-WENGEN
-LA CIBLE
-IXELLES
-LA JOUEUSE
-L'ETRANGER
-ANDREAS OERI
-PAPY JO
-LE PARIS-LYON
-L'HOMME AUX MOTS
-LES TROIS SOEURS
-BÂTONS DE CRAIE
-SOEUR MARIE-JOSEPHE
-LES GARDES
-MACASSE
-PETIT-ROMAIN
-BREIZH ATAO
-CROISEMENT
-LE GARAGE D'ALBERT
-LE PONT
-AU REVEIL MATIN
WENGEN
La presse avait été tenue à l'écart. Il ne fallait pas que cela se sache. Afin de maintenir à la rencontre la discrétion nécessaire, ce n'était ni Davos, ni Zurich, ni Genève qui avait été choisi pour une rencontre informelle entre les huit dirigeants les plus influents de la planète. Le comité organisateur avait longtemps cherché et quelqu'un du groupe, un ancien adepte du petit village, qui vivait encore dans ses souvenirs d'enfance, avait tout simplement dit :"und warum nicht in Wengen ?" Alors, des dizaines de voix s'étaient élevées pour dire que c'était une idée ridicule, mais comme des vingtaines de voix étaient pour, Wengen fut choisi. L'hôtel "Palace" était à mille-deux-cent-soixante-seize mètres au-dessus de la vallée de Lauterbrunnen. Le canton de Berne paierait pour la protection, les journalistes ne seraient pas autorisés à demeurer à Wengen après dix-huit-heures, malheur à celle ou celui qui dérogerait à la règle. L'hôtel Palace abritait encore les souvenirs poussiéreux d'une aristocratie Anglaise de bon aloi, avec chaussettes de laine sous les robes longues. Quand la famille Borter avait fait construire l'Hôtel, les femmes skiaient en jupe, les hommes en faux-col. A dix-sept heures, l’Hôtel Palace passait en mode "Tea-time ». Un orchestre de cinq ou six musiciens ronronnait de vieilles mélodies de Victor Sylvester pour une clientèle de rombières et de capitaines d'Industrie de retour d'avoir skié au Mänlichen ou à Kleine-Scheidegg. Pour la rencontre, il n'y aurait pas de clients à l'Hôtel. Pour un petit village aussi calme que Wengen, cela allait foutre un sacré bordel. Des petits malins, déguisés en travailleur du Wengernalp Bahn, le petit train à crémaillère qui montait de la vallée, avaient déjà trouvé comment pouvoir prendre clandestinement des photos des dirigeants jouant au curling, ce jeu bizarre dans lequel on balaie devant un énorme galet de pierre de dix-neuf kilos.
LA CIBLE
L’ordre était venu de très haut ! "Robespierre" l'avait décodé, transmis à "Maréchal », Maréchal" l'avait noté sur un bout de papier, apporté à "Belsunce" qui l'avait transmis à "Cocotte", qui était finalement venue rue Guy de la Brosse pour apporter sous la forme de quelques chiffres et quelques lettres la condamnation à mort de Charles-Henri L......., un des très proches de Joseph Darnand, une crapule parmi les crapules. Pour "Max", le patron, Charles-Henri L. devait disparaître. La résistance avait commencé à le filer le lendemain du jour où l'ordre était arrivé. Trouver son adresse avait été facile. Il avait été simple de le suivre depuis son bureau de Paris. Charles-Henri L.......était un homme d'habitude, prévisible, rigide, incapable de changer l'heure d'un repas, le moment d'une cigarette, le lieu d'un rendez-vous. Vieux garçon, il avait trouvé dans la guerre et l'occupation une manière bien à lui de réaliser des rêves de pouvoir que sa timidité naturelle l'empêchait de concrétiser dans la vie d'avant Juin quarante. Pour marquer les esprits, "Max" avait demandé que le milicien soit éliminé en public. Une arme de fabrication Tchèque avec un silencieux spécialement adapté étaient arrivée par porteur, emballée dans un potiron en provenance du Loiret. Il ne restait plus qu'à décider quand. Avenue Niel, dans ce quartier chic ou résidaient de nombreux collabos, Charles-Henri L.......achetait régulièrement le magazine boche "Signal », un sinistre outil de propagande fondé par le colonel Hasso Von Wedel. Charles-Henri L.…passait également sept minutes, chaque Lundi matin, à discuter avec François Loriaux, un mutilé de Verdun, qui tenait le kiosque à journaux. Sept minutes, plus qu'il n'en fallait pour que "Pinson" monte sur le trottoir avec sa bicyclette, la pose contre le mur, s’approche du milicien et vide sur lui le chargeur de son pistolet CZ DUO. Le 18 Mai 1943, jour du tirage du gros lot de la Loterie Nationale, Charles-Henri L....... ne serait plus dans la milice.
IXELLES
Jeff était revenu à Ixelles pour y chercher des souvenirs et pour se remettre dans sa peau. Il s'était perdu en cours de route, avait passé des mois, puis des années à se demander où il devait aller. Curieusement, Jeff aimait le soleil, mais avait également besoin de cette grisaille qui partait souvent à l'assaut de Bruges, d’Anvers, ou de Bruxelles. La découverte d'Ixelles avait été presque la découverte d'une vie. En hiver, des mouettes aventurières quittaient Duinbergen, près de la mer, pour venir patiner sur la glace des étangs. Jeff aimait approcher Ixelles en arrivant par l'Avenue Louise...Il aimait quitter le bruit incessant du trafic pour descendre jusqu'en bas de la rue du Lac. Trente ans avaient fait le ménage et Bruxelles n'était plus la même. Mais il y avait des morceaux de mémoire qui restaient encore bien accrochés à l'âme de Jeff : les formes tarabiscotées de l'art nouveau Bruxellois, la façade du numéro six de la Rue du Lac, la gare du quartier Léopold, la chaloupe d'Or, et surtout l'agitation de l'avenue Louise entre la place Louise et la place Stéphanie. Jeff avait connu bien des aventures Africaines, des expéditions Extrême-Orientales, des mésaventures en terres Arabes, des histoires Sud-Américaines avec moustache obligatoire et trafic d'armes opportuniste. Mais Jeff avait l'amour fidèle. Lui qui n'était rien d'autre qu'un passionné de la France, un citoyen au-dessus de tout soupçon qui n'aurait jamais trahi sa fidélité à Paris, un individu prêt à toutes les bassesses pour garder un ancrage entre Notre-Dame et la Porte d'Orléans, avait basculé du jour au lendemain dans cet amour inconditionnel pour Bruxelles, qui avait des senteurs de gaufres chaudes, des odeurs de frites bouillantes, des parfums de chocolat fumant. La respiration de la ville lui convenait. Il était devenu plus sensible à ce qu'il voyait. Il aimait toujours beaucoup les toits. L'agence immobilière Châtelain d'Ixelles lui avait proposé un petit appartement en haut d'un immeuble de la rue de la Vallée, près des étangs, avec une terrasse. Jeff avait signé tout de suite.
LA JOUEUSE
Personne n'avait jamais su pourquoi elle était entrée en religion ! Même Sœur Marie-Pascale qui avait la charge de veiller à la communauté des Filles de la Visitation, avait eu des doutes à son sujet. On pouvait dire, sans trop se tromper, que si un quelconque Dieu visitait régulièrement ceux et celles qui se consacraient à lui, cela devait faire bien longtemps qu'il ne s'était pas arrêté rue du Bac, dans le sixième bienpensant, ou vivotaient les neuf religieuses en fin de parcours qui avaient choisi de se cacher du monde et de finir leur vie dans un service divin qui sentait bon la cire d'abeille, la lessive à la main, et la fumée légère des cierges qui éclairaient le petite oratoire. Le jour de la distribution des sourires, Sœur Jeanne de Jésus, de son nom terrestre Paule d'Agier de Rufosse, était probablement déjà en train de pester contre un encensoir qui ne fermait pas bien, un calice mal nettoyé, un missel sans marque-page. Personne n'avait jamais compris pourquoi, régulièrement, alors que le reste de la communauté se plongeait dans l'oraison et la lecture édifiante, Sœur Jeanne de Jésus n'était pas là. Seule une petite novice, connaissaient le goût du jeu de Sœur Jeanne de Jésus et savait que c'était pour la mettre à l'abri de la tentation que sa famille l'avait dirigé vers la vie religieuse et les murs épais d'un couvent, sensé la protéger contre elle-même. Pour régler les dettes de jeu accumulées pendant les parties de cartes et protéger sa réputation de femme honnête, Sœur Jeanne de Jésus collectait puis revendait de la ferraille qu'elle récupérait sur les chantiers. Sœur Jeanne de Jésus traversait la Seine, poussant devant elle une sorte de châssis de voiture d'enfant sur lequel était posée une grande caisse en bois abritant le résultat de ses collectes métallières. Les mâchoires serrées, l'invective prête à fuser contre celui qui ne se pousserait pas à temps, Sœur Jeanne de Jésus fonçait tout droit. Il n'y avait ni Seigneur, ni Dieu, ni résurrection. Il n'y avait que les nuits au couvent, et les milieux de journée devant le tapis vert.
L'ETRANGER
Il avait toujours été incapable de mettre d'équerre un col de chemise et une cravate. Dans son Français approximatif, il disait à qui voulait l'entendre que porter une cravate était rentrer en esclavage. Il venait d'un peuple d'esclave qui avait laissé une trace dans l'histoire des hommes. S’il y avait du monde, il s'en accommodait sans chercher plus loin à lier une connaissance avec des gens dont il ne comprenait pas pleinement ni la langue ni la culture. Il fuyait l'alcool, privilégiait la réflexion et savait passer à côté des pièges que le monde lui tendait. Il vouait à l'anarchie une admiration sans limite. Parce qu'il était homme de bien, il privilégiait la droiture et la sobriété de vie. Parce qu'il était homme de questions, il se demandait nuit et jour de quoi était fait l'avenir de l'homme. Il disait souvent qu'un jour on marcherait sur la Lune, et que l'homme gardait plus souvent la mémoire des guerres que celle des bonnes actions. Il disait, il disait, enfin c'est ce qu'on comprenait car il ne maîtrisait pas la langue. Il jurait comme s’il fut né dans un faubourg de Paris, mais ne connaissait pas la différence entre le petit d'un ursidé, et un Echinoidéa. Il avait découvert les costumes en lin et aimait la caresse de la fibre sur le haut des poignets. Peu de monde le connaissait vraiment. Il compensait son mutisme naturel en communiquant par le regard. Une sorte de sourire qui n'en était pas un tout en étant un quand même, se posait sur sa bouche si, et quand, il repérait dans son environnement une belle femme ou un homme de science. Des gens disaient qu'il venait de l'Est, qu'il avait été ébloui par l'exposition universelle et qu'il avait décidé de ne plus repartir. D’autres disaient que c'était le contraire. Il avait parfois des manières de soudard, des jugements hâtifs, des regrets inutiles. Il faisait partie d'un monde où les frontières n'existaient pas. Il était là parfois sans y être. Les gens l'appelaient "L'étranger".
ANDREAS OERI
La famille d'Andreas Oeri était probablement la plus riche du pays ! Trois frères et deux sœurs après, Andréas avait simplement dit non ! Il ne suivrait pas la trace des autres. Il ne voulait pas faire comme la famille. Andréas était un sympathique rebelle qui avait fui l'hôtel particulier de la Rennweg en plein cœur de Bâle. "Au diable la richesse si je dois rester prisonnier" avait-il dit juste avant de passer son entretien d'embauche à la Compagnie Internationale des Wagons-Lits. Il avait choisi la liberté, celle d'aller et de venir au rythme des tours de roues, entre Istamboul, Hoek Van Holland et Vintimille. Il avait laissé derrière lui les millions, que dis-je...les milliards. Il avait laissé des biens, des moins bien, des obligations, des réceptions mondaines, mais il avait gagné la porte de l'Europe aux commandes d'une brigade de choc, avec serveurs, commis et chef en toque blanche. Le jour où son père l'avait emmené par le petit train depuis Grindelwald jusqu'à Kleine-Scheidegg, Andréas était tombé amoureux du rail. Il avait gardé d'un séjour de riche en Extrême Orient l'art de jongler avec les verres et les bouteilles. Andréas ne voulait pas le dire mais avant de rejoindre la CIWL, il avait passé sept mois à Singapour, au bar de l'hôtel des frères Sarkies, le fameux Raffle. Il savait jongler avec des champenoises, des piccolos, des chopines, des fillettes et même des Marie-Jeanne ! Andréas avait fermé la porte à sa famille. Il se foutait pas mal de savoir qu'il ne serait pas le mieux servi au moment des héritages. Il était libre, et c'est tout ce qui comptait. Il n'aimait pas le monde guindé de la bourgeoisie industrielle Bâloise. Il détestait les pisses-froid, parlait six langues, savait convertir des Drachmes en Marks, des Marks en Lev, des Lev en Dinars Yougoslaves. Andréas avait fait de son mieux pour oublier sa famille, à l'exception de la tante Verena Vekselberg pour qui il avait un amour presque filial. Une fois par an, Andréas et Verena se retrouvaient en cachette, dans une voiture restaurant du Montreux Oberland Bahn, et jouaient à ne pas se connaitre.
PAPY JO
Pendant longtemps, il avait été Jo L'Oranais. Là-bas, il avait des garages, trois à Oran, deux à Alger et un à Bougie, ça facilitait le maquillage des voitures quand le moment venait de faire dans la discrétion. Depuis le coup de scirocco, Jo L'Oranais était devenu Papy Jo, un retraité qui vivait, comme par hasard, rue de la Colonie, au bout sud de Paname, tout près des maréchaux, pas loin de l'arrêt du "67" qui le montait à Pigalle trois fois par semaine pour y retrouver d'autres retraités de la voyoucratie. Papy Jo avait hérité de sept filles, un retour d'ascenseur de la part d'un voyou de Tlemcen qu'il avait aidé un jour. Papy Jo ne l'aurait jamais dit à personne tant il aurait eu peur de ternir l'image qu'il avait su construire, mais ses petits déplacements sur la plate-forme du "67" le remplissaient d'un plaisir intense: voir Paris défiler devant ses yeux, respirer à plein poumons les gaz d'échappement, voir les tractions avant Citroën, admirer les Frégates Renault, regarder les petites Arondes , le tout évoluant autour de l'Autobus, tout cela lui plaisait. Quand il quittait la rue de la Colonie pour monter jusqu'à la Nouvelle Athènes il n'était plus Jo L'Oranais et pas encore Papy Jo. Il était Joseph Scalesi. Il n'allait pas à Pigalle pour relever des compteurs, il prenait le "67" pour rêver debout, secoué par le pavé Parisien. Les receveurs de la RATP s'étaient habitués à lui, à son étrange silhouette, à son chapeau mou qui trahissait un peu le milieu dans lequel il évoluait. Ce qui plaisait surtout à Jo, c'était les senteurs printanières, cette espèce de vent tiède qui remuait au fond de lui des souvenirs de "là-bas". Pendant les quarante-sept minutes de trajet, Jo repensait à son appartement de la Rue de Lesseps, à côté de la Place des Victoires, il pensait aux soirées dans les restaurants du front de mer avec la crème des crapules d'Oran, il pensait à plein de truc du passé, et surtout à cette sacrée maladie qui ressemblait à un crabe et qui lui dévorait le foie, pour lui faire payer les excès d'anisette du temps passé.
LE "PARIS-LYON"
Tu pouvais pas te tromper : en arrivant au "Paris-Lyon », tu savais que la fin du siècle n'était plus très loin. Tes trente glorieuses avaient déjà vécu le meilleur de leur trentaine puisque déjà, dans les environs de la gare de Lyon, les engins de chantier avaient conduit les première attaques. Le "Paris-Lyon" était encore là, comme une île de sérénité sur un océan d'agitation, spécialement aux heures de pointes du matin et du soir, quand on entendait sur les trottoirs le claquement des talons banlieusards en route vers Maisons-Alfort ,Villeneuve -Saint-Georges ou le Vert-de-Maisons. Quatre chambres dont deux sur la cour, sciure de bois au sol pour éponger les débordements de plat du jour, serviettes blanches à liseré rouge pour les genoux des maçons du midi, bouteille consignées pour le rouge de l'apéro, baguette tranchée fraîche, machine à cacahuète sur le comptoir en zinc, ardoise pour le menu, options pour le dessert, et quelques cheminots qui préféraient le bœuf-carottes du Paris-Lyon à la cantine de la compagnie nationale. A la tête du Paris-Lyon, Raymond et Jeanne faisaient régner une discipline de fer. Sans réservation, tu ne mangeais pas. Ce n’était pas pour crâner, c'était pour gérer au mieux des neuf tables qui composaient la salle à manger. Le Paris-Lyon aurait dû céder la placer depuis longtemps. C’était un anachronisme, une tâche sur les plans des rénovateurs de quartier, une épine dans le pied de la mairie de Paris. Au "Paris-Lyon", il y avait surtout Marinette qui était montée de son Avignon et prenait ta commande en écrivant sur son carnet avec l'application d’une écolière d'antan. Dans les cheveux noirs de Marinette se cachaient des boucles incoiffables, dans les yeux verts de Marinette se dissimulaient des promesses dont elle ne parlait jamais. Pour tenir le guichet du Tabac et vendre de la Gitane Maïs, des Balto, ou des Royales, Jeanne Loisant avait fait monter de son Auvergne natale sa nièce Clémence. « Tu verras" lui avait-elle dit "l'avenir, c'est Paris"...
L'HOMME AUX MOTS
Il n'était pas écrivain, cela, tout le monde le savait, et pourtant, du matin au soir retentissait dans son appartement du deuxième étage, le claquement électrique des touches d'une Olivetti qui n'était pas d'une prime jeunesse. Madame Charmaison, la femme de ménage, qui colportait sur l'homme les rumeurs les plus infâmes mais surtout les plus infondées, disait à qui voulait l'entendre que l'homme aux mots laissait sur son bureau une pagaille indescriptible. Si personne ne savait d'où il venait, tout le monde connaissait sa passion pour les mots les plus sophistiqués, les phrases les plus alambiquées, les verbes les plus traîtres, les conjonctions les plus suspectes. L'homme aux mots commençait chaque journée par un long moment de doute et réalisait, encore une fois que, comme chaque jour, il n'en savait pas plus que la veille. Il allait passer une journée complète en courant après une idée qui serait fugace, des tournures de phrases qui seraient à refaire, des concepts qui seraient inacceptables. L'Homme aux Mots avait vécu la guerre. Il essayait de se souvenir pour pouvoir fixer sur le papier des sentiments et des ressentis dont il avait peur qu'ils ne s'envolent pour toujours, qu'ils ne s'échappent de façon définitive. Pour cela, il écrivait sans être écrivain en se dépêchant de ne pas oublier. Il y avait à droite la fenêtre et la rue, il y avait devant le vide du papier, il y avait derrière les soldats et les officiers qui se battaient sans vouloir se battre et qui mourraient sans vouloir mourir. Chaque soir, Madame Charmaison collectait les feuillets à moitié remplis de mots, ceux rageusement déchirés et répartis sur le sol. De temps en temps quelques verres à moitié vides témoignaient du passage de gens dont personne ne savait rien. D’autres assoiffés de mots, d'autres manipulateurs de phrases. Un jour que son neveu qui faisait "Langues ' O" était de passage, la femme de ménage l'avait fait entrer dans l'appartement de l'homme aux mots et lui avait montré un gros dictionnaire sur une étagère. " C'est du Polonais " avait indiqué le neveu..."peut-être vient-il de Cracovie ?"
LES TROIS SOEURS
Les mauvaises langues du quartier disaient qu'elles avaient couché avec toute la Wehrmacht du "Gross Paris » ! Le Colonel Boeldieu, qui habitait au 102 de la Rue Lauriston trouvait que c'était un peu exagéré et, en riant, sous sa cape, commentait finement : " Toute ? Non, disons deux ou trois cent soldats, plus une cinquantaine d'officiers"...et tout le monde se marrait. Les Sœurs W........, elles, ne rigolaient pas. L'épuration était passé par là, mais comme chacune des frangines avait dans son lit qui un membre des FTP, qui un futur héro résistant, le magasin n'avait pas été pillé, et puis il fallait partager les profits du marché noir des quatre ans d'occupation, non ? Les profits ? Les sœurs W.......s'étaient trouvées au mauvais endroit au mauvais moment. Pas loin de la boutique, une officine de brigands bien Français travaillant pour les boches envoyait régulièrement des émissaires pour acheter de quoi faire des sandwiches. Marie W.......avait dit aux clients qu'avec les restrictions, il n'y aurait bientôt plus rien à manger. Tu n’’inquiètes pas « avait répondu le client "si t'as besoin de marchandises, passes nous voir, on te fera livrer. Tu viens au 93, tu demandes Monsieur Henri". Marie avait parlé avec Jeanne de cette étrange conversation et du tutoiement impromptu. Henriette, elle, avait froncé les sourcils. Les sœurs W........ étaient nées à Brumath et maîtrisaient l'Allemand. De temps en temps, en échange d'une caisse de conserves, ou d'une dizaine de litres d'huile, Marie, celle qui avait son certificat d'étude faisait des petites traductions dont elle gardait un exemplaire carboné qu'elle dissimulait sur le dessus d’une étagère, bien caché à l'intérieur d'un exemplaire d'un journal collabo : "Gringoire ». Le Colonel Boeldieu ne savait pas tout...Il ne savait pas bien sûr que dans la cave des sœurs W....... une porte dissimulait un accès vers les caves de l'immeuble voisin. Il ne savait pas non plus que les sœurs W........cachaient régulièrement des agents du SOE " de passage" à Paris….
BÂTONS DE CRAIE
Erik était revenu soixante ans après et il avait eu la même sensation d'un coup de poing à l'estomac. Il avait senti la même eau de javel que celle qui flottait déjà dans les couloirs au plancher de bois du sept, rue Prisse d'Avennes. Il s'était aussi senti prisonnier, comme avant, obligé de se fondre dans la masse des écoliers grisâtres. Pendant que la vie se déroulait à l'extérieur de la forteresse, les prisonniers tournaient en rond dans la cour de récré où se dressaient de courageux marronniers qui tentaient de survivre au monoxyde de carbone. Il y avait surtout l'odeur de la craie, des petits bâtons d'une craie blanche, rose, bleue ou jaune. A l'heure dite, et sans espoir aucun qu'elle ne puisse rester ouverte, pour faire comme si, la grande porte se refermait en emprisonnant les futurs fonctionnaires, les possibles médecin, les grands avocats, les tristes notaires, les poètes rêveurs, les vétérinaires en puissance. Le seul espoir d'évasion était celui qui portait le regard plus loin que la fenêtre. A cette époque, Erik se raccrochait à la vision au-delà de la cour, d'un autre immeuble dans lequel habitait d'autres gens qui n'allaient plus à l'école, qui n'étaient plus privés de leur liberté, qui n'avaient plus à remplir les encriers avec de l'encre violette. Erik n'avait jamais compris pourquoi, mais passer la porte de l'école, c’était comme si une main invisible lui arrachait le cœur. En fin de journée, quand Madame Perron avait, des centaines de fois, effacée le tableau noir, fait disparaître les participes, refluer les confluents, "recapité" Louis XVI, ou disserté sur "soumettons-nous à la règle" ou "aimons la France notre belle patrie" puis d'un coup de chiffon, envoyé les mots au fond des cervelles écolières, une fine couche de poussière de craie recouvrait les trois pupitres situés au premier rang, là où prenaient racines les bons élèves, là où se donnaient les bons points, et ou se distribuaient aussi les coups de règles sur le bout des doigts.
SOEUR MARIE-JOSEPHE
Dans la petite ville d'Ars en Formans, au 15 de la rue du Carmel, chez les religieuses de la communauté du Saint Curé d'Ars, c'était la révolution. Non seulement sœur Marie-Josèphe avait loupé le petit déjeuner, mais en fait personne ne savait où elle se trouvait. C'était au début du printemps, et la messe du matin avait déjà pris place. D'habitude, dans la petite communauté, il n'y avait pas grand-chose à se dire, même et surtout à l'heure des repas, mais là, c'était une autre histoire "On l'a peut être enlevée" avait hasardé sœur Marie-Angélique, "elle est peut-être morte" avait dit sœur Hildegarde. Mère Marie-Madeleine, la supérieure, ne disait rien. Elle était bouleversée de voir se dérouler de tels évènements. C'était la première fois qu'elle devait gérer une telle crise depuis son entrée au Carmel il y avait sept ans. Mère Marie-Madeleine restait silencieuse : elle craignait le pire et ne réalisait pas encore ce qui s'était passé. Derrière un buisson de roses, alors qu'elle faisait le tour du jardin-potager, elle avait trouvé, plié bien comme il fallait, un tablier, un scapulaire, une ceinture, des sous-vêtements, et une tunique de serge. Pas très loin, sur la branche d'un cerisier, un rosaire se balançait doucement au vent du matin. Au réfectoire, les bonnes-sœurs ne pouvaient simplement pas s'arrêter de parler : c'était trop. "Silence mes filles, on ne s'entend plus penser" dit Mère Marie-Madeleine. « Personne ne sait ce qui s'est passé, alors pas de conclusions hâtives, pas d'hypothèses diaboliques". La supérieure avait finalement compris, mais ne pouvait rien dire sous peine de voir imploser sa petite communauté. Dans un "Formule 1" pas loin de Besançon, sœur Marie Josèphe fumait son premier joint. Elle n'avait aucune idée de la manière dont elle rejoindrait Nice. Elle avait entendu parler du "stop", elle savait que des trains pouvaient l'emmener vers le sud, elle avait lu un article sur les cars routiers d'une grande compagnie. Elle savait qu'elle ne prendrait pas l'avion. Sa décision avait été mûrement réfléchie. Elle venait de réaliser qu'elle avait haï chaque minute de sa vie pendant les onze dernières années. C'était "maintenant ou jamais", et Dieu seul savait si elle détestait ce mot "jamais". Dans trois jours, Sœur Marie Josèphe commencerait son job de serveuse au Wayne's Bar de Nice, rue de la préfecture, à trois minutes du marché aux fleurs. Soudain, quelqu'un frappa à la porte de sa chambre. Sœur Marie Josèphe sourit : sa vie venait juste de commencer...
LES GARDES (HASHOMERIM השומרים)
Ce n'était pas encore la guerre, ce n'était déjà plus la paix. Il ne s'appelait pas Israël, elle ne se nommait pas Sarah. Les Nazis avaient perdu. Ils n'étaient pas amants. Auraient-ils voulu l’être ? Avaient-ils peur de leurs propres sentiments ? Quelle sorte d'évènements avaient pu prendre place pour que ces deux-là se retrouvent dans l'incroyable proximité qui était la leur, dans la guérite en bois à l'entrée de ce kibboutz sur les bords de la mer morte ? La main de l'homme envoyait des informations vitales au rythme du code Morse appris dans la Royal Navy Britannique. Ses oreilles déchiffraient les instructions qui arrivaient en retour portées par l'air de mai. Du quartier juif de Londres ou de la communauté israélite de Göteborg, les deux étaient venus là pour les mêmes raisons. Aucun d'eux n'avait vu de buisson ardent et je ne suis pas convaincu qu'ils savaient même faire la différence entre un "Aleph" et un « Beit". Je ne suis pas non plus convaincu qu'ils savaient ce qu'était le "maror", ou même qu'il y avait six-cent-treize mitsvoth, mais finalement cela n'avait aucune importance parce que leurs jeunes vies étaient simplement mises en suspens. Ils ne savaient pas s’il y aurait un autre soir, ou même un autre matin. Il n'y avait pas de temps pour penser, pas de temps même pour se souvenir du départ d'Europe ou de l'arrivée à Haïfa. Il n'y avait même pas de temps pour plonger dans une discussion politique et argumenter sur ce qui était légitime ou ne l'était pas. Son nom n'était pas Israël, elle ne se nommait pas Sarah. Dans un holster à la ceinture de Josuah, il y avait un pistolet VZ.27 acheté en Tchécoslovaquie. Irène, elle, détestait les armes à feu. Sa famille possédait une fabrique de meubles en Suède, et elle avait étudié la comptabilité dans l'intention de reprendre l'entreprise familiale le moment venu. Entre eux deux, ils devaient connaitre au maximum deux cent mots d'hébreu mais se parlaient en Anglais. Tous deux savaient qu'ils vivaient un moment exceptionnel, probablement le plus excitant de leur jeune vie. Il faisait chaud, trop chaud. La famille d'Iréna avait décidé de rester en Suède. " Pourquoi voudrais-tu que nous partions pour un pays sans arbres, sans boulettes de viande et sans confiture d'airelle ?" avait dit Wilma Weinberg, à sa fille, quand était venu le moment de prendre finalement une décision...
MACASSE
Ginette Loiselier ne décolérait pas ! La loi devait être présentée le lendemain,13 avril, à la chambre ! Pour qu'on essaie de faire voter une loi un samedi, il fallait que tout cela dérange drôlement ! La loi ? Elle avait été présentée par une ancienne tapineuse dont le nom était encore dans les fichiers de la mondaine. ! Ginette n'avait pas trop fréquenté les uniformes verts ! Pendant la période sombre, elle avait trouvé du charbon à Nevers dans une taule bien provinciale avec des filles qui sentaient bon la violette. Les clients ? Des notaires à cravates, des toubibs à la petite vertu et aux grands appétits, des avocats marrons spécialisés en affaires agricoles, des employés de la préfecture, il y avait même un chanoine, mais il venait "en civil". Trente-deux ans à gérer des filles, blanchir des serviettes, compter les savons et les passes, récupérer les jetons que les filles perdaient parfois…A "L'Etoile de Kléber", rue de Villejust, Ginette s'était fait une bonne réputation. Elle avait compris qu'il fallait être juste avec le personnel, et n'hésitait pas à conseiller les petites quand il y avait des peines de cœurs...La loi ? Elle allait passer, c'était sûr…Alors qu'allait-elle devenir ? Elle avait retourné le problème dans tous les sens et finalement c'était Albert, un homme de bien, un ancien mac qui avait acheté un petit garage du côté de la Gare de Lyon, qui avait offert une porte de sortie à Ginette.
L’Afrique…"je t'envoie t'occuper des coloniaux…là-bas, les lois de la république, on s'assied un peu dessus, tu sais » …Alors Ginette avait mis sa vie entre parenthèse. Elle avait la tête à l'envers de voir que son petit monde allait s'écrouler. En attendant le dernier bus de la soirée, sous une flotte qui n'en finissait pas de noyer ses derniers espoirs, elle essayait d'imaginer les baobabs, les notables avec casque colonial, les fouteurs de tous acabits qui viendrait voir les filles, ses filles. Elle avait déjà hâte de se trouver sur le paquebot des Messageries Maritimes, mais avant tout, elle avait surtout hâte que la pluie arrête de tremper le pavé de son vieux Paname.
PETIT-ROMAIN
"Ce sera mon surnom" avait dit Romain, qui sortait juste d'apprentissage. Il savait que c'était le nom d'un caractère en dix points "Didot"... Il connaissait par cœur le nom de tous les anciens corps depuis le "Coma" à deux points au "Moyenne de fonte" à cent points. Petit-Romain était le roi de la "Mergenthaler". Il était accro à l'odeur du plomb qui fondait, qui se mélangeait avec celle de l'huile de graissage. Il était accro à la "brisure" de vingt-minutes qu'il transformait en une pause d'une demi-heure, épluchant le numéro d'hier du journal pour lequel il composait du bout des phalanges." Petit-Romain était linotypiste, seul maître à bord après dieu de sa gigantesque et complexe machine à écrire... Petit-Romain avait la mémoire au bout des doigts. Il se souvenait des dates et des faits pour en avoir simplement composé les textes. Il s'intoxiquait au fait divers, se droguait au gros titre, exultait aux menaces de grèves relayées par les syndicats. Entre le Viêt-Nam et l'Algérie, il y en avait du cadavre à décrire, du général de corps d'armée à encenser, du terroriste à flinguer en vol, de la veuve de guerre à consoler. Lignes-bloc après lignes-bloc, Petit-Romain construisait l'histoire du souvenir de la guerre des six-jours ou de celle du Biafra, en enfonçant les touches de son clavier. Le plomb fondait, le temps passait, l'histoire se faisait, bientôt prête à être imprimée. Petit-Romain connaissait l'alphabet des typographes sur le bout de la mémoire et depuis longtemps savait que bientôt le plomb disparaîtrait. Petit-Romain était fâché avec son père. Il en parlait de temps en temps, après avoir abusé de la chanson des typographes dans un troquet de la rue Réaumur avec les copains du marbre. " Ce cochon-là a composé pour L'Oeuvre et pour le Matin, tu te rend-compte ? Un père comme ça, je le renie ! " Petit-Romain avait honte du parcours de son vieux, Abel. Engagé dans la Légion Charlemagne, blessé au front, il était revenu à Paris et avait retrouvé son ancien boulot de Linotypiste. Parfois, les deux hommes se croisaient au détour d'un zinc de la rue du Caire mais ils s’ignoraient...comme Petit-Romain ignorait aussi que dans sept mois, le saturnisme emporterait son vieux….
BREIZH ATAO
C'était le patron du "Gwen Ha Du" qui n'avait que cela à la bouche. Bretagne, toujours…
Jean Le Saux était un Breton Bretonnant mais Erwan ne savait pas ce que cela signifiait. Erwan ne connaissait de la Bretagne que la terre battue de la ferme de Pen Enez, la petite boutique qui vendait des pelles de plage faites de métal, des seaux en plastique de couleurs vives, et surtout, des billes en terre cuite peintes à la main. Dans la famille d'Erwan, on aimait les Bretons, comme d'autres auraient eu de l'affection pour les Corses, les Auvergnats ou les savoyards. Quand Erwan mettait ses espadrilles à semelles de corde qui avait tant de fois étés mouillées par l'océan, il marchait comme un homme libre. En passant devant le calvaire de pierres grises, Erwan ralentissait le pas. Il plaignait les petits personnages figés dans le temps, exposés aux grands vents, aux trombes, au froid de Pâques. Pour s'imbiber encore plus de l'esprit de sa terre, il faisait souvent le tour de pointe, qu'il pleuve ou vente, protégé par un ciré qui avait vu de meilleurs jours. L'Île verte était toujours verte, les chardons poussaient toujours près du sable, et quand la promenade se terminait au bar de l'Hôtel du Port, Erwan ouvrait encore plus grand ses oreilles en espérant à chaque fois entendre des anciens qui ne parleraient que le Breton ou des anciennes échanger des recettes de Krampouezh ou de Kouign Amann. Au bout du môle, il y avait l'eau, la fin du monde. Erwan aimait s'imaginer qu'un bateau l'attendrait un jour, et qu'il arriverait jusqu'en Amérique du Sud, au Brésil peut être, ou même mieux, en Guyane où, il en était sûr, des Bretons émigrés tenaient certainement des crêperies. Quand il arrivait de Plouaret où s'était arrêté le train venant de Paris, et dès qu'il voyait le panneau routier indiquant Saint Efflam, Erwan savait qu'il était arrivé, il savait que quelques instants plus tard, ce serait Lokireg, ce coin perdu du Finistère avec ses vieux pêcheurs taiseux et ses femmes parcheminées à la tête couverte d'une coiffe d'une blancheur immaculée, qu'elles portaient fièrement comme s'il s'agissait d'un Saint-Sacrement.
CROISEMENT
Erik remontait vers le Nord, je veux dire vers le Nord de Rome. Cela se passait dans les temps anciens, quand il traversait le monde d'un coup d'ailes sans accorder la moindre attention aux choses importantes. Son train était arrêté dans une gare. Etait-ce celle de Livourne ? La seule chose dont se souvenait Erik était que pas très loin, dans un autre train, ou peut-être même dans la gare, une troupe de jeunes scouts chantaient des chansons de marche. Pour une raison quelconque, Erik se mit à repenser à ses cours d'Italien. Son compartiment de voiture-lit sentait le sommeil, le plastique chaud et la poussière. Erik aimait voyager en train : cela lui donnait le temps qu'il fallait pour penser, même s’il était encore bien trop tôt dans sa vie pour qu'il puisse l'apprécier. Un train allant dans le sens opposé s'arrêta sur la voie la plus proche du train d'Erik. C’était un train qui venait de l'est. Erik le savait, rien qu'à regarder sur la voiture qu'il avait sous les yeux, les lettres de l'alphabet cyrillique qui s'alignaient à côté de la fenêtre. Il ne savait pas ce que les lettres voulaient dire. Il avait été derrière le rideau de fer sans en garder de bons souvenirs. Le soleil Italien était levé depuis un long moment et aveuglait un peu Erik. Pourtant, il pouvait voir une silhouette se détacher dans l'encadrement de la fenêtre du convoi en route vers le sud. La silhouette venait d'un autre monde. Etait-ce de Russie ? de Bulgarie ? de Macédoine ? Il ne savait pas si la silhouette dans l'autre train était une femme ou un homme. L'important était ce qu'il pouvait voir au fond des yeux de cette personne. Erik réalisa soudainement qu'il ne savait pas pendant combien de temps les deux convois se feraient face. Il ressentit alors un besoin urgent de parler à cet autre voyageur en route vers dieu savait, ou ne savait pas où...Mais il n'y avait déjà plus assez de temps pour les mots. Il savait que dans trois ou quatre minutes au mieux, l'un ou l'autre des deux convois se mettrait en route. Alors Erik verrouilla son regard dans celui de "l'autre" et attendit, tout simplement, en priant pour qu'il lui fut accordé encore quelques minutes de cette communion silencieuse...
LE GARAGE D'ALBERT
Le beffroi de la gare de Lyon regardait tout cela sans se faire de soucis pour lui-même ! Personne n'allait toucher à sa grande horloge, point de repère des voyageurs en retard en partance vers le sud. Lui était un monument historique. Le reste ? De vagues zones destinées à une mort prochaine. Pas très loin du beffroi se trouvait un petit quadrilatère qui avait grandi trop vite et sans discipline. Tu avais là un ou deux troquets où les cheminots venaient se noircir, tu avais au sol du vrai pavé qui avait dû connaitre l'époque d'avant le chemin de fer, tu avais des fils électriques indisciplinés, et puis surtout tu avais le garage à Albert, mais si, tu sais bien, Albert, celui qui était maquée avec Ginette de "L'Etoile de Kléber." Albert, c'était un gars bien comme il fallait. Tout le monde savait que c'était un ancien hareng, mais finalement, ce qui comptait le plus c'est qu'il était toujours disponible pour faire le quatrième aux cartes, ou éventuellement te dépanner avec une plaque d'immatriculation en trop, ou quelques sacs quand tu étais dans la merde et que tu n’avais pas clappé depuis deux jours. Albert faisait dans la réparation automobile. Il avait acheté son petit bout d'univers à côté de la Gare de Lyon, et l'avait payé avec du pain de fesses. Il disait en se marrant : "le jour où j'aurai les cognes au cul, ce sera plus pratique pour mettre les bouts..." mais ça s'était bien passé. Il était en train de revendre son bout de territoire à un marlou qui faisait dans l'immobilier. Depuis longtemps déjà, le sol était glissant sur les pavés. C’était un mélange de graisse, d'huiles de vidange, avec sur le dessus une fine couche de suie, de la suie fine qui venait probablement de la gare de Lyon. Les anciens collègues d'Albert passaient de moins en moins dans le quartier. Joseph l'Oranais se faisait rare, les frères Giovanni également. Il avait réussi à décider Ginette à partir à Brazza. Dans trois semaines, les dés seraient jetés. Le garage vendu, un aimable tas de billets bien planqués au fond du pavillon de Saint-Maur, Albert pourrait commencer une nouvelle vie. C’était très à la mode...de plus en plus de copains plaquaient tout pour se refaire une virginité, un peu comme s’ils savaient que les temps allaient devenir durs pour les voyous, qu'ils soient, ou pas, rangés des voitures....
LE PONT
Il était difficile d'échapper à la surveillance des parents, mais parfois quand tout le monde jacassait en évoquant qui les souvenirs d'Egypte, qui les souvenirs de la deuxième division blindée, qui encore les souvenirs de la Royal Air Force, Jérémie réussissait à tromper la surveillance, à remonter la petite allée qui partait du fond du jardin pour terminer avenue Ziem. Il suffisait de tourner à droite, puis encore à droite dans l'avenue des Violettes, et de continuer tout droit jusqu'au pont. Jérémie n'avait l'air de rien mais pouvait courir quand il le fallait, quand chaque seconde était précieuse, et justement, c'était le cas puisque les minutes étaient comptées : il fallait optimiser ce temps sur le pont en espérant qu'une locomotive passerait en crachant de la fumée. Sur le pont, c'était l'attente, cette attente insupportable...Et s’il n'y avait pas de train ?
Il fallait regarder des deux côtés, chercher à l'horizon une trace de vapeur dans le ciel, tendre l'oreille pour capter le bruit des pistons, le halètement poussif d'une machine tractant un convoi de marchandises, ou le sifflet d'un "Mistral" qui venait de partir de Nice et se dirigeait vers Paris avec son chargement de riches touristes ou d'hommes d'affaires. Quand il voyait un convoi arriver, Jérémie se laissait envahir par une peur délicieuse mais dont il ne savait jamais si elle n'allait pas se transformer en terreur et le laisser pétrifié sur le pont, incapable de pouvoir rejoindre la sécurité du mas provençal dont il s'était clandestinement échappé.
"La fumée t'enveloppait, une espèce de tiédeur moite. Tu ne pouvais plus rien voir jusqu'à ce que commence à se dissiper ce brouillard noir et gris."... Un jour, pour voir ce que cela faisait, Jérémie avait inspiré par la bouche au moment où la fumée atteignait le pont, alors des millions d'aiguilles lui avaient percé les poumons…c'est du moins ce qu'il avait pensé. Mais il avait toujours retrouvé ses jambes, avait toujours pu courir sur le chemin du retour, retrouver l'allée du " Poudrier", refaire semblant d'être obéissant…jusqu'à la prochaine fois. Personne ne lui avait encore dit que déjà, la vapeur, c'était déjà un truc du passé….
AU REVEIL MATIN
C'était dans l'est de Paris, dans un de ces coins où les bourgeois n'aimaient pas aller parce que cela ne ressemblait pas à Saint-Germain-Des-Prés ou au très smart Auteuil, alors bien sûr ce n'était pas une clientèle richissime ou intello qui se retrouvait devant le zinc du comptoir à cinq heures trente, quand Dédé levait le rideau de fer pour laisser rentrer les premiers accros au percolateur. Rue Oberkampf ? Du côté du Père Lachaise ? Ce dont je me souviens avec certitude c'est que des employés des pompes funèbres municipales venaient tremper leurs lèvres dans des godets de petit-blanc. J'avais bien ri en entendant un croque-mort, casquette sur la tête, dire en rigolant et avant d'écluser ses vingt centilitres : "Allez, encore un que nos clients ne boiront pas » … Ça ne devait pas être non plus trop loin des maréchaux puisqu'il y avait aussi des Italiens qui se gavaient de café avant de prendre un bus ou un métro pour aller bosser chez Panhard, du côté de la porte d'Ivry. L'immeuble était triste, sale, comme était triste et sale ce coin de la capitale qui n'avait pas le temps de s'occuper de lui: les ouvriers n'étaient pas copains avec l'esthétique, les élus n'étaient pas copains avec les dépenses de ravalement, ce coin était ouvrier, et ceux qui n'aimaient pas ça n'avaient qu'à partir. Quand Dédé levait le rideau, il ramassait l'exemplaire de Paris-Presse en se foutant sur le bout des doigts, de l'encre noire qui n'avait pas encore eu le temps de sécher; un livreur avec moto et "side-car" faisait le tour du quartier en balançant les exemplaires réservés aux troquets. C'était un prêté pour un rendu puisqu'en échange, vers dix heures, quand le livreur avait terminé sa tournée, Dédé lui faisait cadeau d'une liqueur de gentiane ou d’une bière. Le Réveil Matin, c'était un moyen de reprendre contact avec le monde, c'était le passage obligé pour attraper au vol un sourire de Suzanne, la femme de Dédé. Au Réveil Matin, les clients savaient que ça n'allait plus très bien entre eux, qu'il y avait de l'eau dans le gaz, mais personne ne se serait risqué à faire un quelconque commentaire de peur que Dédé interdise de zinc celle ou celui qui se serait mêlé de ses affaires.