissement. Entre la rue Saint-Estèphe, la rue de Romanée, la rue de Cognac et la rue de Pommard, on pouvait voir des tonneaux, et des tonneaux, immobiles, empilés, attendant d’être emportés vers leur destination .Le soir, l’endroit était envahi par les chats . Cette seconde « Halle aux vins », pendant rive droite de la première Halle située rive gauche, donnait au quartier un aspect provincial et hors du temps, mais quand vint le moment de la rénovation de l’est Parisien, la province redevint Paris, un Paris de l’argent avec culbute immobilière, boutiques, restaurants, logements inabordables. Ne restèrent que les souvenirs des péniches qui déchargeaient, au port de Bercy, les précieux viatiques rouges, rosés ou blancs , en route vers les comptoirs en zinc des bougnats, les tables bourgeoises du dix-septième arrondissement, les salons coquins des « gros numéros », et le bout de trottoir des cloches de la capitale.

Avec l’arrivée du printemps,les forains s’installaient sur les pelouses de Reuilly, pas loin du « périph » Dès que tu approchais des attractions, ça sentait la confiserie, les saucisses-frites, le nougat chaud. Bien sûr, il y avait le train fantôme, bien sûr il y avait l’envie de tester sa peur sur les montagnes russes. On aurait bien voulu connaitre l’avenir aussi, savoir si on allait devenir quelqu’un de bien, ou plus simplement si on allait rencontrer rapidement « la » copine qui faisait défaut. Pour cela, on pouvait avoir recours aux voyantes « extra-lucides » qui accueillaient les visiteurs en mal de futur . Près des auto-tamponneuses, les « blousons noirs » faisaient la queue en attendant qu’une petite voiture se libère. Une fois le tour fini, ils fondaient sur les véhicules disponibles, sans laisser la moindre chance aux plus jeunes.

(Confiserie foraine à la foire du Trône)

Quand on passait l’espace d’une seconde ou deux sur le point le plus haut du « grand huit » on pouvait voir, pas très loin, le rocher des singes du Zoo de Vincennes, juste avant que le petit chariot ne plonge vers le sol et que l’estomac te remonte jusqu’à la bouche…Quand tu avais cramé tout ton blé, que tu t’étais graissé les doigts avec la sauce des frites, que tu avais presque envie de vomir à force de t’être imposé des sensations fortes pas toujours très sages il était temps de repartir vers l’ouest. Pour regagner le Petit-Montrouge, il suffisait de traverser le boulevard et d’aller attendre le PC, l’autobus qui faisait le tour de Paris en passant par toutes les portes.Il fallait prendre patience : tu savais qu’il te faudrait probablement une bonne heure pour faire le trajet, à cause des embouteillages, mais tu t’en foutais, tu avais besoin de rêver un peu, assis dans ton bus, en remontant vers la porte d’Orléans.

(Le bâtiment classé de la SUDAC,Urbaine d’Air Comprimé)

Pour m’évader sans aller trop loin,le temps d’une matinée, alors que j’aurais du me trouver dans une salle de classe, je sautais dans le « 62 » pour descendre la rue d’Alesia qui se transformait en rue de Tolbiac. En quelques minutes, on était à la Butte aux Cailles, un petit coin de paradis plein de petites rues, de maisons simples, de bougnats accueillants qui s’étaient installés là au début du siècle, en montant de leur Auvergne, de leur Aubrac. Il n’y avait pas beaucoup de bruit rue des Cinq-Diamants, rue Alphand ou passage Barrault. Le treizième c’était « ailleurs ». En quelques minutes, tu pouvais passer du boulevard des maréchaux tout agité par le trafic, au calme irréel, presque surréaliste, de ce petit coin de ville, un coin sage vivant encore dans le souvenir de cette Butte que Pierre Caille avait acheté au seizième siècle. Pas très loin de la Butte-aux-Cailles se trouvaient l’avenue d’Italie. Ce n’était pas l’avenue avec immeubles de grande hauteur, c’était une avenue qui avait oublié de grandir, une simple avenue pour aller de la place d’Italie jusqu’aux limites de Paris. Un ou deux immeubles de plus de deux ou trois étages faisaient tâche, tandis que le reste de l’avenue fleurait encore bon le quartier d’antan où on pouvait parfois trouver un marchand de couleur qui vendait des balais de crin. La modernisation avait marqué le pas, le treizième vivait encore en suspens alors que fonctionnaient encore jusqu’à mille-neuf-cent-soixante-sept, les usines Panhard et Levassor de l’avenue d’Ivry. Bien avant que le quartier ne « s’éxtrême-orientalise », bien avant que ne se construisent les tours de Chinatown, il n’y avait dans ce coin de ville que de sages petits immeubles et de calmes maisonettes.

(Le temple Antoiniste du 13 ème arrondissement)

Au-delà du treizième, pour aller dans la banlieue sud, on pouvait prendre le trolleybus. Dans le véhicule, c’était tellement silencieux que personne ne parlait par peur que la conversation puisse être entendue par tous. Pas loin de la rue du Chevaleret, il y avait la rue Watt, un étrange passage traversant sous les voies qui venaient de la gare d’Austerlitz.On y croisait jamais personne, c’était un lieu obscur mais évocateur de polars avec arme blanche, et Léo Malet en prime. J’aimais bien y passer pour sentir la peur monter, le temps des quelques pas nécessaire pour aller du début de la rue jusqu’à son bout, sous la lueur blafarde des révèrbères. Pas loin de la rue Watt, quai Panhard et Levassor, le bâtiment de la Société Urbaine pour la Distribution de l’Air Comprimé, dressait sa cheminée de quarante-six mètres en face de la Seine. Tout pres de la rue Bobillot, le petit quartier caché de la rue de la Colonie offrait l’ultime tranquilité avec ses petites maisons souvent cachées par des buissons et des roses trèmières. Mais la découverte la plus incroyable restait celle du square des peupliers, un ilot d’aventure caché entre la rue de Tolbiac et le passage Foubert. Une fois que tu avais mis les pieds la bas, tu étais contaminé pour toujours par l’envie d’y retourner. Si tu voulais voir du bizarre, il fallait passer rue Vergnaud : depuis 1913, au bout de la rue , le temple Antoiniste de Paris accueillait les fidèles et faisait s’interroger les agnostiques.

L’Antoinisme ?

C’était quoi ?

Je n’en avais aucune idée…


Quand tu arrivais dans une nouvelle école, les gamins à galoches et à blouse grise te demandaient toujours : « tu viens d’où ? »

Moi, je venais de là, de ce petit monde coincé entre Plaisance, le Parc Montsouris, l’Observatoire et, au sud, la Porte d’Orléans avec le terminus des autobus de banlieue, le dépôt de la R.A.T.P et surtout, rue Sarrette, le magasin de produits orientaux de Monsieur Lafarge. Mon royaume n’avait pas besoin d’être très grand. Il était à ma mesure, j’y trouvais mes repères. Dans le bas de la rue Sarrette, le petit poste de police n’était pas très impressionnant ; on y venait pour les formalités administratives, refaire une carte d’identité, demander un passeport. On n’y aurait jamais dénoncé un voleur ou répandu du venin sur un voisin, pour cela, il fallait aller rue Rémy-Dumoncel… Le poste de police était situé juste en face des brasseries Gallia, un bâtiment énorme qui se prolongeait de l’autre côté, vers la rue du Père Corentin, un vestige encore vivant de ce qu’était ce quatorzième arrondissement à l’ancienne époque, quand le quartier du Petit-Montrouge comprenait surtout des champs de blé, des jardins maraîchers, des guinguettes où l'on servait les petits vins ...


Au coin de la rue Marie-Rose et de la rue Sarrette, il y avait un boucher, Monsieur Lelaidier, qui tenait boutique avec son épouse couverte d’un châle été comme hiver. En fin de journée, Monsieur Lelaidier grattait le bois de son billot de boucher avec une « feuille ». Les raclures s’accumulaient juste au bord du meuble avant que d’un souffle puissant, il fasse tomber les raclures par terre et que tout se mélange avec la sciure de bois sensée éponger les gouttes de sang échappées d’un rumsteak ou d’une côte de bœuf.

(Place d’Alésia, de son vrai nom Place Hélène et Victor Basch)


Il n’y avait pas de supermarché, pas de grande surfaces. Sur l’avenue du Général Leclerc, que beaucoup appellaient encore par son nom d’origine de l’avenue d’Orléans, il y avait a côté du marché d’Alesia une sorte de grande épicerie qui se nommait « A la Havane » et qui possédait une tireuse à vin. On venait avec une bouteille vide, on choisissait le vin qu’on voulait et un employé remplissait la bouteille consignée, le fameux litre avec les cinq étoiles.

Avant d’arriver au « grand marché » qui n’était en fait qu’une petite zone commerciale avec cours des halles et poissonnier, on passait devant « Albert », le studio de photographie ou on pouvait se faire tirer un portrait qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à une photo sortie des studios Harcourt, le photographe des étoiles du cinéma. Un des repères du Petit-Montrouge était la statue du lion de Belfort qui gardait sagemment les habitants de la place Denfert. Un autre repère était, au nord du Petit-Montrouge, le bâtiment d’un blanc resplendissant, de l’observatoire de Paris dans lequel, depuis le dix-septième siècle, des scientifiques partaient en voyage dans les étoiles par le biais d’une lunette astronomique.

Au-delà de l’Observatoire, on quittait notre territoire. De temps en tant, la ballade à pied passait par la prison de la Santé dont l’histoire était chargée d’horreurs en temps de paix comme en temps de guerre. Les bois de justice n’étaient plus publics depuis mille-neuf-cent-trente-neuf…



(Prison de la Santé)


(Saint-Pierre de Montrouge à la fin du 19ème siècle.Juste à gauche, on peut voir l’auberge du Puit Rouge, qui par la suite,sera fréquentée par Illiytch Oulianov dit Lénine)

Aller vers l’ouest en passant par la rue d’Alésia, cela n’arrivait pas. Je n’avais aucune raison d’y aller.C’est seulement plus tard, une fois que la curiosité est venue, et que la liberté fut déclarée, que je m’aventurais dans ce « quatorzième de l’ouest » en trahissant tout mes principes de fidélité au vrai «Petit-Montrouge » mais, manquant à la fois d’intelligence et de curiosité, ou bien poussé plus tard par un appétit qui me fit parcourir plus encore le monde, que mon Paris, je ne mis jamais les pieds Impasse Florimont, là ou pendant vingt ans avait vécu le grand Georges : quand on est con, on est con !


En decendant vers la Seine, la rue d’Alésia passait sous les voies du chemin de fer « de l’Ouest » et se transformait en Rue de Vouillé. Il n’y avait aucun intérêt, pour le moment, à poursuivre. La Gare Montparnasse faisait partie des repères de « mon » quatorzieme. Elle se situait à l’époque juste en face de la Rue de Rennes. Pour accéder au quais, il fallait monter un escalier et on pouvait ensuite grimper dans un train en partance pour Dreux, Argentan, Folligny, les vacances en Bretagne, le varech, les crêpes avec ou sans bigouden et les calvaires taillés dans le granit.


Au bout de l’avenue du Maine, une fois passé sous les voies du chemin de fer, on arrivait à la limite du quatorizième arrondissement. En tournant à gauche, on partait à l’aventure, en tournant à droite, on pouvait aller vers Port-Royal, et rejoindre Saint-Pierre-De-Montrouge par des chemins détournés.


L’autobus 62 , un vieux Somua OP5-3, te descendait vers la Seine pour terminer sa course à la Porte de Saint Cloud, loin, très loin de Saint-Pierre de Montrouge. On traversait tout le quinzième arrondissement, la rivière, et on arrivait rive droite, dans des quartiers pour riches. Rien qu’au nom des stations, on savait qu’on était dans un coin pour gens biens. En veux-tu du Michel-Ange Auteuil, du Michel Ange Molitor, du Chardon-Lagache, en veux tu des petite-rues bien sage pour banquiers ou notaires ?

(Rue du Commerce dans le 15 ème. On voit le métro aérien,ligne 6,qui passe au dessus du boulevard)


Pour moi, le quinzième qui a laissé dans mon souvenir les repères les plus évocateurs, c’est ce quinzième qui fricotait avec la limite du quatorzième. Juste après la station Pasteur, tu sortais avec ton métro de la ligne 6, pour t’élever jusqu’au premier étage des immeubles qui bordaient la voie ferrée. C’était génial. Alors que le métro roulait, tu pouvais devenir voyeur pour un dixième de seconde, ou même plusieurs dixièmes,suivant ta chance du jour. Tu devenais découvreur de ce qui se passait au hasard d’un coup d’œil, derrière les fenêtres des immeubles. Même si tu nétais pas invité, tu regardais machinalement la ménagère qui déposait une nappe sur une table, celle qui arrosait les fleurs accrochés au balcon. En hiver, quand le jour tombait tôt, tu pouvais même apercevoir suivant l’heure de ton passage, une table mise, avec soupière ou bouteille de rouge. Il ne manquait plus que les convives. Tu traversais ce quinzième par le « métro aérien » et au milieu de la Seine, sur le pont Bir-Hakeim, tu franchissais la limite en entrant dans le seizième, dans le Passy plein de vieilles histoires et de familles nobles.

Tu avais encore une vision qui s’effilochait, d’une jeune fille en peignoir lisant un journal étalé sur une table en formica, dans un premier étage du boulevard Garibaldi, just après le carrefour avec l’avenue de Ségur, ou bien était-ce l’immeuble juste avant l’impasse Grisel ? Le quinzième, c’était aussi les verrières de l’usine Citroën du quai de Javel….mais c’était surtout l’ile aux Cygnes, entre le pont de Bir-Hakeim et le pont de Grenelle.


En plein milieu de la rivière, un pied dans le quinzième et l’autre dans le seizième, on pouvait embrasser sa copine sous le regard lointain de la Liberté qui éclairait le monde. Le quartier de Beaugrenelle était un quartier qui ne finissait pas de mourir.Tout le monde savait que les choses allaient changer, et que le quartier deviendrait un pôle d’attraction pour les hommes d’affaires mais en attendant les petites rues près de la Seine s’endormaient tôt. Au cinquante-et-un rue du Commerce, le hareng pomme de terre n’attendait que ma visite, la côte de bœuf était savoureuse, et les yeux des copines brillaient.


(Du côté de la place Balard)


On marchait à pied depuis La Motte-Piquet, en coupant par la rue de l’Avre. Quand on arrivait au « cinquante et un », le café du Commerce, avec ses garçons vêtus de blanc et de noir, comme dans un restaurant d’époque ancienne, on avait déjà construit nos menus, choisi la bière, tiré des plans sur la comète pour l’après-diner. Boulevard Pasteur, il y avait le souvenir de cette dernière année de Lycée. Parfois, en tournant à droite et en laissant derrière moi l’aridité du programme scolaire, je remontais à pied le boulevard, survolais les voies de la gare Montparnasse pour atterrir dans le quatorzième, rue du Château.

Le seul choix qui était offert était alors celui de marcher jusqu’au bout, en rêvant à l’époque où cette rue était peuplée par des Bretons en exil de leur Bretagne. Au bout de la rue du Château, l’avenue du Maine saurait bien me ramener jusqu’au nid… ! Je passerais devant l’ancien « Palais d’Orléans » au cent-quatre-vingt-dix-huit de l’avenue avant d’arriver au bout, à l’ancien carrefour des Quatre-Chemins qu’on appelait bêtement place d’Alésia depuis déjà bien longtemps.


Quand tu es très riche, tu peux tout te payer….mais surtout tu peux acheter de l’espace, tu peux choisir ton environnement, décider que finalement tu veux habiter du côté du Boulevard Suchet, ou avenue Raphael…C’est l’architecture qui m’avait attiré dans le seizième arrondissement..une sorte de frénésie pour l’art nouveau, une obsession qui venait d’on ne sait ou et qui m’avais lancé à la recherche de tout ce qui avait été construit, modifié ,orné, décoré par Jules Lavirotte, Victor Horta , Hector Guimard ou autres illuminés du non-conventionnel avides de transformer les traditionnels immeubles austères en paradis architecturaux qu’ils nommeraient Castels ou Villas.

(Porte Maillot dans les années dix-neuf-cent)


J’avais eu une illumination en passant un jour pour la première fois devant le 29 de l’avenue Rapp. J’avais reçu en plein cœur une décharge émotionnelle dont j’ignorai l’origine : mon dieu, que c’était beau, que c’était incroyable,c’était donc cela cet Art Nouveau dont j’avais entendu parler ?

Oui, c’était cela, il suffisait de mieux regarder pour trouver encore plein de témoignages qui avaient traversé les ans et se trouvaient maintenant protégés des fâcheux de l’immobilier par des inscriptions sur différentes listes de patrimoines indestructibles, protégés, vestiges d’une époque si lointaine, mais pourtant si proche. Alors , le seizième était devenu pour moi un lieu de visites régulières, un lieu de reconnection avec un passé que je n’avais pourtant pas connu mais dans lequel je me retrouvais parfaitement, attiré par cette incroyable magie faite de végétation de fonte et de fer, ces grilles d’immeubles aux formes florales, ces fontaines tarabiscotées, ces rampes d’escalier qui se tortillaients comme des lianes souvent, parfois qui s’articulaient comme des pattes d’insectes. L’homme avait du comprendre à un moment que si il s’arrêtait de dompter la nature, ce serait la nature qui reprendrait ses droits. Les architectes avaient compris qu’il fallait glorifier la ligne courbe et il en fut ainsi jusquà mille-neuf-cent-vingt.


(Hall d’entrée du Castel Béranger rue La Fontaine)



(Hameau Boileau 75016 Paris)


Alors j’avais commencé à fréquenter La rue Lafontaine, la rue Chardon Lagache, la rue François-Millet, et bien d’autres encore, avec lors de chaque visite le même choc avec la même force, ce quelque chose d’indéfinissable qui me traversait le cerveau jusqu’à devenir une véritable obsession, à une époque où internet n’existait pas, et il fallait alors trouver sa propre documentation à force de déambulations au hasard des rues, des avenues, dans ce quartier rive-droite entre l’Arc-de-Triomphe et la Porte de Saint-Cloud, entre la Seine d’un côté au Nord, et la Seine d’un côté au Sud.

A la porte Dauphine, dans la lumière des phares, les habitués de l’amour pluriel se reconnaissaient, se jaugeaient, décidaient d’un lieu de destination, tournaient une ou deux fois aurour du rond point avant de prendre la direction d’une banlieue bourgeoise proche ou lointaine, la direction d’une villa cossue avec canapés épais, espace, alcools, et pluralisme dans la plus grande liberté des genres et des sexes.


J’aimais bien le grandiose de l’avenue Foch avec les espaces verts de chaque côté. Avec mon imagination féconde, je pouvais encore distinguer d’aimables cavalières descendant vers le bois en provenance de l’Etoile. Dans le bas de l’avenue, le long des contre-allées, des camping-cars aménagés pour la galanterie payante occupaient une bonne partie de l’espace disponible au grand dam des habitants des immeubles proches qui devaient tourner pendant des heures pour trouver enfin un espace afin d’ y garer leur véhicule…


Villa Saïd, Villa Flore, Square Jasmin, Square du Docteur Blanche, Villa d’Auteuil, Hameau Boileau, il y avait des petites maisons à dormir couché, planquées de la population sauf si tu connaissais l’adresse.

Je me foutais bien de savoir que Saïd Pacha avait été vice roi d’Egypte, que le docteur Blanche fut un aliéniste de grande réputation, ou que la seigneurie d’Auteuil remontât au douzième siècle.


Je me foutais bien également que Flore fut le prénom de la femme du propriétaire de la villa. Pour Boileau, c’était autre chose, le poète avait vécu sur la commune d’Auteuil, avant son rattachement à Paris. Il était donc légitime qu’un hameau porte son nom, et à chaque fois que j’y passais me revenaient en mémoire quatre lignes apprises en cours de Français, dans une de mes vies précédentes :


Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,

Polissez-le sans cesse, et le repolissez,

Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.


Quatre lignes qui étaient pour moi une invitation à revenir, le plus souvent possible, flâner dans ce coin de Paris pour y découvrir à chaque fois de nouveaux lieux protégés du temps, de nouvelles petites rues que personne, c’était sûr, ne connaissait aussi bien que moi.


Donc, je me hâtais de revisiter, en prenant le temps de le faire, je revenais vingt fois au même endroit, rêver aux mêmes choses, et je repassais dans ma tête l’histoire du Château de la Muette, celle des Maréchaux de Napoléon, ou les souvenirs imaginaires d’une vie précédente dans le petit village de Passy.

(Une borne délimitant les seigneuries)



Dans d’obscures circonstances, j’avais fait la connaissance de deux jeunes filles issues de la vieille noblesse. Elles habitaient dans le seizième arrondissement, du côté de la porte de la Muette, pas très loin du château. Elles avaient toutes deux des noms à rallonge, des particules qui n’en finissaient pas, des dessous affriolants qui constituaient une raison supplémentaire pour que régulièrement, qu’il pleuve ou vente, je vienne visiter mes jeunes amies qui m’initiaient avec patience et doigté aux bonnes manières dans les bonnes familles et me faisaient rentrer dans la tête la hiérarchie en usage dans noblesse. Dans un petit coin caché du square du Ranelagh, j’avais pu découvrir que la valeur n’attendait pas le nombre des années, même dans les veilles familles nobles, et qu’une éducation guindée dans des institutions pétries de religion n’avait en rien empêché la Vicomtesse de N et la Marquise de B, de se transformer en femmes redoutablement gourmandes.

Tout cela m’avait fait aimer ce bout de seizième encore plus fort.


Dans une sorte de tranchée, en contrebas du boulevard Pereire, un petit train d’un autre âge, en provenance du Pont-Cardinet, traçait sa route sur les huit kilomètres jusqu’à la Gare d’Auteuil. Je ne savais pas à quoi servait cette navette dont l’horizon restait limité : une petite gare d’un côté dans le seizième d’Auteuil, un Pont de l’autre, à la sortie de la Gare Saint Lazare. Mon dix-septième était celui de la rue Laugier, un quartier « comme il fallait », pas très loin de l’avenue Niel, à une quinzaine de minutes à pied de la place des Ternes. Le matin, je devais partir du Dix-septième arrondissement en métro, me rendre à l’Etoile, changer de ligne pour rejoindre Denfert-Rochereau puis prendre l’autobus deux-cent-quinze qui me déposerait quarante-cinq-minutes plus tard à Orly où une navette « ouvrière » m’acheminerait vers la zone des Petites-Industries, là où se trouvait mon bureau chez le loueur qui m’avait embauché.

Le dix-septième, c’était bien loin de « mon » quatorzième…le coup avait été dur. J’avais dû m’expatrier, quitter le « Petit-Montrouge » pour venir habiter dans un quartier inconnu, à des milliers de kilomètres de mon passé, bien que la distance réelle me séparant de la rue Alphonse Daudet ou de l’aimable rue de la Tombe-Issoire ne fut en fait que de sept kilomètres et neuf cent mètres, mais c’étaient sept kilomètres et neuf cent mètres qui me faisaient ressentir chaque jour un peu plus le mal être de cet exil.


(La gare du Pont Cardinet,à quelques centaines de mètres de la Gare Saint-Lazare.

C’était le point de départ du petit train d’Auteuil)

Pris en tenaille entre une belle-mère acariâtre et un beau-père rigide comme un manche de pioche, j’avais dû céder et établir mes quartiers avec femme et enfant dans deux chambres de bonnes transformées en studio, au septième étage d’un immeuble du dix-neuvième siècle situé dans une rue souvent utilisée jour et nuit par les sapeurs-pompiers de la caserne de Champerret. Sirènes hurlantes, les soldats du feu descendaient à tombeau ouvert la rue Laugier.

Au bout de la rue, boulevard Gouvion-Saint-Cyr, un bar à hôtesses faisait briller ses lumières sept jours sur sept. La rue Laugier était une rue propre, habitée par des gens sérieux. Ce n’était pas la partie la plus luxueuse et bon-teint du dix-septième. Celle-là se trouvait soit plus à l’ouest, du côté des Ternes, soit plus à l’Est en allant vers l’avenue de Wagram, et le dédale des petites rues qui bordaient, le nord du Parc Monceau.


Rue de Lévis, il avait un marché, qui me rappelait ceux de mon enfance, quand les étals de fruits et légumes se déployaient dans le bas de la rue d’Alésia. Plus tard, bien plus tard, je suis revenu pour faire l’inventaire de ce que j’avais laissé dans ce coin de Paris avec lequel j’avais été incapable de construire une quelconque relation. Etait-ce parce que j’avais été obligé d’y vivre, peut être contre mon gré ? Alors que j’habitais dans un autre pays, lors de mes passages à Paris, entre autres visites du souvenir, entre autres célébrations de la mémoire, je passais quelques heures du côté de l’avenue des Ternes. Au numéro deux de la place, il y avait la Brasserie Lorraine qui, heureusement n’était pas très loin du petit hôtel Doisy-Etoile où je séjournais parfois.

(Avoue que ça ne manque pas de sel : on aime pas un quartier, mais quand on est de passage, c’est dans ce quartier qu’on va dormir et manger…où donc va se nicher la perversion… !) Au-delà de la porte de Champerret, qui était tout près, on pouvait facilement accéder au luxe de bon aloi de Neuilly ou aux immeubles des bourgeois sages de Levallois.


Ma seule motivation pour aller dans le dix-huitième était la petite balade sur la butte…c’était l’histoire du lieu qui me passionnait, bien plus que l’irrévérence sensée régner dans la « commune libre ». Des mes livres d’histoires, j’avais retenu les horreurs de la commune et la construction, en expiation, du monstrueux bâtiment de pierre blanche qui toisait Paris depuis le cinq juin mille-huit-cent-quatre-vingt-onze. La station de métro « Abbesses » était la plus profonde du réseau Parisien.


C’était la montée à pied vers la butte, depuis la petite place des Abbesses, qui me plaisait le plus. Rue de la Vieuville, rue Drevet, j’arrivais vite devant Paris avec derrière moi les coupoles Romano-Byzantines de la basilique gardienne du nouvel ordre moral depuis sa construction. Ah…. ! fuir la place du Tertre qui n’offrait aucun intérêt pour se réfugier près de l’église Saint-Pierre était beaucoup plus intéressant que de se mélanger aux Japonais, Suédois ou Chinois qui criaient des « Oooooooh » et des « Aaaaaaaah » en levant les appareils photo vers le ciel pour avoir un meilleur cliché….

…Ici c’est Paris depuis le Sacré-Cœur,

…Là c’est le Sacré-Cœur depuis Paris,

…Là c’est le Marché-Saint-Pierre….

…Là c’est moi devant la basilique….

Les touristes gâchaient quelque peu le paysage. Ils ne connaissaient pas l’histoire de la commune de Paris. Ils ne savaient même pas pourquoi le Sacré-Cœur se trouvait là où il était.


(Une rame « Sprague » sur la ligne 2)


La ligne de métro numéro deux, reliant la porte Dauphine à la Place de la Nation suivait pendant quelque temp, en hauteur, la frontière ténue séparant le dix-huitième du dixième. Dans le milieu des trente glorieuses, depuis les vieilles rame « Sprague » dont la cabine de conduite faisait des étincelles, il était possible de voir, à toute heure du jour ou de la nuit, à l’entrée de la rue de Chartres, sur la droite de la ligne de métro, une longue file d’attente immobile devant la porte d’entrée d’une maison d’abattage qui devait bénéficier d’un passe-droit. Les usines de la région Parisienne tournaient à plein régime avec des ouvriers qui ne cessaient de quitter un Maghreb incapable de fournir du travail.


Depuis déjà longtemps, à Barbès, le passant qui traversait le quartier par le rue de la Goutte d’Or ou la rue de Clignancourt avaient un pied au Mali, au Sahel, ou en Afrique du Nord, et l’autre qui cherchait son appui sur le goudron Parisien. Les magasins d’épices étaient pléthore, les couleurs des vêtements formaient un arc-en-ciel sur fond de diversité ethnique et de petits étals sauvages alternant avec les tables pliantes des joueurs de bonneteau.

(Au 106, boulevard de la Chapelle, il y avait eu pendant longtemps une « maison de société »)


Si tu étais en mal de chemin de fer, tu pouvais aller un peu plus à l’est : le pont Marcadet enjambait les voies de chemin de fer qui partaient vers le nord, vers le froid, vers la Belgique, La Hollande, l’Allemagne, loin des magasins d’épices de la rue Polonceau , loin du souvenir disparu du 106, Boulevard de la Chapelle, là où se tenait une maison de tolérance quand c’était encore toléré, une maison de société comme on appelait pudiquement ce genre d’établissement spécialisé dans le bien être. Au « 106 » il n’y avait pas de pierreuses, mais que des filles bien qui n’auraient jamais pratiqué l’« entaulage» (8), mais ceux qui avaient connu l’établissement étaient morts depuis déjà bien longtemps et le béton avait fait son travail. Au nord du dix-huitième, il te suffisait de traverser les maréchaux et le périphérique à la hauteur de la rue du Lieutenant-Colonel Dax pour te retrouver dans les monde de la brocante et de l’antiquité car juste de l’autre côté se trouvaient les cinq-marchés aux puces de Saint-Ouen.

Le soir, à partir du Boulevard Mac Donald et en allant vers l’ouest, des macs venus de l’est, pour beaucoup plus Albanais que Georgiens, ou Russes, faisaient tapiner des petites nanas qui se spécialisaient dans le chauffeur routier. Pas loin de l’entrée de l’Autoroute du Nord, il y avait la clientèle qu’il fallait pour la gâterie tarifée d’avant la route.

(Chemin de fer de Ceinture : La gare de Ménilmontant)


Près du parc des Buttes-Chaumont, entre la rue Carducci et la rue des Alouettes se trouvait l’ancienne cité Elgé, le premier studio de Cinéma fondé par Léon Gaumont. Au cours des années et des destinées diverses, à travers de nombreuses modifications et agrandissement, la cité Elgé s’était transformée en « Studios des Buttes-Chaumont » sous la houlette de l’ORTF. Si j’avais été une ou deux fois voir à quoi ressemblait ce grand ensemble technique où officiaient Stellio Lorenzi, Marcel Bluwal ou Maritie et Gilbert Carpentier dans des locaux qui faisaient au total quatre-vingt-dix mille mètres carrés. Pas très loin de là se trouvait l’avenue Simon-Bolivar où, quand elle s’appelait encore rue Puebla, était né un certain Henri-Désiré Landru. On pouvait passer facilement du dix-neuvième au vingtième, il suffisait d’emprunter la rue Simon Bolivar jusqu’à la rue des Pyrénées. Souvent, ayant accompagné mon « Mensch » de père jusqu’aux studios des Buttes-Chaumont, je redescendais vers le sud et Belleville pour me plonger l’espace de quelques rues ou de quelques avenues, dans les paysages Parisiens du côté de la rue du Télégraphe ou de la rue Saint-Fargeau. A Belleville, dans les cafés, des anciens parlaient encore l’argot. Des hommes qui avaient connu la guerre belotaient avec des jeux de cartes qui avaient dû passer entre des milliers de mains avant d’atterrir à « La Veilleuse » ou « Au Vieux Belleville ». En passant sur le boulevard de Belleville, près de la station Couronnes, je ne pouvais m’empêcher d’avoir une pensée pour les quatre-vingt-quatre victimes du dix août mille-neuf-cent-trois, quand avaient brûlé deux rames de métropolitain, encore construites en bois, à la suite de problèmes techniques d’origine électrique.


(Les studios des Buttes-Chaumont ne sont plus…le béton gagne du terrain)


Dans le vingtième aussi, en cherchant bien, j’avais trouvé deux lieux magiques où d’un simple coup d’œil, je pouvais passer de Paris à une lointaine province. Il suffisait juste d’un peu de volonté, d’une parcelle d’imagination et d’un moment de calme, après l’heure du déjeuner, quand Ménilmontant faisait la sieste et que les chats traînaient villa Godin ou Rue Saint-Blaise.

(Les Studios des Buttes-Chaumont, au début il s’agissait de la société Elgé, fondée par Léon Gaumont…)


Mais la grande récompense après un long tour de Paris, restait le cimetière du Père Lachaise ! Il n’était bien sûr pas question de couvrir les quarante-cinq hectares du parc mortuaire, mais c’était une bonne occasion de suspendre les minutes pour se frotter un peu à l’éternité. Passer voir mon ami Frédéric, musicien de génie, dire bonjour à mon copain Gustave, ingénieur naval et peintre, et m’arrêter quelques instants devant ce lieu de mémoire, là où des fédérés de la commune de Paris avaient perdu la vie, avant d’être simplement jeté dans une fosse commune. De l’exécution sauvage à l’inhumation, il n’y avait eu que quelques mètres en dix-huit-cent-soixante et onze.


(Le mur des Fédérés : les horreurs de la Commune de Paris)

(Gustave Caillebotte : La Rue Halévy)


Héloïse et Abélard dormaient du sommeil du juste, Francis Poulenc avait définitivement quitté le groupe des six, et Marcel Proust ne perdait plus son temps à le chercher…il avait devant lui les siècles à venir.


(Mon ami Frédéric, qui m’a donné le goût de la musique classique)

(Villa Riberolle)


(Villa Godin)



Le long du cimetière, des coins bucoliques survivaient à la marche du temps : villa Riberolle, cité Aubry, rue de Repos. C’était des lieux oubliés et calmes et pour cause : les voisins ne faisaient pas grand bruit.


Après le calme du cimetière, il fallait se sortir la tête des tombes, oublier Musset, Méliès et Modigliani et reprendre brutalement le contact avec le monde.

Boulevard de Charonne, il suffisait de marcher en direction du sud pour arriver jusqu’au douzième arrondissement.


Tu avais fait alors le tour de l’escargot…


Tu pouvais alors essayer de te sortir Paris de la tête, tout en sachant que tu n’y arriverais pas…


  1. Il est évident que le quatorzième arrondissement, et plus spécialement le quartier du Petit-Montrouge, ne pouvait être que le centre du monde.

  2. Le « Mensch », qui avait fait ses études secondaires au lycée Juif de Cracovie,et venait d’une famille pratiquante,avait,disait-il, perdu la foi au début de la deuxième guerre mondiale.

  3. Les boutiques de fripes ( expression Yiddish désignant des vêtements à bon marché)

  4. Un petit hôtel tout près de la place de Rennes.

  5. Europcar International, filiale de Renault. Europcar avait racheté la marque Matteï et gardé le garage de la rue du Champ de Mars pour en faire son siège Parisien

  6. Une fois par an, ma mère prenait deux jours complets pour préparer un couscous « comme en Egypte » en utilisant une recette qui se transmettait de « mère du Canal en fille du canal » ( de Suez, bien sûr…ma mère était née à Ismaïlia où son père et d’autres membres de la famille travaillaient à la compagnie international du canal de Suez

  7. Le traditionnel châle de prière utilisé dans le Judaïsme

  8. Vols commis par une prostituée à l’encontre de son client


© Sylvain Ubersfeld 2018







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