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ECRITURES (9)

-FLECHE D'OR

-LES QUATRE QUARTS

-L'IMMIGRE

-LE MUR

-PUTSCH

-RESISTANCE-FER

-SNIPERS

-LE QUARANTE-DEUX

-RETOUR

-DEUTSCHLAND

-LA MONDAINE

-ON AURAIT DU

-SUR LE TOIT

-TIGRES VOLANTS

-MARCELLINE

-EN ROUTE

-CHANGEMENT DE PROPRIETAIRE

-LES SEPT RESTANTS

-TRAFIC

-LES TROIS CANARDS (2)

-L'INSTITUT


FLECHE D'OR

Sir John Lockwood avait laissé partir avant lui les dix-neuf malles dans lesquelles il avait remisé les souvenirs des dix-neuf années passées à Paris, mais comme il avait de la classe et de l'argent, il prenait le train de luxe " La Flèche d'Or". Il savait que dans le "coupé" de son wagon Pullman, il pourrait se faire apporter son cognac par un employé de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens. Sir John aimait bien cette idée d'Europe et de trains de luxe. Il regrettait déjà sa décision de quitter la France pour une histoire qui était plus une histoire de cul qu'une vraie histoire de cœur. Il avait abandonné l'appartement du quai Voltaire le jour où il s'était séparé de la comtesse Raïssa Alexandrovna Vitvinine en découvrant par un hasard assez surprenant, qu'elle se nommait en fait Colette Reverchon et qu'elle était née en Corrèze, à Tulle. En souriant pour ne pas se sentir trop lésé, et ayant appris toutes les finesses de la langue Française, il s'était dit "finalement, puisqu'elle est née à Tulle, c'est bien normal que ce soit une femme légère"...Là-dessus il avait foncé chez Cook, rue Royale, et organisé le retour vers son manoir du Sussex. Colette, de son côté, avait déjà mis le grappin sur une nouvelle victime, un baron Allemand qui faisait dans l'acier à canon et qui venait d'une grande famille dont le nom commençait je crois par un "K"... Sir John était surpris du peu de monde qui prenait ce train...c'est vrai, les nouvelles économiques n'étaient pas très bonnes...des rumeurs lui arrivaient de son bureau de New York et tout cela ne présageait rien de bon...Il avait rencontré plusieurs fois depuis l'inauguration du train en 1926, des voisins Anglais en route vers Paris et la côte d'Azur, des amis rentrant à Londres, des femmes de peu de vertu accompagnant des amants temporaires, et même quelques gigolos qui faisaient partie de la bande des "quatre quarts", les "amis" de Colette, qui avaient décidé de faire de leur vie une grande fête et passaient leur temps à jouer des sentiments en échange de reconnaissance "sonnante et trébuchante".

 

LES QUATRE-QUART

Crétins de jeunes... ! Ils étaient seize, comme quatre fois quatre, et c'était de là d'où venait en fait le nom un peu bizarre de cette petite troupe qui faisait preuve d'un incroyable inventivité quand il s'agissait de faire démarrer un monôme, prendre d'assaut la plateforme d'un autobus ou bloquer pour une durée variable, les portes d'un vieux métro dans une des stations du quartier latin que ce fut "Odéon", "Saint-Michel" ou même "Cité". Deux jours avant, les "quatre-quarts" avaient déversé dans la fontaine Saint Michel, dix-sept litres de lessive industrielle, occasionnant ainsi l'intervention des pandores qui avaient voulu savoir qui était responsable de cette action moussante...Bien évidemment, personne n'avait eu cette idée et tout le monde s'était retrouvé au commissariat du Panthéon... Les "quatre-quarts » …en fait, le nom n'était pas si innocent que cela. C'était Clarissa Reverchon qui avait eu l'idée. Une grande tante qui avait connu la belle époque, l'argent facile, et avait vécu de petites escroqueries, avait laissé dans le folklore familial une trace inoubliable. A son époque, ils avaient été également seize, qui s'étaient juré de profiter de la vie au maximum et vivaient souvent sans lois, certainement sans foi, aux dépens de la société et de ceux qui pouvaient payer. Clarissa avait compté les membres de la petite bande" Seize ? comme dans l'histoire de la bande dans ma famille" Alors tout le monde avait approuvé et depuis, on les surnommé les "Quatre-Quarts". Les parents ne savaient rien de tout cela, persuadé que leurs rejetons se fabriquaient, à plein temps, un futur, sur les bancs de la fac de droit, ceux de la Sorbonne, dans les amphis de l'école de médecine ou dans les ateliers des beaux-arts. Quand les parents s'inquiétaient, les enfants répondaient que le monde était beau, qu'il y avait pour eux plein d'espoir, que leurs avenirs seraient nécessairement brillants, que ceux d'entre eux qui faisaient du droit étaient les futurs Moro-Giafferi, que les autres seraient les Charcot ou les Dupuytren des années à venir, les grands architectes du vingtième siècle et les sages philosophes du siècle prochain. L'un avait dit le " 30" ? l'autre avait répondu, "non, non, pas le trente » …et finalement, ce jour-là, c'était bien le "30" qui avait été pris d'assaut, entre le Trocadéro et la Gare de L'Est.


 

L'IMMIGRE

"Généralissime Francisco Franco, guide de l'Espagne par la grâce de dieu...tu parles d'un régime…" En fait, Francisco Barruel avait pris le train à Saragosse, un jour de printemps de soixante et onze, ne parlant pas un mot de Français. Il avait commencé à respirer une fois la frontière passée. Il n'avait rien à cacher même s’il savait qu'il était le fils d'un phalangiste qui avait du sang sur les mains. Personne n'aurait dû tenter de "faire payer au fils les péchés du père"...c'est du moins ce que se disait Francisco dix minutes encore avant que le convoi ne s'arrête finalement à Austerlitz. Il fuyait le Franquisme qui en était maintenant à son crépuscule. Une mort programmée du régime s'annonçait à l'horizon mais Francisco doutait de la reprise économique d'un pays marqué par trente-neuf ans d'une "main de fer dans un gant de fer". Il préférait se réjouir des retrouvailles avec Maria Del Mar, qu'il avait fait partir il y avait déjà sept ans, de leur petit village de Bujaraloz et qui avait accepté une "loge" dans un immeuble de riches du côté de l'avenue Mozart. C'était une loge avec de la place, assez pour mettre un lit plus grand… Pendant sept ans, Maria Del Mar avait attendu ce moment, et pendant que Francisco faisait ses premiers pas en France, sur le quai d'Austerlitz, elle briquait à la cire le parquet de son petit treize mètres carré. Il avait dans ses bagages, en plus de quelques souvenirs, des vieux vêtements de travail, quelques outils de récupération, un dictionnaire Espagnol/Français qu'il avait emprunté au prêtre du village. Enveloppé dans un morceau de drap, il y avait aussi un énorme jambon. Il transportait également plein de lettres pour Maria Del Mar. Il ne s'était pas rasé depuis trois jours, depuis qu'il avait pris le car pour Saragosse puis le train pour l'inconnu. Ses joues étaient piquantes d'une barbe drue. Dans une petite sacoche suspendue à son cou, entre la chemise usée et la peau foncé d'un travailleur habitué au soleil, quelques milliers de pesetas en billets de banque se balançaient au rythme des pas. Dans trois jours, Francisco avait rendez-vous à l'usine, quai de Javel. Maria Del Mar avait plaidé sa cause auprès d'un contremaître. Les mauvaises langues disaient qu'elle n'avait pas fait que plaider .......

 

LE MUR ( A la mémoire de Moshe Ubersfeld et Feigel Lednitzer, assassinés par les nazis aux ordres du gouverneur Hans Frank, en Juillet 1942)

Baruch Zylberstein n'avait pas le choix, mais à chaque fois qu'il déposait un peu de mortier sur la nouvelle brique qui recouvrait la précédente, il avait l'impression de commettre l'irréparable. Alors que le printemps n'était plus très loin, Baruch pensait déjà à l'automne et surtout à l'hiver qui allait suivre. Ils étaient quatorze dans son petit groupe de maçons. Qui sait combien ils seraient dans un mois, dans une semaine, demain, ou même ce soir. Le piège se refermait. Léa, son contact à la Kommandantur avait donné de vraies informations : « Ils vont tout fermer, ils vont tout murer, ce sera un piège, ils ont décidé de faire travailler tout le monde, pour le moment...je sais qu’ils vont créer un conseil juif..." Il était sur son échafaudage et regardait " l'autre côté", celui de la liberté, celui qui représentait les années heureuses avec des centaines de shabbat, des bar mitzvah en veux-tu, en voilà, des mariages comme s’il en pleuvait. Il y avait les souvenirs du lycée Juif de Cracovie. Il avait encore le temps de sauter, le temps d'aller se cacher mais les Allemands ne faisaient pas de quartier : une erreur, un pas de travers, un mot qui ne convenait pas, les consignes du gouverneur Frank ne permettaient aucune interprétation. Il n'y avait pas de "peut-être que si..." ou bien "et si on essayait de..." Il n'y avait que les briques qui devaient s'empiler les unes sur les autres et le ghetto de Podgorze qui devait être prêt pour accueillir toute cette humanité qui arrivait de Kasimierz. Avec chaque étage de brique de plus, qui rehaussait ce foutu mur de dix centimètres à chaque fois, la séparation se mettait en place de façon irrémédiable. Avant, il n'y avait que la religion qui séparait, maintenant il y aurait la religion ET le mur…et les gardes aux portes du ghetto. Rue Rekawka, Baruch Zylberstein avait des amis, Moshe et Feigel Ubersfeld, des gens pieux, disait-il et qui avaient trois enfants. "Dieu ne peut pas laisser faire tout ceci", avait dit Baruch lors d'un diner de shabbat fin janvier alors que commençaient à courir les rumeurs d'un ghetto. Alors Moshe Ubersfeld avait simplement fixé Baruch dans les yeux, sans parler, comme pour lui faire comprendre qu'il était déjà trop tard, bien trop tard...

 

PUTSCH

Même pas dix ans ! Vite, on va voir les chars ? " C'est le putsch" avait dit Jean-Pierre, un métallo qui votait PCF depuis que son père avait été arrêté et fusillé au mont Valérien en quarante-trois. Le petit au bout de la pogne, les voilà qui étaient partis en métro avec un changement obligatoire à Montparnasse. Les œufs de Pâques dans la vitrine de la pâtisserie rue Alphonse Daudet, avait déjà commencé à tourner de l’œil…Pâques était déjà passé, c'était le deux, et on était le vingt-et-un Quel mois ? Ah, oui, Avril bien sûr, François n'avait même pas dix ans. Père et fils avaient surgi du métro à la Chambre des Députés. Que de monde......! "Ils ont voulu prendre le pouvoir" Un quarteron de généraux dont la photo s'étalait à la une de l'Intransigeant. Des mecs avec des uniformes kaki, un petit chapeau marrant, on appelait ça un calot. Pour François, un calot, ça évoquait les billes et la cour de récré. Il y avait plein de chars qui montaient la garde, et Jean-Pierre était tout excité parce que depuis la libération de Paris, il n'avait pas revu de tanks "Sherman ». Regarde, c'est les mêmes que pendant la guerre". François n'avait jamais vu de chars, alors son père avait bousculé du monde, pris un miliaire par la manche et avait fait hisser le fils sur la tourelle de l'engin." ça sent l'huile" avait dit François. "Ils ont graissé le canon, c'est pour mieux tirer" avait dit Jean-Pierre. "Et la maison avec des colonnes, c'est pour quoi faire ?" François avait des questions à la con ! Il aimait voir la Seine, les péniches, les autobus qui traversaient en allant vers la Concorde. Tout autour, il y avait des soldats, des gardes républicains, des mecs avec des lunettes noires, des imperméables. Il y avait aussi un vendeur de journaux qui criait les gros titres de son journal. "La Maison avec les colonnes ? C'est l'assemblée nationale, c'est les députés, ceux qui nous représentent". François ne comprenait pas très bien. Ce qu'il voyait surtout avec un plaisir incroyable, c'était les énormes chenilles des chars. François n'avait jamais vu autant de militaires en même temps, sauf les quatorze juillets au défilé. Jean-Pierre avait dit que le pays vivait des heures incroyables, que le "EFFELENNE" avait perdu. Tout ça, c'était pour les grands. Ce qui était bien surtout, c'était d'être venu avec le métro de la ligne Nord-Sud, celle qui ne ressemblait pas à la ligne "4"...Avec chaque minute qui passait, il s'attendait à voir les lourds engins se mettre en route et fondre sur les ennemis de la république...Mais Jean-Pierre l'avait pris par la main en disant : "vite, on rentre, on va manquer le journal à la télé » ….

 





RESISTANCE-FER

D'Artagnan avait pris la précaution de prévenir Duthouard, le mécanicien du convoi " Tu regarderas ta montre, tu ralentiras, tiens-toi prêt à sauter quand tu verras le drapeau blanc sur le pont ». D'Artagnan, c'était le type des FTP, celui qui dirigeait le petit groupe. Ils étaient sept. Duthouard était emmerdé, il savait que sa fille Jeannette faisait aussi partie de la résistance "Fer" du dépôt d'Argentan. " Et le boche, j'en fais quoi ? " Depuis quelque temps, des mécaniciens de la Deutsche Reichsbahn accompagnait les mécanos Français sur les convois à risques, pour s'assurer que les vitesses de traction étaient respectées et que personne ne songeait à ralentir l'effort de guerre. "Le boche ? Ne t’en occupe pas, nous on s'en occupera si on le voit descendre. Toi et ton chauffeur, courrez en avant du convoi, on sera à droite avec les camarades..." Duthouard aimait bien Heinz Kummel, le mécanicien Allemand, passionné de vapeur qui avait fait ses classes sur une Kriegslokomotiv Class 52. Heinz partageait souvent ses saucisses avec l'équipe Française. Il aimait montrer qu'il connaissait quelques mots de Français et n'hésitait pas à laisser les Français à leur affaire, se mettant en arrière pour fumer sa pipe et regarder le paysage qui défilait. Et si la guerre était perdue ? Alors il partageait nourriture, café, et même pousse-café, une liqueur d'herbe dans une bouteille avec le dessin d'un cerf avec une croix entre les bois. Duthouard avait partagé l'information avec Jean Crépin, son chauffeur, qui n'en menait pas large. "On va sauter en marche ?" avait dit Jean, les lèvres tremblantes. Tu n’’inquiètes pas » avait répondu Duthouard " on sera à trente à l'heure. Dès que tu vois le drapeau, tu sautes" Ils avaient vu le drapeau, Heinz fumait sa pipe en pensant probablement à Hambourg, le bruit de l'explosion avait couvert le bruit du loco. Ils avaient sauté. Une partie du convoi était monté sur les premiers wagons. "Nom de dieu" disait le mécanicien Français. « Ils vont en avoir pour des heures pour réparer la voie et enlever les débris"... "C'est exactement ce qu'il faut" dit "d'Artagnan" …"Et Heinz vous l'avez eu ? Vous en faites quoi ?" " On n’est pas des assassins", lâcha d'"Artagnan" on lui a dit de se barrer, après, chacun sa croix, non ?

 

SNIPERS

Dinah Lazarus avait dû se mettre à courir. Des coups de feu venaient d'être tirés. Personne ne savait d'où venaient les balles, mais le danger était bien là. Dinah se mit à penser, en même temps qu'elle cherchait des yeux un endroit où elle pourrait se mettre à l'abri. Le marché Carmel n'offrait pas beaucoup d'abri, et elle n'était pas la seul à chercher où se protéger des balles qui sifflaient. C'était presque la fin février. Dans trois mois, Dinah célèbrerait bientôt ses deux ans à Tel-Aviv. Avant son aventure sur un vieux rafiot, le "Dov Hos", qui avait mis cinq jours pour traverser la méditerranée, il y avait eu l'attente en Europe, la paperasse de l'Agence Juive, mais surtout, l'espoir. "Ce n'est pas le moment de se faire descendre" se disait-elle. "être passée à travers la guerre, à travers les horreurs, l'indifférence, la haine, et finir tuée par une balle a quelques centaines de mètres de mon appartement de la rue Zamenhof…" Dans la tête de Dinah défilaient les souvenirs depuis son enfance jusqu'au début des hostilités. Son esprit avait occulté intentionnellement les scènes les plus douloureuses, son arrestation à Prague, sa déportation à Bergen-Belsen. Les souvenirs semblaient reprendre à partir du 15 avril 1945. Quelqu'un cria en hébreu : " ça vient du côté de Hassan Bek, ils sont au moins trois ». Dinah reprit sa course. Les mots en hébreu remontaient à la surface. Maison- Beit, amour-ahava, fatiguée-aiefa synagogue-Beit cnesset.... Danger…comment dit-on danger déjà … ? ah, oui, sakana… Dinah reprenaient doucement contact avec son passé. Avec les mots, refaisaient également surface des odeurs qui avaient la vie dure. Les odeurs ? Le gâteau au pavot tout chaud sortant du four, l'odeur du borchtch bouillant au moment où on met dedans une énorme cuillerée de crème fraîche, le fumet du bouillon de poulet. Dinah savait qu'elle était en train de guérir. Depuis le moment où elle avait vu les premières affiches en hébreu après avoir débarqué du "Dov Hos", elle savait qu'elle ne pourrait qu'aller mieux. Elle avait par contre toujours du mal à admettre l'étrangeté de l'endroit où elle se trouvait. En plein mois de février, des hommes portaient des shorts et un drôle de petit chapeau sur la tête. On n’aurait jamais vu cela à Prague….


 


LE QUARANTE-DEUX

De la rue des Saints-Pères, où se trouvait l'étude, jusqu'à la rue Mazarine, où se trouvait le plaisir, il fallait à Maître Janville dix-sept minutes en marchant d'un bon pas. Il avait fait le trajet tant de fois qu'il aurait pu y aller les yeux fermés. Le Quarante Deux étaient un établissement bien accueillant et même si les prix étaient au-dessus de ceux d'autres établissements, Louis Janville avait continué à fréquenter les filles de Madame Hélène. Las d'y aller seul, le notaire avait proposé à son clerc de l'accompagner, et il prenait en charge la moitié des émoluments des jeunes femmes qui montaient avec son "second". A l'arrivée au quarante-deux, les deux hommes se séparaient. Le clerc affectionnait le petit salon, le notaire, la chambre japonaise. Les filles avaient de l'esprit et savaient que la fameuse allusion aux cravates obligatoires que portait le notaire n'aurait pas amusé Maître Janville, célibataire endurci qui avait depuis toujours refusé de se marier. Le notaire avait la virilité bien accrochée, une très grande motivation et un appétit insatiable. Il avait estomaqué Madame Hélène lors de la "première fois" dans l'établissement. La tenancière avait fait venir les trois filles qui correspondaient le mieux au caractère du tabellion et, en faisant l'article, avait tenté de le guider dans son choix. Louis avait alors regardé Madame Hélène avec un sourire coquin et lui avait dit " Et pour les trois en même temps, vous me faites un prix ?" Chaque mercredi depuis neuf ans, après avoir laissé chez Madame Hélène plusieurs centaines de francs, et parfois plusieurs milliers, Louis Janville faisait un arrêt obligatoire à l'église Saint Germain des Près pour s'y confesser et recevoir l'absolution. Il allait toujours voir le père Philippe, qu'il savait être clément avec les pêcheurs invétérés comme lui et annonçait, à genoux dans le confessionnal " Pardonnez-moi mon père parce que j'ai péché avec Eugénie, Germaine, et Madeleine, surtout Madeleine" Alors le père Philippe disait " mon dieu, mon fils, les trois en même temps?, ou bien l'une après l'autre ?" et Louis répondait, "en même temps mon père, en même temps"...Alors, dans une grande bouffée d'amour fraternel, le père Philippe, le frère du notaire Louis Janville, le bénissait au nom du seigneur en lui disant, va, et ne pèche plus jusqu'à mercredi prochain....

 



RETOUR

A sept heures quarante exactement, le "conducteur" de la voiture numéro 3, avait frappé à la porte du compartiment qu'occupaient Léon et Francesca. Suivant une immuable tradition qui datait de la création de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits, les voyageurs étaient réveillés en temps et heure pour leur permettre de se préparer à affronter la vraie vie après avoir passé une nuit, suspendus dans le petit monde de velours et de bois précieux d'un "double", qui coûtait une fortune mais bon, de temps en temps, Léon pouvait se le permettre. Avec Francesca, ça ne marchait plus. Le voyage à Rome, à l'origine, c'était pour essayer de recoller les morceaux, mais finalement, ça n'avait recollé rien du tout. Dans l'hôtel particulier de ses beaux-parents, Via Ceneda, pas loin de la place du Roi de Rome, Léon en avait pris plein la gueule, accusé d'être un bon à rien...de ne pas savoir rendre une femme heureuse. Pendant que Léon se faisait assaisonner, Giorgo, le majordome en gants blancs, levait les yeux en ciel pour encourager Léon à accepter la bordée d'injures. Léon savait qu'en venant à Rome, les choses ne seraient pas faciles. Il l'avait fait pour Francesca. Il lui devait bien ça. Elle fermait les yeux depuis plusieurs mois sur les aventures extra-conjugales de son mari. Il y avait eu Tania, la traductrice qui travaillait chez Intourist, Alenka, la secrétaire de l'ambassade de Tchécoslovaquie, et surtout Ursula, l'agent de comptoir de la Lufthansa. En descendant du train, Léon était déjà dans la planification. Téléphoner à l'avocat, bloquer le compte en banque, prévenir ses amis de ce qui allait se passer, laisser des instructions à sa secrétaire, Les derniers instants avant l'arrivée en gare de Lyon avaient été les plus pénibles. Parce qu'il était un homme courtois, il avait décidé de rentrer à l'appartement de l'avenue Victor-Hugo avec Francesca. La concierge, cette sacrée pipelette, les voyant rentrer ensemble, ne se douterait de rien. Léon devait faire attention car Francesca avait de puissants amis dans la finance. Il savait que dorénavant, rien n'allait être simple...

 

DEUTSCHLAND

Erik partait toujours là-bas en marche arrière. Son père haïssait Wagner, Erik, lui, aimait Schubert, Beethoven et Bach. Il aimait aussi Felix Mendelssohn depuis qu'il avait appris que le grand père du musicien était rabbin. A chaque fois qu'il mettait un pied à Francfort, à Berlin, à chaque fois qu'il ouvrait un journal Allemand, dès qu'il commandait une "Bitburger" ou un Beck's, Erik ressentait un certain malaise avec lequel il avait appris à vivre. Jamais même il n'aurait pu passer Niederkirchnerstraße, dans la capitale Allemande, car il savait que l'ancien nom de cette artère était Prinz-Albrecht-Straße et que c'était, dans les années sombres, la sinistre rue où se trouvait le siège de la plus redoutable entreprise de terreur qu'ait jamais connu le monde. Avec les mois qui passaient, Erik avait appris à faire des compromis. Il avait compris que tout n'était pas à jeter, alors régulièrement il passait des soirées chez Meier Gustl, une étrange "Bierhaus" où des téléphones sur les tables permettaient de communiquer anonymement avec d'autres tables, il mangeait souvent au Baseler Eck sachant que le Schweinshaxe était toujours au menu, et qu'il retrouverait au bar ses copains de l'air, ceux qui partaient pour l'Asie, revenaient de l'Est, rentraient le lendemain aux Etats-Unis ou se glissaient en Amérique Latine d'un simple coup d'aile au-dessus de l'Atlantique. Plus tard, il avait même été jusqu'à s'extasier devant l'organisation et l'efficacité Allemande à l'occasion de passages réguliers au "Napoléon", un club de la Hanauer Landstrasse. Quand il eut assez des grands hôtels internationaux, Erik se dit qu'il était temps de sortir des sentiers battus. Curieusement, il avait porté son dévolu sur l'Hôtel Dreesen. Il prenait un train qui suivait les courbes du Rhin, fermait les yeux quelques instants et terminait finalement dans l'établissement historique. Le fait même qu'un petit caporal moustachu responsable de la deuxième guerre mondiale y ait fait plus de soixante-dix séjours, ne le dérangeait pas. Ce qu'il aimait par-dessus tout, c'était les planchers en bois dans la salle à manger, l'odeur de la cire, l'atmosphère d'ordre de bon aloi et surtout cette proximité avec l'eau qui émerveillait toujours Erik. Le Rhin était plus propre que la Seine ou que la Tamise. Assis à la terrasse du Rheinhôtel Dreesen, Erik aurait presque admis l'existence, à quelques mètres de lui, de Wellgunde, Flosshilde et Woglinde, qui gardaient certainement un énorme tas d'or au fond de la rivière...

 

LA MONDAINE

Serge DEVALLOIS en avait eu assez du petit bureau mansardé du 36 quai des orfèvres. Il en avait surtout eu marre de se faire chier à filer les pickpockets dans les trams et les autobus de la STCRP, ou les rames de métro de la CMP. Depuis qu'il était rentré dans la maison, il voulait faire quelque chose de différent. Serge ne s'était pas encombré d'une femme à qui il aurait dû refuser de raconter sa vie. Il n'avait pas non plus de parents dont il fallait s'occuper. Il n'avait aucun vices connus de ses supérieurs et s'était attaché à dissimuler certains penchants pour l'alcool et le jeu. Il était profondément républicain, attaché à la valeur d'une parole. "La brigade des mœurs, ça existe ? ou est-ce une invention de journalistes ?" avait-il demandé à Paul Donniet, un commissaire qui bossait chez les "bœuf-carottes" de l'Inspection Générale des Services... Ce n'était pas de l'invention journalistique... ! Donniet avait aidé Serge à changer de service, et depuis sept mois, Devallois courait après les macs, descendait régulièrement dans les boîtes louches de la place Blanche, contrôlait la régularité des papiers de ces "dames" qui étaient belles de jour comme de nuit. Il s'intéressait également à "ces messieurs-dames" qui se rassemblaient dans des arrières salles pour y échanger des considérations diverses mais aussi des caresses qui auraient fait rougir les libertins les plus tolérants et les bourgeois les plus délurés. Par obligation, Serge rencontrait des petites frappes, des grands voyous, des trafiquants de haut-vol, des hétaïres qu'il n'aurait jamais pu s'offrir et avec lesquelles il était prêt à mettre en place des arrangements qui ferait du bien à tout le monde en général et à chacun en particulier. Devallois était le type même du bon flic qui aurait pu faire un excellent voyou. Il savait que la limite entre les deux mondes était très fine. Sur les vingt-sept poulets que comptait" la mondaine" Serge était le seul à rarement porter de veston. Dès qu'il rentrait au trente-six, il jetait le sien sur un dossier de siège, roulait ses manches jusqu'au niveau des coudes, dégageant ainsi l'impression qu'il était prêt à se confronter aux mafieux, aux demi-portions, aux harengs, et aux nuisibles qu'il avait attrapé dans ses filets lors d'une rafle du côté de la rue Fontaine ou de la rue de Douai. Si Devallois n'avait que peu de vices, ou s’il avait réussi à en dissimuler certains, il avait par contre une grande passion : les femmes…Pour les yeux doux d'une brune, il aurait renié la république, fait un pied de nez aux "bœuf-carottes", insulté son directeur et même craché sur le portrait du lieutenant de police Nicolas de la Reynie, accroché dans le couloir qui menait au bureau de la "Brigade des Mœurs"...

 




ON AURAIT DU...

"Vous ne seriez pas Isabelle des Roches-Noblecourt ?" Axel du Noyer de Segonzac avait gentiment tapé sur l'épaule de la jeune femme. Vingt-ans ...il s'était écoulé vingt ans depuis qu’ils s’étaient séparés à la fin de la dernière année scolaire au pensionnat Suisse de Brillantmont sur le lac Léman. Ils venaient de se retrouver au mariage d'un ami commun. Axel arrivait tout juste de New York, Isabelle, de Buenos-Aires. Les années avaient fait leur travail de sape mais les souvenirs étaient encore bien présents: le tour du lac Léman à bicyclette, le soir où Axel avait fait faire le mur à Isabelle pour aller manger de la friture dans un petit restaurant du côté du parc de Mont-Repos à Lausanne... L'hôtel particulier était à Saint-Cloud, les années étaient folles, les garçonnes étaient parfois des garçons, le charleston était une façon de vivre et le paquebot Normandie n'était encore qu'une grande carcasse de métal sur le chantier de Penhoët à Saint-Nazaire. "Pourquoi es-tu parti sans rien dire ?" dit Isabelle, avec un regard triste…"Pourquoi ne m'as-tu pas dit que j'étais important ?" répondit Axel, en avalant sa salive. Sans ce mariage et les circonstances incroyables de leurs retrouvailles, Isabelle aurait passé sa journée au golf à côté de Canuelas et Axel aurait été faire du bateau à Candlewood Lake, tout près de New Milford dans le Connecticut. Il étaient toujours riches, ou plutôt leurs parents l'étaient. Ils vivaient dans l'absence de l'autre. Etait-ce une trahison ? Un oubli ? Etait-ce fait exprès ? "Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous" dit Isabelle... Ils étaient assis sur les marches de marbre, leurs pieds douloureux d'avoir dansé au rythme de l'orchestre. Le froid des marches passait au travers de la robe noire d'Isabelle, les chaussettes fines d'Axel rajoutaient à la distinction. Ce dont ils avaient besoin à cet instant aurait été de se couvrir et de pouvoir s'échapper de la fête pour pouvoir se délivrer des mots que chacun tenait bloqués au fond de la gorge. Axel pris Isabelle par la main pour l'entraîner vers la porte en verre qui donnait vers le jardin." On aurait dû réfléchir à tout ça plus sérieusement" dit-il en regardant Isabelle... ». Il n'est pas trop tard" dit-elle en esquissant ce qui ressemblait à un sourire....


 



SUR LE TOIT

Personne ne savait comment autant de pierres aussi lourdes pouvaient tenir sur le toit de la basilique du Saint-Sépulcre. Et pourtant, cela tenait... ! Cela tenait tellement bien que les moines Ethiopiens orthodoxes avaient élu domicile dans de petites cellules de quelques mètres carrés chacune, juste assez grandes pour y faire tenir la foi et quelques souvenirs. Il y avait au plus quarante-deux mètres à parcourir pour se rendre de la cellule la plus lointaine jusqu'à la petite chapelle dans laquelle une trentaine de personnes pouvaient se tenir ensemble. Loin des ors de l'orthodoxie grecque, des phrases bien polies des franciscains, éloigné des mystères des Coptes d'Egypte qui officiaient derrière le tombeau, se tenait Kidus Ghebreyesus qui venait d'être rattrapé par ses quatre-vingts ans. De Debre Marqos jusqu'à Jérusalem, il avait mesuré chaque kilomètre à l'aune de sa fatigue, trois mille sept cent quarante fois. Il ne se souvenait plus pourquoi il avait choisi la vie monastique, mais ne se posait plus la question puisque sa vie semblait être toute tracée, entre les prières du matin, les longues heures passées dans la dévotion et la méditation et les maigres repas partagés avec ses frères de prières, sur le toit du Saint-Sépulcre, à quelques mètres de hauteur au-dessus du tombeau protégé par des popes faisant office de gardes musclés et régulant les entrées dans le saint édicule. A la foule extatique des pèlerins émus bien plus qu'ils ne l'auraient anticipé, Kidus préférait le calme de sa petite chapelle, la modestie de l'unique bougie qui rappelait le miracle auquel tous croyaient, la lumière affaiblie de l'extérieur, qui éclairait chichement les quelques mètres carrés où flottaient des souvenirs de paraboles et de sainteté. Il remerciait le ciel chaque heure parce que les fidèles se ruaient vers l'intérieur du Saint-Sépulcre sans accorder d'attention à la chapelle des Ethiopiens. "C'est très bien comme cela" avait dit Kidus pendant la période de Pâques, alors que des milliers de femmes, d'hommes, et d'enfants, parlant plusieurs dizaines de langues différentes, s'étaient jetés sur la basilique, comme l'aurait fait la fameuse nuée de sauterelle qui s'était abattue sur l'Egypte.

 

TIGRES VOLANTS

Entre le "Petit Casino" qui vendait des croissants et l'appartement de Palawan way, il devait y avoir un peu plus de trois kilomètres à parcourir dans l'anticipation d'un café parfumé et d'une viennoiserie qui rappelait Paris. Après avoir accompli les milliers de miles hebdomadaires, et obligatoires, puisque c'était le métier qui voulait cela, Steve n'avait qu'une seule envie : se replonger dans le monde amical de la petite planète de Marina Del Rey. Il n'y avait pourtant aucune raison pour que ce casanier qui se voyait déjà mourir en terre Parisienne, attrape la bougeotte et pousse son destin jusqu'à passer régulièrement quelques heures à une vingtaine de mètres à peine de l'eau du Pacifique, en écoutant claquer les drisses sur les mats dès que se levait la moindre brise de mer. Il ne le savait pas encore, mais ces heures allaient marquer le reste de sa vie et lui fabriquer des souvenirs qui s'incrusteraient dans sa chair comme des marques aux fer rougi. Une dizaine de kilomètres séparaient World Way West de Palawan Way et dans le taxi, Steve avait le temps de laisser son esprit redescendre sur terre, alors qu'il revenait de Bogota, Varsovie ou Pékin. A chaque fois qu'il passait par le petit royaume tout près de Venice Beach, Steve se souvenait du contact des pieds nus sur la moquette épaisse de l'appartement. Comme toujours, depuis qu'il avait rejoint l'inhabituel monde du transport aérien, cette rencontre avait été inattendue. Pour la première fois de sa vie, il avait pu voir de près un oiseau-mouche et s'était émerveillé en observant comment cette petite créature, attirée par une boisson colorée de rouge, était venue s'abreuver tout près de la fenêtre qui donnait sur les bateaux sagement rangés. Steve avait été séduit par les ratons-laveurs du Connecticut, effrayé par les armadillos du Texas ; Il était maintenant attiré par cette Californie dont il avait entendu parler mais ne connaissait que depuis peu. Il y avait aussi Léna avec qui il se sentait une affinité particulière, enviant probablement sa vie entre les palmiers, le pacifique et ses amis qui étaient tous de bon aloi. Steve ne savait pas encore combien il aimait les bateaux. Il savait déjà par contre combien il aimait les femmes et combien il aimait cette nouvelle liberté qui s'était offerte à lui depuis qu'il avait rejoint les "Tigres Volants". Chaque départ de Marina Del Rey était redouté : Steve savait qu'à chaque fois qu'il repartait vers l'aéroport, il laissait derrière lui un petit bout de cœur. Alors il se demandait combien de temps tout cela pourrait durer...

 

MARCELLINE

Il n'y avait aucun doute qu'elle tenait de sa Britannique de mère un petit côté plutôt raisonnable. Je pense que c'est à son Brésilien de père qu'elle devait d'être incorrigible, aventurière, incroyablement provocatrice, immature, casse-cou, et pour tout dire, garçon manqué. Puisque l'argent coulait à flot dans sa famille, rien ne l'avait empêché de gravir les montagnes du Shikar Beh, au nord de l'Inde ou de monter au sommet de la pyramide de Khéops lors d'un séjour mouvementé en Egypte, invitée par le Roi Fouad ; les relations des parents, cela a parfois du bon. Si son père lui avait appris à conduire un "moped", personne ne pouvait lui apprendre l'orientation. Elle aurait fait un mauvais pigeon voyageur et certainement un déplorable guide touristique. J'avais rencontré son père, un aventurier qui avait plusieurs affaires au Brésil. Sa fille était encore jeune. C’était au café de la Paix, à côté de l'Opéra...Nous avions discuté d'investissement possibles au Brésil, ce pays de l'ordre et de progrès…Alberto Santos-Dumont, que nous rencontrions parfois avait dit à son père :" vous verrez, maintenant qu'elle sait piloter un dirigeable, elle va vous demander une motocyclette ». Ayrton, le père de Marcelline avait répondu qu'il n'en était pas question. "Elle ira à pied ! je ne tiens pas à ce qu'elle se fasse renverser par une voiture, avec tout ce trafic parisien". Trois semaines plus tard, Marcelline avait son "moped" , fraîchement arrivé d'Angleterre, emballé dans une grande caisse en bois de pin. Marcelline s'était taillé un joli petit succès place de l'Opéra en testant sa machine sur les marches devant le Palais Garnier...En dépit des recommandations de Rose Beaufort, sa mère, elle s'habillait plutôt "léger" pour se balader sur son engin motorisé et, ne connaissant pas Paris puisqu'elle avait été habituée aux chauffeurs,valets,et autres serviteurs, elle comptait bien souvent sur la gentillesse d'autrui pour se faire préciser les directions, d'autant plus que, affublée d'une myopie héréditaire, et refusant de porter des lunettes, elle était incapable de déchiffrer les plaques de rues Parisiennes. Heureusement, depuis peu, une vague de chauffeurs de taxi Parisiens, apprenant à se repérer dans la capitale, avaient toujours à porter de la main le guide des rues de Paris à l'usage des chauffeurs de maîtres.



Ce jour-là, Marcelline avait abordé un de ces hommes, au volant d'une Renault KZ 11 de la G7, au bout de la rue de Provence. C'était un Russe qui parlait à peine le Français. " Je suis Gennady" avait dit l’homme…ce à quoi Marcelline avait répondu " Et moi, je suis perdue » ….


 


EN ROUTE

Le télégramme était arrivé, un morceau de papier d'un bleu délavé sur lequel étaient collés des petits morceaux d'une étroite bande de papier blanche portant des caractères en majuscules. Mireille avait eu un peu de mal à déchiffrer : " BIEN INSTALLE STOP LES AFFAIRES MARCHENT BIEN STOP TU AIMERAS STOP VIENS ME REJOINDRE. TON PASSAGE RESERVE SUR FELIX ROUSSEL DES MESSAGERIES MARITIMES LE 28 DU MOIS. MON ADRESSE 367 RUE FRERES-LOUIS SAÏGON STOP TENDRESSES. CHARLES STOP" .Alors elle avait rempli trois malles, une pour la vaisselle, une pour les vêtements et une pour les souvenirs de France, avait passé un dernier dimanche à Aspremont où vivaient ses parents, était revenue vers son appartement de la Rue Charles de Foucauld, et, comme il restait un peu de temps, avait filé vers le port où le "FELIX ROUSSEL" était déjà à l'ancre en attendant le départ vers l'Indochine, le départ vers l'aventure...Elle avait demandé à un passant de la prendre en photo et le passant lui avait dit " Qui sait, peut-être qu'un jour vous prendrez un bateau comme celui-là". Mireille avait souri. Charles, son avocat de mari, en avait eu assez de défendre des mafieux Niçois, des harengs de Villefranche, des voyous de Toulon, des petites frappes des faubourgs de Marseille. Depuis le procès de Raymond-les-yeux-bleus, il avait réfléchi à ce qu'il voulait faire de sa vie et avait finalement choisi de s'expatrier, même si là-bas c'était toujours la France. Il avait alors fait ses adieux à ses collègues du barreau, aux associés de son cabinet, et avait filé acheter dans un magasin spécialisé, les vêtements nécessaires pour s'adapter au mieux au climat de la colonie. Tout le monde parlait du caoutchouc, des hévéas, des plantations d'Indochine, des opportunités de gagner beaucoup d'argent. Charles avait cédé aux visions d'Extrême-Orient, comme s’il était déjà devenu dépendant à l'opium qu'il n'avait pas encore fumé, en trois semaines, il était parti, laissant derrière lui son ancienne vie et son épouse... Mireille, c'était Madame Arnulfi, la femme de l'avocat. Les voisines n'avaient rien dit mais il était visible qu'elles étaient jalouses. "Vous allez voyager toute seule sur le bateau ? Et si quelqu'un en veut à votre vertu ? Et votre mari qui a tout abandonné ici, mon dieu, je n'aurai jamais fait quelque chose comme ça..." Mireille aimait les bateaux, les grands bateaux, ceux sur lesquels on reste assez longtemps pour s'habituer au roulis, pour dompter le tangage, pour apprécier les couchers de soleil prometteurs de miracles, les clairs de lune qui engendrent la passion, les coups de tabac qui font réfléchir parce qu'ils ressemblent aux vicissitudes de la vie. Elle était montée sur un bateau de pêcheur un jour, pour aller attraper des poissons "au lamparo" et avait passé la nuit pliée en deux par-dessus bord, bien que la mer soit calme…alors bien sur elle redoutait un peu le long voyage vers Saïgon...mais dans sa tête, elle était déjà là-bas et se foutait pas mal d'un éventuel mal de mer....

 

CHANGEMENT DE PROPRIETAIRE

Au premier regard, Motti Rosenfeld n'avait pas vu de différence. Le gâteau au pavot était presque pareil, les pains tressés et les autres pains semblaient être les mêmes que d'habitude, et les boites de pain azyme portaient toujours la marque des établissements "Rosinski & Sbir". Curieusement pour Motti qui ne venait pas si souvent au "pletzl", le nom du propriétaire de la boutique était d'une importance capitale : Moskvitch... Il était donc de l'Est, c'était peut-être un "pays" de Moshe, le grand père. Moskvitch …le nom en tout cas, était un point d'ancrage dans l'imaginaire de Motti pour qui il ne pouvait y avoir de Judaïsme en dehors des souvenirs d'un quelconque Shtetl de Galicie. Il était tout naturel que Moskvitch ait eu sa boutique en face de chez Joseph et Albert Goldenberg. La main de Motti dans cette d'Olek, les deux traversaient d'habitude l'étroite rue des Rosiers, entre le "déli" de Jo et la boulangerie de Monsieur Moskvitch. Motti ne comprenait pas tout...Il n'avait jamais anticipé qu'un magasin dans lequel se cachaient nombre de ses propres souvenirs d'enfance, put être vendu à quelqu'un d'autre, et encore moins à un commerçant dont le nom n'évoquait ni la Pologne, ni la Hongrie, ni la Russie et qui devait venir d'un pays complètement inconnu..." Alors il avait demandé à son père, et la réponse était arrivée, tragique, horrible, inacceptable : "Il a pris sa retraite tu sais, ça fait bien longtemps qu'il était là". C'était une trahison, une véritable trahison. Bien sûr il y avait des signes qui ne trompaient pas, comme une mezzouzah sur le montant de la porte, au début du tiers supérieur, il y avait également une kippa sur le haut du crâne du nouveau propriétaire que Motti n'aimait pas du tout, par le seul fait qu'il lui avait volé des souvenirs d'enfance en rachetant la boulangerie de Monsieur Moskvitch... Motti avait même fait preuve d'une mauvaise humeur qui ne lui ressemblait pas, en refusant de porter les quatre pains tressés jusqu'à la maison. Olek avait marqué de l'étonnement, mais c'était un étonnement de principe : en voyant le nom du nouveau propriétaire, il avait dit, " tiens, il doit être d'Afrique du Nord ». Quelle trahison ! Il n'y aurait plus jamais de pains tressés de Shabbat fait par l'ancien boulanger. Motti était même prêt à renoncer à ces brioches du vendredi soir. Rien ne saurait lui enlever l'amertume qu'il avait maintenant dans le cœur. Le nom même de Moskvitch évoquait pour Motti des images Napoléoniennes de grognards pris dans les glaces de la Russie. Quand il entendit Olek lui expliquer que le nouveau boulanger appartenait à la communauté séfarade, il eut un haussement d'épaule et dit simplement :" des séfarades, j'm’en fous ! Je ne savais même pas que ça existait....

 



LES SEPT RESTANT

Il en restait sept ! les autres s'étaient tous déjà tirés. Chacun des soixante-dix-sept envoyés spéciaux avait sa conception du journalisme et chacun ne voyait en l'autre qu'un pisse copie drogué à l'encre d'imprimerie plutôt qu'aux idées généreuses de la république. Les sept avaient prévenu leur entourage que la journée et la nuit risquaient de durer, qu'on serait au-delà de ce qu'on avait déjà connu puisqu'une armée d'acier avait déferlé sur le France, que dans peu de temps il y aurait certainement un exode, et qu'après l'exode commencerait une occupation qui ne faisait aucun doute. Ces sept-là étaient entré au journal la même année et avaient en commun une seule chose : l'amour de leur métier. Puisqu’ils appartenaient au même journal, il était normal qu’ils puissent former une solide équipe et mettre leurs différences de côté, le temps d'un numéro, pour la durée d'une semaine, ou éventuellement celle d'un mois, quand la politique était calme... Depuis le 10 mai et l'attaque de la Hollande, de la Belgique et du Luxembourg par les troupes Allemandes, les choses étaient en train de changer au journal. De vieilles rancunes remontaient à la surface, des règlements de compte prenaient régulièrement place à coup d'entrefilets en deuxième page, sans parler des lettres, déjà anonymes, commodément envoyées au rédacteur-en-chef qui était déjà suspecté de complaisance envers les militaires en uniformes vert de gris. Parmi les hommes du journal, il y avait des partisans de la SFIO, des frontistes, des républicains socialistes, et des suiveurs d'un certain Jacques Doriot. Il y avait également trois juifs dont deux étaient soupçonnés d'être en plus Francs-Maçons. Il y avait même un Tchavo Reinhart qui jouait de la guitare dans un bar de Saint-Germain quand il n'était pas en train de composer son article sur une veille machine à écrire "Royal" pour laquelle on ne trouvait plus de pièces de rechange. Le 10 juin, en apprenant la fuite des politiciens qui se repliaient vers le Sud-Ouest, ayant déjà compris que les carottes étaient cuites, les sept restant avaient fait un curieux serment, celui de mettre de côté leurs différences et de rester unis pour la durée d'un conflit dont on ne savait pas encore combien de temps il allait durer. Ils avaient alors pris comme surnom les jours de la semaine. Des rumeurs s'étaient mises à courir dans toutes les rédactions quant à la création d'une sorte d'organisme centralisateur de l'information, une censure à la botte des Allemands, la voix de son Maître Adolf...Tchavo, qui était le plus rebelle des sept, avait dit qu'il préférait mourir plutôt que de se soumettre à une quelconque censure...Edouard Berger, le royaliste avait dit " sans la liberté de blâmer, il n'est pas d'éloge flatteur". Philippe Léger-Lefort, le rédac-chef voyait l'avenir tout en noir. "Les Boches seront sur notre dos en permanence"...Le futur allait malheureusement lui donner raison… !


 


TRAFIC

La vieille Mercedes noire affichait cent-soixante-trois mille kilomètres au compteur. A trois-mille-huit-cent kilomètres l'aller et retour entre Uzice et la Porte de la Chapelle, ça faisait un bon nombre de voyages très lucratifs entre la Serbie et la France. C'était une longue histoire sur laquelle aucun des trois ne voulait s'étendre. C'était du business, comme s’ils avaient vendu des chaînes stéréo, des lots de chaussettes fabriquées en Chine ou des jantes de voiture sortant des usines Turques d'Izmir. La seule différence était que le trafic d'armes rapportait plus. Il fallait bien qu'il y ait un petit avantage. C'était un boulot dangereux et les concurrents étaient légion. C'était celui qui fournissait le meilleur produit, au meilleur prix, et dans le meilleur délai qui emportait le marché. Alors, les trois Serbes s’étaient organisés comme aurait fait n'importe quels dirigeants d'entreprise. Milos Krasic s'occupait du commercial, Novak Radic assurait la logistique, Bogdan Karanovic, lui, gérait la finance. Dans le coffre de la Mercedes, Novak rapportait souvent, pour faire plaisir aux amis proches, quelques GP 30 lance-grenade, trois ou quatre Baïkal IZH-70 et une dizaine de pistolets Makarov PB6P9. Pour le reste, tout arrivait par camion. Contre une rémunération basée tant sur les kilomètres parcourus que les risques encourus, des chauffeurs routiers indépendant transportaient depuis la région d'Usice, Novi Pazar ou Valjevo, des quantités impressionnantes d'armes mais aussi de munitions pour les calibres les plus divers. Milos Krasic avait deux membres de sa famille dans l'usine PPU d'Usice. Les pots de vin permettaient de modifier la comptabilité de la production. Milos, Novak et Bogdan avaient compris que s’ils maintenaient un profil bas, ils réduiraient les risques d'attirer sur eux l'attention des flics de l'OCLCO qui luttaient contre le crime organisé et des enquêteurs d'Interpol spécialisé dans le trafic d'armes. Alors, ils avaient gardé la veille Mercedes de leurs débuts, habitaient dans de sages pavillons de banlieue et ne flambaient pas comme l'auraient fait les demi-portions des cités qu'on appelait pudiquement "sensibles". Ils avaient continué à se donner des rendez-vous dans des quartiers populaires, au coin d'un "grec", à côté d'un marché. Quand son agenda le permettait, Novak s'arrêtait quarante-huit heures à Venise sur le trajet du retour. La beauté de l'ancienne "république

Il y avait Paulo les yeux bleus, qui faisait tapiner des gonzesses dans une taule de la rue du Caire, pas loin du Sebasto, et Pierrot " l'anglais" qui faisait dans l'escroquerie à l'assurance. Pépé le Stéphanois, lui, fourguait de la coco dans les bars de la rue de Ponthieu. De tous les malfrats, c'était lui qui était le mieux sapé. Il faisait faire ses costards par un tailleur du boulevard des Batignolles, tout près de la rue Puteaux. La grande Irène, celle qui était maquée avec Fredo le Dentiste disait à qui voulait l'entendre qu'elle irait bientôt refaire sa vie au Canada. Ils se retrouvaient tous au Trois Canards, un troquet mal famé, pour raconter des mensonges, oublier leur vie merdique au fond des verres de mojito, frimer devant des demi-portions venues de la banlieue et mettre au point de sombres braquages. Le grand Jo, un ancien hareng reconverti dans les paris truqués venait de passer l'arme à gauche. Une place était à prendre…Encore fallait-il savoir à qui la donner...

Francis Attia s'était demandé si en fait il ne fallait pas tout simplement faire venir quelqu'un de l'extérieur, un type qui n'ait pas encore trempé dans les combines louches, quelqu'un de " vierge" en quelque sorte, même si la virginité était devenue quelque chose de très rare autant chez les gonzesses que chez les hommes d'affaires du genre que fréquentait Francis. La coco, ça allait pour le moment. Avec les labos du côté de Marseille qui produisaient à plein régime, il ne risquait pas de manquer ni de clients, ni de produit. Les jeux ? Francis contrôlait en plus sept rades entre le Sébasto et la rue de la Charbonnière. Pour les boîtes à rideaux, le personnel était nombreux. Suffisant pour faire tourner les treize taules dans lesquelles Francis avait des intérêts. En plus, il y avait celles qu'il gérait pour des copains qui passaient un peu de temps à Fresnes, Clermont ou aux Baumettes. Il avait promis de bien s'occuper du business en échange d'un vingt-cinq-pour-cent des rentrées et des ventes…oui mais voilà, depuis quelque temps, il se passait quelque chose de pas très catholique : la came rentrait mais les revenus baissaient.


Cela voulait dire que quelqu'un piquait soit dans la marchandise soit dans la caisse. « Je ne peux pas être partout tu comprends" avait dit Francis Atia à Paul le Bombé, de son vrai nom Paolo Scorsese lors d'un parloir à La Santé. "Va creuser un peu dans la clientèle des Trois Canards" avait alors suggéré Paul. " Je suis sûr qu'il y a une crevure qui nous tire du blé". Francis était reparti avec des aigreurs d'estomac. Il fallait s'occuper du truc rapidement avant que ça ne dégénère. Il avait bien sa petite idée. Ce soir, il irait faire un tour au " Panier Fleuri", une rade bien placée, avec une arrière salle, du côté de la rue de Douai.

 


L'INSTITUT

A chaque fois qu'il passait devant le bâtiment, le patron de la "Marie-Servante", une péniche de trente-huit mètres, sentait son cœur qui se serrait. "Heureusement qu'on vit sur l'eau" pensait-il à voix haute. « Je préfère être sur ma péniche que d'habiter en face de ce truc sinistre". A force de passer devant chaque semaine, il s'était dit qu'un jour, ça lui porterait malheur. Il avait même essayé de chercher si quelque chose, où quelqu'un, n'était pas en train d'essayer de lui faire passer un message. Parfois, il voyait sur la berge, un corbillard, ou deux, ou trois, et se demandait qui ces tristes véhicules venaient chercher pour un dernier voyage. Il avait sa théorie : ne terminaient là surement que ceux dont les vivants ne voulaient pas, ce qui était bien sûr tristement faux, erroné au plus haut degré. Il ne pouvait simplement concevoir qu'on y envoie les morts suspects, les accidentés décédés sur la voie publique ou les pauvres restes humains dont parlaient parfois les journaux avec en gros titre, comme il avait vu une fois en lettres grasses " Un torse humain trouvé dans une poubelle porte de Vincennes". Le batelier était fasciné par la vie, n'avait aucun contact avec la mort, dont le concept même ne semblait pas le préoccuper plus que cela, et pourtant, depuis qu'il savait ce qu'abritait le bâtiment de briques et de pierres, il préférait, quand il passait tout près, garder son regard droit devant lui, sur le viaduc d'Austerlitz, en espérant y voir passer un métro. Dans l'autre sens, il aurait tout simplement fixé les deux tours de Notre-Dame, au loin mais en fait tout près. En lisant un ouvrage sur Paris, emprunté à la bibliothèque des bateliers de Rouen, il avait appris que pendant longtemps, certains Parisiens faisaient de la visite de l'Institut, un but de promenade. " C'était avant" lui avait dit Louisette, sa femme, en remuant dans une casserole, sur la gazinière, un bœuf carotte qui mitonnait depuis huit heures du matin. « On ne va plus regarder les morts, sauf si c'est vraiment nécessaire, je pense..." Puis, plus tard, une fois le livre lu, une fois les informations historiques digérées, comme s’il avait été rasséréné par les détails dont il avait pris connaissance, il avait tout simplement mis de côté le fait que l'Institut abritait régulièrement des morts. A chacun de ses passages, il fixait son attention sur le petit fanion qui flottait au vent à la proue de la "Marie-Servante". Il savait bien sûr que quarante personnes "faisaient leur travail" dans cet étrange bâtiment, et n'aurait pour rien au monde échangé avec eux sa place de patron de péniche. Il s'était aperçu en parlant avec d'autres mariniers, et plus spécialement les patrons de la "Jeanne d'Arc" et de l’Île-de-France" que beaucoup disait simplement " c'est la morgue" au lieu d'utiliser le nom aseptisé d'Institut Médico-Légal". Le patron de la "Marie-Servante" avait trouvé ce nom encore plus sinistre, alors, avant de passer au droit de la place Mazas, il adressait maintenant une petite prière à Saint-Nicolas, patron des bateliers en lui demandant de faire en sorte qu'il ne meure pas à Paris, et que s’il devait absolument mourir à Paris, ce soit sur sa péniche et non pas sur la voie publique.


 











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