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ECRITURES (7) HISTOIRES COURTES

Une photo , une histoire courte.

Pour certaines, il y a des souvenirs d'enfance ou de jeunesse qui se mélangent avec de l'imaginaire pur et dur. A vous de choisir ce qui est vrai, et ce qui est faux....


-LEMAN

-LES TROIS CANARDS

-SHIMON HIMMELBLAU

-GRANDES ROUES

-LOIN DES YEUX

-SAINT-OUEN

-ORIENT-EXPRESS

-SOEURS D'INDOCHINE

-FIN PROCHE

-CHARGEMENT SECRET

-LA VOYAGEUSE

-GENNADI

-FLEUR DE TIARE

-L'OEUVRE

-SEPT-CENT-SEPT

-ETUDIANT

-JULIETTE ET ROMEO

-ICONES

-JEBB

-DEDE-LA-BEIGNE


LEMAN


Dexter et Lily étaient arrivés à Lausanne en fin de journée. Ils avaient pris le "Cisalpin", un train presque de rêve qui les ferait sortir de leur grisaille quotidienne pour aller respirer l'air de l'Helvétie. Ils avaient couché dans un petit hôtel du côté de la gare de Chauderon. En France, on aurait appelé ça un hôtel minable. En Suisse, c'était un hôtel simple. Les voisins de palier étaient un couple d'Italiens qui parlaient Français avec un accent de soleil et de mozzarella. Dexter avait vidé son compte en banque, Lily avait écrit une lettre d'au revoir à ses parents qui habitaient du côté de la rue des Moines.


Fuyaient-ils pour toujours ? je ne crois pas. Il y aurait probablement un retour, un jour, quand tout se serait tassé. Dexter aimait les bateaux. Lily aimait Dexter. Elle l'aurait suivi jusqu'au bout du monde. Heureusement, puisque c'était vers le bout du monde qu’ils partaient. Dexter parlait l'espagnol. Il avait trainé dans les bars de Barcelone, les cafés malfamés de Mexico, les établissements suspects du Costa-Rica. Lily savait l'Allemand qu'elle ne pratiquait que peu. En achetant une tablette de Toblerone dans un kiosque du côté de la cathédrale, Lily avait parlé à la vendeuse dans la langue de Goethe.


On lui avait fait les gros yeux. La vendeuse lui avait dit" je ne comprends que le Français, mademoiselle. Le rendez-vous était prévu de l'autre côté du lac, à Evian, sur la route de la corniche. Une voiture attendrait seulement jusqu'à dix-sept heures, pour les déposer dans un aéroport de campagne du côté d'Annecy. Dexter et Lily avaient pris la "ficelle" pour descendre jusqu'à Ouchy. A l'embarcadère de la CGN, le " Léman", un vénérable bateau à roue, avec sa machinerie visible par les voyageurs, attendait que l'horloge Bodet indique quinze-heures cinquante, pour déhâler. "J'ai prévu un peu large" dit Dexter...

 

LES TROIS CANARDS


Il y avait Paulo les yeux bleus, qui faisait tapiner des gonzesses dans une taule de la rue du Caire, pas loin du Sebasto, et Pierrot " l'anglais" qui faisait dans l'escroquerie à l'assurance. Pépé le Stéphanois, lui, fourguait de la coco dans les bars de la rue de Ponthieu. De tous les malfrats, c'était lui qui était le mieux sapé. Il faisait faire ses costards par un tailleur du boulevard des Batignolles, tout près de la rue Puteaux. La grande Irène, celle qui était maquée avec Fredo le Dentiste disait à qui voulait l'entendre qu'elle irait bientôt refaire sa vie au Canada. Ils se retrouvaient tous au Trois Canards, un troquet mal famé, pour raconter des mensonges, oublier leur vie merdique au fond des verres de mojito, frimer devant des demi-portions venues de la banlieue et mettre au point de sombres braquages. Le grand Jo, un ancien hareng reconverti dans les paris truqués venait de passer l'arme à gauche. Une place était à prendre…Encore fallait-il savoir à qui la donner............



 


SHIMON HIMMELBLAU

Il s'était échappé de la rue du Figuier alors que les hommes de Karl Oberg, le" boucher de Paris", le traquaient depuis des mois. En prenant un train à la gare d'Austerlitz, il était parti dans le Sud-Ouest jusqu'à Biarritz. Rejoindre l'Espagne était impossible depuis la zone occupée. Il fallait passer en zone "Nono", la fameuse zone libre. Iban Amezcoa, un brave homme en fin de vie, un vrai basque, avait aidé Shimon à rejoindre le petit village de Larrau. De là, Shimon avait dû faire confiance à un berger en rupture de troupeau, Amédé Llense, qui l'avait guidé jusqu'à la Sierra de Guara, côté Espagnol Puis, un ancien républicain de 36 l'avait convoyé jusqu'à Barcelone. Shimon savait beaucoup de choses utiles aux Anglais. Le SOE Anglais avait privilégié la sécurité et organisé sa récupération avec l'aide d'un sous-marin de la Royal Navy. On était en Mars 1942. Le contact de Shimon à Barcelone lui avait dit " les Anglais se foutent bien des juifs. Soyez prudent quand vous serez à Londres. Vous ne serez que relativement en sécurité". Shimon avait terminé la guerre à Bletchley Park puis le 18 Mars 1945, il était parti avec l'espoir de recommencer une nouvelle vie. Tel-Aviv ne lui avait pas plu, il était revenu à Paris. Shimon HIMMELBLAU avait retrouvé son ancienne vie, celle d'avant Juin quarante, celle d'avant les rafles, celle du temps où il gérait son cabinet d'avocat spécialisé dans le droit de la propriété intellectuelle : HIMMELBLAU, EPSTEIN & SCHNUR. Le cabinet était quai des Célestins. Souvent, Shimon HIMMELBLAU profitait des deux heures qu'il s'octroyait pour la pause du déjeuner, pour aller marcher dans ce coin qu'il aimait tellement. Il était question de rénovation pour ce quartier, que par dérision certain nommaient "le ghetto". Shimon redoutait que le quartier ne perde son âme, et que ne disparaissent ses vieux réverbères.


 


GRANDES ROUES


L'éveilleur était entré dans la chambre où dormait Roger Duthouard, un mécanicien "grandes roues" de l'ancienne époque. « Roger, réveilles-toi, il est quatre heures quinze, tu fais le train 50 vers Mulhouse ». Roger s'étira, eut hâte de retrouver le goût du café, vit que le lit de son chauffeur, Marcel Descombes, était déjà vide. "J'aurais préféré que le bureau de la feuille me renvoie vers Paris" dit Roger à l'éveilleur qui hésitait à quitter la chambre, de peur que Roger ne se rendorme." C'est mon arthrite de l'épaule qui me fait souffrir...le froid, tu comprends...bon, c'est pareil pour tous, faut voir les signaux..." Marcel Descombes, lui, était un méticuleux du chiffon doux et du produit à cuivre. Il lui importait que les manomètres et autres machins à aiguilles soient lisibles et brillants. Il avait préparé le café qui attendait l'arrivée de Roger. Marcel et Roger étaient "mariés" Le mécanicien caractériel connaissait les défauts de son chauffeur. Le maître du feu, lui savait qui étaient les maîtresses de Roger. Ils "vivaient" ensemble depuis sept longues années, en fait, depuis qu'ils étaient sortis de l'apprentissage dans les ateliers de la compagnie. Roger s'arrêta trois minutes au bureau de la feuille. Il n'aimait pas les ronds-de-cuir. Duthouard sortit du bâtiment, marcha jusqu'à la rotonde du dépôt. « Salut Marcel" lança-t-il en montant sur sa machine, la 141 P 106. "Salut Roger, le jus est prêt" C'était comme ça, ils s'étaient tout dit. Ces deux-là étaient capables de vivre en harmonie, sans se parler. Roger se vissa une gitane dans le coin de la bouche. En arrivant à la machine pour vérifier son feu, a trois-heures-quarante-cinq, Marcel avait trouvé André le Bellec, un chef-mécanicien surnommé "Dédé la Foudre", au pied de l'échelle. "Bordel de Merde" pensa Roger si fort dans sa tête que "la foudre" du l'entendre. « Même en Hiver, ils nous mettent un "Chef-Mec" pour nous faire chier » …

 


LOIN DES YEUX


Le Baron Jean Adigard des Gautries et sa baronne d'épouse, née Arlette Loiseleur du côté des Buttes-Chaumont, quittaient leur manoir de La Loupe, en Eure et Loir chaque semaine, du mercredi matin au jeudi soir. C’était "pour ne pas oublier à quoi ressemblait Paris" disait le Baron, avec une sorte de regard triste qui trahissait un manque. Pendant qu'Arlette allait se faire regonfler la joie de vivre dans la chambre 323 de l'Hôtel Lutétia, avec un amant casseur d'assiette qu'elle avait connu quand elle était tapin, le Baron Jean allait au Bon Marché, le grand magasin de la Rue de Sèvres. "C'est beau" disait-il... Il commençait toujours par le rayon des produits de beauté pour femme, flânant entre les présentoirs, humant les crèmes, les poudres, s'extasiant devant l'assemblage de couleurs des petites boites ou étaient rangés sagement les doux pastels, les bleus légers, les roses suggestifs, les rouges presque honteux. Il aimait bien aller d'un magasin à l'autre en passant devant les aquariums nichés dans les murs du sous-sol pour continuer sa rêverie dans le nouveau magasin. Arlette ? Il s'en foutait un peu. Elle n'était pas devenue Baronne par amour. C’était du calcul pur et simple. Jean avait dit oui, mais il ne se souvenait pas quand. Jean aimait bien le liftier en uniforme rouge, le cuivre bien poli du rhéostat de l'ascenseur, la petite ritournelle qui détaillait les découvertes à faire à chaque étage " layette, parapluies, dessous pour femmes"...Au deuxième étage, Jean sortait de l'ascenseur, se dirigeait toujours vers le rayon des fourrures. Il passait sa main manucurée sur une manche de vison, un col en renard, une toque en lynx. Pendant qu'Arlette oscillait entre les péchés capitaux et son huitième ciel, Jean observait les femmes du sixième arrondissement se blottissant dans un manteau en se regardant dans un miroir qui ne mentait jamais sur leur âge...


 


SAINT-OUEN

Aubry avait fait le parcours depuis Alésia en empruntant la ligne 4. Il avait été jusqu'au terminus. Il aimait ce petit monde partagé en cinq marchés, une vie hors du temps commun, une vie où les "brocs" se retrouvaient "entre brocs" dans les petits restaurants cachés au détour d'une ruelle. En novembre, il faisait bon s'asseoir près d'un poêle, laisser son esprit dériver et ses yeux fixer un ballon de rouge dépose sur la table par un serveur qui, (même lui), avait l'air d'un "broc". Aubry n'avait rien à acheter mais il avait ressenti le besoin de toucher du bois ancien, de palper du fauteuil loin XV, d'admirer une lampe Lalique... Ce qu'il aimait surtout, c'était la taille humaine des petits villages qui constituaient l'ensemble. Sur des pylônes en métal étaient fixés des sortes de lampes de cour qui éclairaient en fin de journée, les allées du Marché Paul Bert, du marché Vernaison, ou du marché Serpette. Quand Aubry passait devant les boutiques, il pouvait presque entendre ce que les meubles avaient à raconter sur leur vie passée, dans un appartement du dix-septième arrondissement ou une maison de l'ouest Parisien. Aubry louvoyait entre les antiquaires, assis dans des fauteuils, prenant à peau-le-corps les premiers rayons du soleil. Devant la boutique de "Dédé-les-petits-chapeaux", Aubry s'immobilisait à chaque fois pour admirer le génie des maîtres verriers, et s'imprégner de cette végétation figée dans le verre que l'on appelait "art nouveau". Il sentait monter en lui l'impérieux besoin de se rapprocher d'un passé qu'il n'avait pas connu. Il n'aurait pas pu l'expliquer, c'était juste comme cela. Quand il avait bien pris sa rasade de casques de poilus, de montres à gousset, de postes de radio des années trente, de tableaux de faux maîtres, de vrais fauteuil Ruhlmann, un sourire sur les lèvres, Aubry retournait au métro, plein de regrets, mais sans savoir pourquoi...


 



ORIENT-EXPRESS

Anton Hagopian avait un passeport Français et un cousin au quai d'Orsay qui lui avait dégoté un vague poste de conseiller à l'Ambassade de France d'Istamboul. Hagopian n'avait ni femme, ni enfants, ni maîtresses. Il était impossible de le faire chanter, pris en photo avec quiconque dans une chambre d'un palace international à Davos, au Caire ou Buenos-Aires. Hagopian passait sa vie dans l'Orient-Express, il y donnait de discrets rendez-vous à d'autres hommes de la même espèce que lui. Derrière des lunettes à l'imposante monture se cachaient des yeux qui pouvait pénétrer l'âme pour aller contempler les péchés d'il y avait trente ans. Hagopian était "un homme d'affaires" Ses clients montaient dans l'Orient-Express à Istamboul, Bucarest, Budapest ou Vienne et aux furs et à mesure des kilomètres, des tours de roues, des services aux "wagon-restaurant", se nouaient des alliances commerciales, se défaisaient des gouvernement provisoires ou temporaires. Alors que le train ralentissait pour le passage des frontières, Hagopian avait toujours au cœur cette petite pointe d'inquiétude. "Que va-t-il se passer cette fois ?" Ses clients s'appelaient Petru Bobesco, Abel Szabados, GIancarlo Antonelli, Max Blomberg, ou Heinz Schneider. Comme Hagopian, ils n'avaient ni enfants, ni femme, ni maîtresses. Dans les serviettes en cuir dormaient de nombreux catalogues que l'on ne sortait que quand c'était le bon moment, une fois le café servi, alors qu'on savait qu'on passerait l'après-midi à finaliser tel ou tel contrat. Hagopian aimait bien donner ses rendez-vous dans un bureau roulant qui traversait l'Europe. Il y avait de la réclame en Français sur les panneaux réservés à cet effet : "un foie, deux reins, trois raisons de boire Contrex". Hagopian était fier d'être Français et Arménien. Depuis de nombreuses années déjà, il vendait au plus offrant, des produits fabriqués par Herstal, Oerlikon, Bofors ou Beretta. Ils se foutait pas mal de savoir ou allaient ces produits une fois les contrats signés...


 


SOEURS D'INDOCHINE

Micheline et Josépha ne le savaient pas : elles étaient demi-sœurs, filles d'un père pas très sérieux qui avait laissé derrière lui une ribambelle de femmes grosses de ses œuvres. C'était à l'époque du grand empire colonial Français. Charles Maucontour était receveur principal à la poste de Saïgon. A la terrasse du Continental, rue Catinat Charles avait rencontré Mauricette et Françine. Il était tombé amoureux des deux, la même semaine. Charles était une fine lame et ne fréquentait pas les bordels de Saïgon, de peur d'y être reconnu par un de ses subordonnés de l'administration postale. Il préférait donner ses rendez-vous galant dans un petit deux pièces de la rue Chasseloup-Laubat. Micheline travaillait chez un radiologue du boulevard de Strasbourg, Josépha était gouvernante dans une famille d'Américains expatriés qui résidaient à Neuilly. Elles s'étaient rencontrées dans un train revenant du Sud-Est, avaient partagé les souvenirs de leurs enfances en "Indo" et avaient aimé leurs histoires respectives. Quand il s'agissait de parler des parents, les deux étaient d'accord sur un point : il valait mieux ne rien en dire. " J'ai très peu connu mon père" disait l'une, "je ne me souviens pas de lui répondait l’autre ». Mais les deux se rappelaient des odeurs de Saïgon, du goût des mangues, et du retour sur le navire des Messageries Maritime, le "Maréchal Galliéni" Comme il n'y avait pas de hasard, c'était la vie qui s'était chargée de mettre en rapport Micheline et Josépha. Comment pouvaient elles savoir que treize jours après cette rencontre habituelle au café de la rue de Turbigo, elles se retrouveraient à l'étude de Maître Rohan-Chabot pour assister toutes deux à la lecture du testament de Charles Maucontour qui venait de décéder à Brive. On ne sait comment, peut être en trafiquant pour arrondir ses fins de mois, il avait fait fortune dans le caoutchouc et laissait à ses deux enfants naturels plusieurs millions de francs. Micheline et Josépha l'ignoraient, mais cela faisait déjà plusieurs années que Charles Maucontour avait retrouvé la trace de ses filles.


 


FIN PROCHE


Raymond-les-yeux-bleus n'était plus que l'ombre de lui-même. Il s'était réfugié à Nice et avait trouvé un logement par l'intermédiaire d'un vieux copain malfrat qui s'était rangé des voitures et habitait Riquier. Depuis sa planque de la rue Barberis, Raymond, le visage caché par de grosses lunettes noires, traînait chaque jour sa carcasse jusqu'à la promenade des Anglais et s'asseyait sous une sorte de pergola, les yeux fixés sur la mer. Il n'y aurait pas de paquebot revenant d'Indochine avec des malles d'opium, ni de bateau arrivant d'Algérie avec des filles à faire bosser. Raymond avait fait le vide autour de lui, il avait un caractère de cochon. Chaque jour, entre quinze et dix-sept heures, Raymond repassait le film de sa vie, les années de son début dans le milieu, sa collaboration hasardeuse avec les crapules de la rue Lauriston, la carambouille sur la viande, les ventes d'armes avec faux-certificats d'utilisation finale, ses trois boites de Marseille, les quatre en Corse, les faux talbins fabriqués en Angleterre, les monceaux de vrais billets qu'il n'arrivait plus à écouler puisque les banques étaient devenues méfiantes et les petits jeunes avaient d'autres manière de faire. Depuis la mort de Rirette, sa compagne, Raymond avait presque pris goût à la solitude. Dans la vie de Raymond, il n'y avait plus grand chose qui puisse le retenir. Ni chat, ni petits-enfants, ni vieux as du chalumeau, perceurs de coffres-forts, avec qui il aurait pu taper le carton en pensant au bon vieux temps. Dans le cœur de Raymond, à côté des souvenirs de Risette, il y avait un pacemaker de fabrication Allemande. Chaque jour, Raymond qui sentait la fin venir, essayait de faire la paix avec ses vieux démons. Quand il arrivait qu'il pleuve, Raymond ne bougeait pas de son banc, et l'eau ruisselait sur ses épaules, allant jusqu'à lui mouiller le bas du dos. Quand le soleil s'en allait vers l'ouest, Raymond repartait vers la rue Barberis, trainant derrière lui quarante-trois ans de malversations et grand banditisme.


 



CHARGEMENT SECRET

Etait-ce en 1953 ou début 54 ? Je ne sais plus. Nous avions été convoqués à Orly sur l'ancienne base Américaine. Nous étions cinq. Francquier, mon co-pilote, Dusard, le mécano, Holstein, le radio avec son accent Alsacien, Pilâtre, le navigateur, et moi. Tout ce que qu'on m'avait dit était que le chargement devait rester "secret", et que le contenu des caisses ne regardait que le ministre des affaires étrangères et le ministre de l'intérieur, Léon Martinaud-Déplat. Je n'en savais pas plus. Je me souviens de l'immatriculation de l'appareil, F-BAVE, un "Armagnac" construit en France à Toulouse par la SNCASE. C'était un bel avion. On s'arrêterait au Caire et à Karachi, un endroit. « Pas très stable" me disait Dusard. Mais il fallait quand même y aller. Les camions étaient arrivés de Paris. Ils appartenaient à une entreprise avec laquelle la République travaillait quand il s'agissait de déménager un ministère, des archives "discrètes", des chargements qui partaient vers l’Afrique. Le patron de la SAGETA qui exploitait nos appareils, nous avait promis une prime de cent mille francs à chacun si tout se passait bien. Holstein m'avait dit qu'avec l'argent, il terminerait les travaux de son chalet à côté de Kintzheim. Il faisait chaud, on allait décoller au poids maximum de soixante-dix-sept tonnes et demies. Il me faudrait toute la piste. A vingt et une heures trente (TU), Francquier vint me chercher : "on est prêt patron, Dusard termine la vérification des capots moteurs et ce sera bon". J'avais pris la précaution d'appeler ma femme Odette pour la rassurer, comme je faisais avant chaque vol. Le patron m'avait dit " mon petit Lalo, je vous aime bien, alors faites-moi du bon travail et câblez-moi quand vous serez posé à Tân Sơn Nhất". Le patron ? C'était le Général Fayet, un fondu de l'aviation. A vingt-deux-heures quinze les quatre moteurs Pratt & Whitney R-4360-B13 Wasp Major nous entrainèrent vers le ciel au-dessus de Villeneuve Saint Georges. J’étais déjà en train de penser à ma bière, à la terrasse du Continental....



 



LA VOYAGEUSE

Martine Lampaert habitait au 213 boulevard Saint Germain, dans ce "septième" bienpensant où il était de bon ton de se vêtir en dessous du genou. Elle avait épousé Gilles du Plessis de la Molle, un chirurgien-plasticien qui avait une clinique de luxe derrière la rue François 1er, et une palanquée de maîtresses refaites des orteils jusqu'au scalp. Martine s'était trouvé un bel amant, Christophe, vaguement associé à la famille Ruhl, un temps propriétaire d'un hôtel de grand luxe de Nice dans lequel Martine avait toujours une chambre disponible pour les rencontres avec son amant de quatorze ans son cadet. Martine Lampaert avait su tracer la ligne entre les affaires de couple et ses affaires privées. C'était à la fois une femme de tête et une femme gourmande qui donnait à son amant, tout ce que son mari n'avait pas su lui demander. La première fois, cela s'était passé simplement dans la campagne, du côté du col d'Aspremont. Les autres fois, c'était à Nice, mais aussi à Cannes, à Mougins, dans les hôtels de luxe de Beaulieu sur Mer. Martine aimait le luxe, son amant avait de quoi satisfaire sa soif de champagne, Le père de Christophe n'approuvait pas cette relation mais fermait toutefois les yeux en lui disant souvent " elle est si belle.....je t'envie". Martine Lampaert avait ses habitudes dans le "Mistral", ce train de luxe aseptisé et élitiste qui dégringolait de Paris à Nice quotidiennement avec son chargement de grandes fortunes en mal de soleil, d'homme d'affaires, de joueurs invétérés, et de voyous aussi, parfois, cachés derrière une paire de lunettes solaire Gouverneur-Audigier. Elle portait un tailleur clair quand elle voyageait, et ne dédaignait pas de remonter sa jupe plus haut que la décence ferroviaire ne le permettait, quand, en face d'elle s'asseyait un soyeux de retour vers Lyon, un playboy en route vers Cannes, un caïd Corse qui passerait par Nice avant de rejoindre l'Île de Beauté.


 



GENNADI

Gennadi Alexandrovitch Kourakine avait fui Rostov en emmenant avec lui sa timide épouse Akulina Viktorovna Kagan. Gennadi n'aimait pas les bolchéviques qui lui avaient déjà tout pris. Gennadi et Akulina cumulaient deux handicaps en commun : être Russes blancs et être Juifs. Si Akulina avait eu dans son enfance un précepteur Français, un marin Brestois tombé amoureux de la Sainte Russie, l’époque de l'alliance Franco-Russe, Gennadi ne parlait pas un mot de Français. Un autre chauffeur Russe lui avait appris que dire "Привет, мадам, привет, сэр, куда бы вы хотели пойти?" se verbalisait en Français par "Bonjour, Madame, Bonjour Monsieur, où souhaitez-vous aller ?" Gennadi et Akulina logeaient chez un propriétaire Juif de la rue Pavée. En traversant la rue, ils pouvaient entrer dans la synagogue qui étaient encore presque neuve. Pour survivre, Gennadi était rentré à la G7, une compagnie de taxi qui acceptait les étrangers réfugiés, et comme les seules réfugiés " à la mode" étaient Russes, Gennadi avait trouvé une seconde famille qu'il retrouvait chaque matin au garage de Levallois. Si Gennadi n'était pas orthodoxe dans sa pratique du Judaïsme, il avait toutefois refusé de conduire le samedi et avait "recruté" un autre chauffeur pour travailler à sa place, en partageant les gains de la journée. Gennadi ne connaissait pas encore Paris, mais il avait noté en caractère cyrilliques, sur un bout de papier devenu gras à force d'être manipulé, la liste des gares et comment y accéder, les emplacements des cabarets Russes où on pouvait laisser couler ses larmes en pensant au pays, les lieux de plaisirs pour messieurs, les lieux de plaisirs pour dames, les hôtels pour gens aisés. Au rythme raisonnable de vingt nouveaux mots par semaine, Gennadi serait dans quelques années un vrai parigot ! Il avait appris à aimer l'odeur de cuir de la Renault KZ.11 qu'il conduisait neuf heures par jour six jours sur sept...


 


FLEUR DE TIARE

L'odeur de la fleur de tiaré te restait dans le nez pendant des jours et des jours Une fois de retour à Orly, même après plusieurs douches, plusieurs allers-et-retours vers d'autres exils de vingt-quatre heures, le corps conservait encore et toujours le parfum du monoï dont les filles s'enduisaient, peut-être pour te glisser entre les doigts, ou plutôt pour que les "popaas" gardent le souvenir éternel de la Polynésie. En une seule soirée, Clément Tellier, dont c'était le premier voyage au paradis, avait bu plus que de raison en écoutant la voix de Manuia Fuller, Heiura Salmon, ou Teura Taaroa lui parler de la douceur de Tahiti et des clairs de Lune sur la plage de la pointe Vénus. Clément avait déjà tout promis: quitter femme et enfants, abandonner son métier de commandant de bord, vendre son confortable appartement de la Rue des Saints-Pères, cesser de fumer, ne boire plus que de la Hinano, apprendre à jouer du Ukulélé, aimer le poisson cru et le Uru, apprendre à dire "Ua here vau ia 'oe ta'u ipo,", je t'aime mon amour,apprendre à chérir la vahiné qui serait pour lui, celle qui l'aurait attendu depuis si longtemps, comme dans les romans. En fin de soirée, quand les boîtes de Papeete fermeraient pour respecter le sommeil des habitants, Clément suivraient les belles pour aller au Lafayette ou au Whisky à Gogo , rajouter des promesses à celles qu'il ne tiendrait pas. Le vendredi devint jour de la déchirure, quand il fallait revêtir l'uniforme, remettre des chaussettes, reporter des chaussures de cuir, refermer un col européen, reprendre l'apparence d'un popaa, mettre face au vent le DC 7 B ,pousser sur les manettes de gaz, lancer la machine vers le bout de la piste, sentir le cœur peser des tonnes dans la poitrine alors que la petite aiguille de l'altimètre commençait à tourner, à tourner, à tourner.....! Clément avait une préférence pour Leilani Pomaré, une fille "de bonne et royale famille". Il lui avait promis de la retrouver dans un mois, au bar du Lafayette, avant de disparaître derrière l'horizon, laissant derrière lui un petit tahitien qui naîtrait dans neuf mois....


 

L'OEUVRE

La "drôle de guerre" n'était drôle que pour certains. Les imbéciles ne lisaient pas "L'Oeuvre", ce journal radical vaguement socialiste. Charles-Edouard Thiriet était un homme éduqué, puisqu'il avait fait son notariat et travaillait dans une étude de la rue La Fontaine. Il ne voulait pas passer pour un con et lisait l'Oeuvre chaque jour de parution. Il gardait les uns après les autres les exemplaires de son journal et s'en servait, une fois rentré dans son pavillon de Gournay-sur-Marne pour isoler du ciment froid les pommes de terre enlevées de leurs buttes le week-end. Thiriet détestait l'imprévu. Il avait construit son semblant de vie sur de la régularité, de la ligne droite, du sérieux, quoi. Charles-Edouard n'aimait pas les transports en commun. « Trop de monde..." pensait-il, en se souvenant de l'école de Notariat, quand il s'imbibait de droit des successions, et se voyait déjà inscrit à l'Ordre, à la tête d'une grande étude dans une capitale régionale, entre mer et montagne. Du train de banlieue, du métro parisien, des voisins neutres qui n'auraient jamais ouvert la bouche pour faire sa connaissance, et Charles-Edouard qui regrettait Nîmes, sa ville d'origine. Il aurait chaque jour préféré mille fois se trouver dans une arène avec un taureau que devoir voyager, ou plutôt transhumer, avec cette humanité fade. Thiriet n'avait qu'un seul plaisir dans sa vie réglée comme une partition de Bach, entre soupirs, bémols de la vie et pauses : il aimait observer le visage des voyageurs et jouer à deviner les soucis qui fermaient les expressions, renfrognaient les gueules, soulevaient les rides dans une interrogation sur le futur immédiat du monde en général et de leurs mondes en particulier. Depuis trois semaines, les bruits de bottes se faisaient plus fort, les fronts prenaient l'air sérieux des mauvaises nouvelles, les radios crépitaient de retransmissions en Allemand. C'était sûr, sous peu, on astiquerait les fusils Lebel, on s'envelopperait les jambes dans de la bande molletière, avant de partir protéger l'Alsace et la Lorraine...

 


SEPT-CENT-SEPT

Gerard Desportes avait trouvé une paire d'ailes toutes neuves. Il avait brûlé des heures de sommeil en rêvant à des vols long-courriers, Il avait cent fois accompagné Mermoz, deux cent fois fait le plein à Cap Juby, trois cent fois posé son avion à Villa-Cisneros. Il avait eu la chance en sortant de la Royal Air Force où il avait servi dans l'escadron GB 1/20 "Lorraine », d’être parmi les premiers pilotes recrutés juste après la guerre. Passer du "Spitfire" au Boeing 707 n'était pas une mince affaire, mais cette transition était derrière lui. Gerard aimait l'uniforme bleu sombre de la compagnie nationale, le galon doré de sa casquette. Gerard Desportes aimait surtout le moment du repoussage, alors que l'appareil reculait en quittant son parking. C’était le moment du briefing avec le reste de son équipage, le moment de la précision, le moment de choisir les bonnes fréquences à la radio, de caler les instruments, de discuter des paramètres moteurs et de prévoir ce qu'il fallait faire au cas où le décollage devrait être interrompu. Mais ce que Gérard aimait par-dessus tout, c'était de sentir la puissance de l'aéronef qui l'emporterait au-dessus de l'Atlantique, du Pacifique, de la mer de Chine. Plutôt que des petits trajets pour père de famille pantouflard, il avait opté pour des départs lointains avec en bout de ligne, à Djibouti, Quito ou Tananarive, encore un petit parfum d'aventure. Pendant le trajet, Gerard Desportes, grand fumeur de pipe devant l'éternel, devrait faire une croix sur le tabac anglais et fumer discrètement une cigarette Américaine dans le galley à l'avant de l'appareil. Il ne comprenait pas pourquoi la compagnie autorisait les passagers à fumer à bord. Demain, il irait passer une journée sur l'île de Moucha où un vieux boutre le déposerait avec l'ensemble de son équipage. Cette semaine, sa destination était le lointain Territoire Français des Afars et des Issas, un petit bout de France qui avait abrité Henri de Monfreid. Régulièrement, les ailes Françaises se posaient à Ambouli, dans une chaleur infernale atténuée seulement entre quatre et cinq heures du matin.


 



ETUDIANT

Alexandre se moquait bien de la fuite de la chasse d'eau dans les toilettes à la turque du couloir du septième étage."Plic, plic, plic, plic..." Toute la nuit, les gouttes tombaient sur le sol. Dans la chambre où il étudiait flottait encore le souvenir d'une Thérèse, d'une Andrée, d'une Pazita ou d'une Colette, qu'on disait "bonnes à tout faire" et que les bourgeois bienpensants avaient sauvées de la misère rurale en les prenant à leur service. Le baron Haussmann avait vu diablement juste, en prévoyant un "septième étage", celui de la domesticité, avec son plancher en bois mille fois brossé à l'eau de Javel, à tel point qu'en sortant de sa chambre, Alexandre pouvait presque voir une femme de ménage, à genoux, en train de frotter le sol, tellement l'odeur était envahissante La tête perdu dans des considérations électroniques, des équations savantes de mesures du son, des calculs pointus à base de décibels, Alexandre s'accordait parfois un petit coup d'œil par la tabatière, attrapant un morceau de scène de vie quotidienne, l'image d'un homme se promenant dans son appartement en se brossant les dents, celle d'une femme accrochant une jarretelle. Il avait placé sa table de travail face au mur pour ne pas tenter la distraction à cause des fenêtres sur cour qui tentaient de masquer les intimités. Le temps se partageait entre le pensum des heures passées au septième étage, les nuits chez son père qui habitait, lui, au troisième, les journées similaires qui l'amenaient sur la route du diplôme et le début de sa vie professionnelle. Alexandre était attaché à la rêverie. Il s'imaginait parfois, faisant le tour du pâté de maison, chaussé de baskets, en sautant de toit en toit, évitant le piège des cours profondes qui séparaient les royaumes des différents immeubles. Quand il revenait dans la chambre treize, au septième étage, Alexandre savait qu'il garderait de cette période un souvenir qui ne pourrait jamais s'effacer...


 

JULIETTE ET ROMEO

Fredo-le-Stéphanois avait juré fidélité à Micheline Abittan, une femme de chambre du "Sphinx", qui s'en était sorti et avait juré de gagner sa vie honnêtement. Elle était vendeuse de mode au Bon Marché. Fredo-le-Stéphanois, défavorablement connu sous le nom de Fréderic Grisoni, n'était Stéphanois que d'adoption. Le surnom de Fredo-le-Corse étant déjà pris, il s'était rabattu sur une autre région de France pour se faire un nom dans le milieu. Sur fond de trafic de cigarettes et de vente de coco dans certains cercles de jeux de la capitale, Joseph, le père de Fredo et Simon, le père de Micheline, étaient à couteaux tirés depuis déjà trois ans. Pour se voir, ne restaient aux amants que les hôtels borgnes du côté de la rue d'Amsterdam, ou les boites louches de la place Blanche. Frédo ne le savait pas encore, mais Micheline devait lui annoncer qu'elle portait son enfant. Simon avait engueulé Micheline en la traitant de « fille de rien », qui fait un enfant dans le dos au fils se son pire ennemi". Chez les Abittan, on ne rigolait ni avec l'honneur du père, ni avec la vertu de la fille. Côté Grisoni, c'était la même chose. Lisandru, le père de Frédo, ne faisait pas dans la dentelle quand il s'agissait de la morale. Et pourtant, Frédo et Micheline se voyaient toujours, et toujours en cachette. La boite avait mauvais genre, une sorte de bar où personne ne savait si la serveuse était un homme, ou si le barman était une femme. Mais Frédo et Micheline pensaient que c'était le meilleur endroit pour se rencontrer, certains que leurs pères respectifs ne mettraient jamais les pieds dans un bouge pareil. La porte du fond s'ouvrit soudain, donnant passage à un Lisandru Grisoni qui écumait de colère :"A machja, ochji un ha ma ochji teni., le maquis n'a pas d'oeil, mais vois tout." hurla LIsandru. Comment avait-il su ? Qui avait trahi ? Dans les yeux de Micheline, Frédo pouvait voir de la détresse et un regard apeuré qui voulait dire " ne dis rien, surtout ne dit rien…"


 


ICONES

Arkady avait dix fois vu le monde. Il s'était déchaussé à la grande mosquée du Caire, il avait prié dans les synagogues de Safed, marché dans les allées de la basilique Saint-Pierre à Rome. Il avait connu des temples Shinto, l’église des Saints-du-Dernier-Jour, des pagodes, des chapelles, des shuls, il avait été chercher une sorte de vérité partout où soufflait la plus légère brise de l'Esprit. Il avait cherché aussi des hommes de bonne volonté, mais avait eu du mal à en trouver. Puis, il y avait eu la révélation des icônes, la quiétude de cette petite église orthodoxe, le visage à la fois serein et neutre des personnages bibliques rayonnant d'or. Arkady ne croyait pas, c'est du moins ce qu'il disait à tout le monde, mais à Saint-Séraphin de Sarov, il sentait que quelque chose le reliait à ses racines. S’il avait été pratiquant, il eut été Orthodoxe. Il pensait que le divin devait être rayonnant, que suivant le degré de sagesse des uns et des autres, la taille de l'auréole devait être proportionnelle. Parfois, Arkady se disait qu'il aimerait s'approprier une des icônes, pour vivre chez lui dans la même quiétude que celle qu'il ressentait dans la petite église. Il aimait bien également l'idée que sans religion, sans foi ni loi, ni curés, ni popes, ni moines, l'art aurait été en panne, l'art n'aurait pas été l'art, puisqu'il manquerait pour toujours cette dimension intouchable et pourtant si présente qu'était le caractère religieux des œuvres qu'Arkady aimait. Un jour qu'il se trouvait en Ecosse et avait visité l'église réformée de Muyrpark Street à Glasgow, Arkady s'était étonné du dépouillement du lieu et avait regretté l'absence d'or et d'images sacrées. Le Pasteur Farrell s'était étonné de la remarque et avait souligné que ce qui comptait surtout, c'était la façon dont les hommes de bonne volonté regardaient le monde. Arkady avait hoché la tête, pour faire comme si, mais au fond de lui, il comprenait de mieux en mieux l'importance des icônes et les raisons pour lesquelles, à Saint-Séraphin, comme dans toutes les églises orthodoxes, un jubé séparait le profane du sacré.


 


JEBB

Depuis le lycée Janson de Sailly, on le connaissant sous le nom de Jebb, en fait, un surnom qui faisait vaguement Américain. On ne savait, il est vrai, pas beaucoup de choses sur lui, sinon qu'il aimait Hemingway et que sa vie avait commencé à changer le jour où il avait terminé de lire "Les Fleurs du Mal". Il avait ensuite exploré Paul Verlaine et ses amies, ses amants, ses filles, puis le subversif Arthur Rimbaud. On savait également qu'il habitait dans un atelier d'artiste à la Porte d'Orléans et qu'il descendant à pied à Montparnasse, parfois même jusqu'à Saint-Germain-des-Prés. Un vieil accident de la vie le faisait souffrir du dos, et il s'asseyait d'une drôle de façon, le cul posé sur le bord des fesses, les fesses en équilibre sur les chaises cannelées de la Coupole, du Dôme ou du Flore... Il avait un jour trouvé de nouveaux mots et avait simplement décidé de passer quelque temps avec eux. Les mots étaient d'accord, et l'accompagnaient régulièrement, toujours à pieds, le long de l'ancienne avenue d'Orléans, sur le côté ensoleillé du boulevard Raspail, et au-delà. Si Jebb aimait l'autobus, il préférait la longue descente en direction de la Seine, au rythme de ses pensées. Il ne voulait pas se l'avouer mais souffrait de claustrophobie et ne supportait pas d'enfermement, même temporaire, même dans la sécurité du "68" qui effectuait la liaison entre Bagneux et la Place de Clichy. Jebb était certainement un homme de bien, propre sur lui, vivant d'on ne savait quelle malhonnêteté. Il avait développé pour la liberté une passion tout à fait déraisonnable puisqu'en plus de son domicile Parisien, il possédait, personne ne savait ni comment, ni pourquoi, une petite maison dans les environs de Séville, une autre au centre de Lisbonne, dans le quartier de l'Alfama. Les pisseux de Saint-Germain-des-Prés s'imaginaient qu'il devait avoir fait un incroyable héritage. Tous voulaient s'asseoir à sa table, mais Jebb, fidèle en amitié, ne gardait auprès de lui que ceux dont la conversation lui procurait suffisamment de plaisir pour continuer à vivre.

 


DEDE-LA-BEIGNE

André Lavoine, surnommé dans le milieu " la beigne", ne s'était rendu compte de rien en montant dans l'avion à l'aéroport d'Alger Maison-Blanche. Une demi-portion ce "Dédé", dont tout le monde se moquait, sauf les flics de la Tour Pointue. Les marlous du Sébasto l'avaient surnommé "la beigne". C'était en fait un jeu de mot, laid, sur le nom du mec en question. Francis-le-Belge avait dit :" Ben oui, Lavoine il s'appelle, ce con, une avoine, c'est une rouste, des gnons, des beignes…" Comme quoi, dans le milieu, se voir affublé d'un surnom pouvait dépendre du hasard, des circonstances, ou de la simple connerie d'un branleur en mal de création artistique. Dédé-la-Beigne revenait d'Alger par avion. Il avait confié au commandant du "Tassili" le soin d'amener à bon port les quarante-neuf filles du dernier recrutement. Le bon port en question, Marseille, était à vingt-deux-heures de mer. Le commissaire Tardieu et ses deux adjoints avaient filé André Lavoine pendant les quatre jours qu'il avait passés en Algérie. Ils s'étaient assurés qu'il avait bien pris le bon avion et une fois l'appareil ayant quitté le sol Algérien, ils avaient contacté Paris par téléphone. Depuis longtemps déjà, Tardieu et ses enquêteurs cherchaient à le coincer. L'occasion était trop bonne. Depuis dix heures du matin, le piège était en train de se refermer à Orly. Il y avait du képi partout pour accueillir Dédé. Les camions vert sombre avaient amené des fonctionnaires depuis le camp de Satory. Au Palais de justice, tout en bas du boulevard Saint-Michel, le "proc" se frottait les mains…le juge aussi. Les avocats, qui se doutaient qu'un coup fourré était en préparation, commençaient déjà à travailler leurs notes d'honoraires. Ils voulaient bien bosser plus de dix heures par jour, mais pas pour des nèfles. Alors que l'avion commençait sa descente vers Paris et que les hôtesses de l'air enlevaient les verres, Dédé se disait dans sa tête : " allez, encore un an, et après, je me range des voitures..."


 



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