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ECRITURES (10)

-F-BAOE

-MALGRE-EUX

-LE REPROUVE

-GRANDS ESPACES

-FRELSI

-LA MERE FREDE

-SA CAMPAGNE

-LE REFUGE

-LIANES

-MURIEL

-NIGHT-FERRY

-LA MAISON DU BOURREAU

-LE GÂCHIS

-PREMICE OU PRELUDE

-SAINT-LAZARE

-LA CHORALE

-LE PROPHETE

-LE TOMBEAU

-LE VOYAGE

-LE PERE NOZIERES



F-BAOE

30 juillet 1962...Le DC 3 du CEP (Centre d'Exploitation de la Postale) immatriculé F-BAOE fait des tours de piste en passant au-dessus de la maison. C'est normal, les jeunes pilotes d'Air France s'entraînent à Coulommiers-Voisin, ce terrain d'aviation comme on dit encore, situé à deux nautiques de chez nous. La maison se trouve en plein dans la parallèle à la piste, ce qu'on appelle " la branche vent arrière". Le gros DC 3 (pour un petit mec de 11 ans, un DC 3 c'est gros) tourne depuis huit heures du matin. Je le sais, mais parents m'ont acheté un réveil qu'il faut remonter et c'est le bruit des moteurs Wright R-1820 qui me fait sortir du lit les matins de semaine, au premier survol. Huit heures du matin, je te dis. Ils commencent à tourner bien tôt mais c'est magnifique de voir cet avion qui passe si bas qu'il en fait vibrer les meubles. C'est les grandes vacances, on peut faire ce qu'on veut. Le petit déjeuner est vite avalé, poudre de chocolat au cacao, lait pris à la ferme chez Madame Leclere la veille au soir, tartines coupées dans un "gros pain" de deux kilos. Déjà dans l'air, il y a l'odeur du blé et du maïs en cours de moisson. Vite, aller dehors, se planter le nez en l'air, les oreilles aux aguets en attendant le passage du monstre. Le terrain de Coulommiers-Voisin ? un truc qui a servi pendant la guerre comme base pour la chasse de nuit de la Luftwaffe en 1944, la NachtJagdgeschwader Groupe 4, avant d'être dénommé A-58 par le Neuvième Air Force Américaine. De temps en temps, un ami de mon père vient s'y poser avec son Stampe SV-4 ou son "Brochet" construit maison. Sur le terrain de Coulommiers il y a un Fieseler "Storch", un avion d'observation que les boches n'ont pas eu le temps d'emmener avec eux quand les pilotes ont déserté les lieux devant l'avance Américaine. On l'utilise pour tirer les gros planeurs-école C 800 d'une étrange couleur intermédiaire entre l'orange et le marron. Il a été repeint d'un bleu fade pour masquer les croix de fer sur les ailes, mais c'est bien un appareil Allemand avec son moteur Argus As 10 C-3. Il faut à Monsieur Larmignat, le mécanicien attitré, tout son talent pour le maintenir en état de vol, dix-sept ans après la fin de la guerre. Quand le moteur est mis en route, il vaut mieux ne pas rester derrière l’avion : ça souffle fort, tellement fort que ça peut bien te bousculer un petit gamin dans mes âges... Parfois, en allant à Coulommiers en voiture, je peux apercevoir le DC-3 au parking, pas très loin de la route. Il est magnifique. Il brille au soleil de Juillet. Le soir, il repart vers une destination inconnue, pour revenir le lendemain, et refaire des "tours de piste" avec des " touch-and- go", ces fameuses "remises de gaz après toucher des roues". Dans un mois, six mois, huit mois, Michel Mangin, Robert Navailles , Jean Pénicaud, ou plein d'autres qui auront tourné pendant des heures dans le circuit d'approche de Coulommiers-Voisin, partiront chaque nuit aux quatre coins de la France avec le courrier, comme dans les histoires qu'on peut lire sur les petites vignettes des tablettes de chocolat. Combien de temps entre chaque tour de piste ? Vingt minutes ? un peu moins, je pense que cela dépend des talents du pilote et de la patience de l'instructeur. De temps en temps le bruit s'interrompt. Une pause déjeuner ? Un plein d'Avgas 87 ? Mais là, le silence devient long.…c'est curieux. On entend juste le bruit du tracteur Massey-Ferguson du père Bovard celui de la moissonneuse-batteuse de Monsieur Leclere. En décollant face à l'ouest, une aile du F-BAOE a tapé dans un camion sur la route de Maisoncelles. L'avion s'est écrasé dans un champ à quatre-cent-cinquante mètres du seuil de piste. Sur les huit membres de l'équipage, cinq n'auront jamais l'occasion de livrer le courrier comme les anciens de l'Aéropostale..


 


MALGRÉ EUX

"E Güeter" avait dit l'un, "E bessere" avait répondu l'autre. Alors, ils avaient tiré de leur "brotbeutel", leur sac à pain, un gigantesque sandwiche au jambon qu'ils avaient acheté au "soldatenheim" de la Place Blanche deux heures auparavant. Sous leurs yeux, il y avait Paris et les souvenirs d'une visite en 1937 à l'exposition universelle sur les arts et techniques de la vie moderne. Curieusement, les deux étaient présents mais à trois mois d'intervalle, l'un en juin, l'autre en octobre. Ils étaient venus en train depuis leur Alsace, en utilisant le réseau d'Alsace-Lorraine, puis la Compagnie des Chemins de fer de L'Est. Frantz Maier avait passé trois jours à l'hôtel de l'exposition, pas loin de la tour Eiffel , Anton Becker avait séjourné chez Tante Grétel, qui habitait du côté de la Bastille. Anton avait adoré le pavillon de la maison Pernod et Frantz s'était intéressé à celui de la société Philips, une entreprise Hollandaise qui présentait une sorte de radio pour la voiture. Les deux s'étaient arrêté au pavillon de la société Sarlino qui fabriquait et commercialisait une sorte de revêtement souple pour les sols. Ils étaient revenus à Paris, malgré eux, combattants pris le cul entre deux chaises, amoureux de la république et du "rot und wiss", le drapeau de leur patrie. Ils n'auraient jamais pensé qu'on pourrait en arriver là. Depuis un an déjà, ils avaient été forcés de rejoindre la "Heer", l'armée de terre de la Wehrmacht. " On a eu de la chance, on aurait pu finir chez les SS... !" Frantz Maier pensait souvent à son village de Creutzwald en faisant ses gardes devant l’Hôtel Meurice, la résidence du gouverneur militaire de Paris. Anton Becker, lui, se disait qu'il aurait préféré être à Mittersheim avec son frère, au lieu de servir dans l'armée Allemande comme chauffeur attaché au service des trois armes du Palais du Luxembourg. " Il y a plein de jeunes étudiantes" plaisantait-il. Personne ne leur avait laissé le choix. Personne ne leur avait interdit de s'enfuir, ils n’avaient simplement pas eu le temps, et puis rejoindre l'Afrique du Nord ? Comment ? l'Angleterre ? C'était irréaliste...et puis il y avait eu Josef Bürckel, le Gauleiter, qui avait décidé…et ils étaient devenus vert-de-gris, malgré eux. Le plus dur, en dehors d'être au service d'une armée d'occupation et d'un régime qui n'avait pas d'égal dans le domaine de la brutalité aveugle et de la haine, était de sentir peser sur eux, même s’ils leur tournaient le dos, les regards méprisants des Parisiens. Quand ils croisaient une belle Parisienne rue de Rivoli, Anton et Frantz baissaient les yeux plutôt que de devoir affronter le dédain visible que les femmes avaient pour les uniformes "feldgrau". Anton s'était dit qu'il aurait été bien d'avoir un signe distinctif sur la vareuse ou sur le bras, pour indiquer qu'il servait sous la contrainte, mais l'état-major Allemand ne partageait pas sa vision des choses. On lui avait dit "Wenn Sie Elsässer sind, dann sind Sie Deutscher", si vous êtes Alsacien, alors vous êtes Allemand. Alors depuis le moment où ils avaient revêtu l'uniforme vert sombre, et portaient à la ceinture une boucle assurant que "Dieu était avec eux", Anton et Frantz comptaient les jours et se réjouissaient à chaque mauvaise nouvelle que le grand quartier général tentait de cacher. " Allez, encore quelques mois et on sera chez nous" avait dit Frantz, "Gott sei dànk", dieu soit loué, avait répondu Anton...


 



LE RÉPROUVÉ

On le connaissait bien à "L'Univers", ce petit restaurant de quartier du côté d'Alésia, ou plutôt on s'en souvenait puisqu'à l'époque il venait souvent y dîner, accompagné ou non, bien mis sur lui, affable, parlant haut, parlant bien, amusant parfois la salle du restaurant avec telle ou telle pique contre les gouvernants, contre les grandes écoles, contre le système. Mais on ne savait pas en fait trop de chose sur lui. Il avait disparu pendant une longue période et tout le monde s'était interrogé. Puis, après avoir passé quelques soirées à une table de la terrasse couverte, commandant exactement le même menu, il n'était plus venu. On le croisait parfois rue Adolphe Focillon, ou rue Marguerin, moins bien mis sur lui, le regard incertain comme sa démarche, un pan de chemise souvent flottant au vent, qu'il fut d'hiver, froid et piquant, ou bien d'été, tendre et tiède. Les gens commençaient à se retourner lorsqu'ils le croisaient, et à l'éviter lorsque son regard essayait de capter leur attention. Une sorte d'appel à l'aide pouvait se lire dans les yeux gris de l'homme mais personne n'y répondait parce que personne n'avait la curiosité qu'il aurait fallu avoir. Un homme s'était hasardé à lui demander s’il avait besoin d'aide...il avait répondu "de l'aide ? pourquoi de l'aide ? J'ai l'air de quelqu'un qui a besoin d'aide ?" Alors l'autre n'avait pas insisté et avait passé son chemin puis avait raconté son histoire à tous, aux commerçants du marché de la villa d'Orléans, au boulanger du coin de la rue Montbrun, et même au bougnat de la rue Couche, qui vendait du bois et du charbon, comme tout bon bougnat. "Il n'a pas l'air dangereux, mais on ne sait jamais, évitez-le » avait dit la pharmacienne. Rue Bézout, l'homme avait agressé une bonne sœur, pas violemment, mais la brave épouse du Seigneur avait foncé déposer une main courante au commissariat de la rue Rémy Dumoncel. " Et votre jésus ? il fait quoi pour moi ? Allez tous vous faire foutre…" Tu m'étonnes que la sœur ait eu la trouille…Sur l'avenue du général Leclerc, on le voyait maintenant souvent, parlant tout seul, le visage mangé par une barbe de six, sept ou dix jours. Ce qui frappait était cette tristesse qui se dégageait de lui, comme si d'un seul coup, il se mettait à diffuser une sorte de vibration qui tirait vers le bas ceux qui étaient proche. Le boucher de la rue Sarrette pensait qu'il était alcoolique, le marchand de couleur de la rue Alphonse Daudet, le père Belvault se demandait si l'homme n'était pas tout simplement sénile, quant au docteur Streicher, le sévère toubib de famille, son avis avait été catégorique : "il est fou" avait-il dit. Le temps avait passé et l'homme avait rétréci le trajet qu'il effectuait comme un rituel. Il semblait prisonnier de lui-même, ses gestes n'étaient que de vagues tentatives pour se relier au monde. L’homme était à la dérive, c'était sûr. Ce qui était sûr aussi est qu'il s'était perdu sur un océan d'égoïsme puisque personne en fait n'en avait rien à foutre. " Il terminera entre deux flics, il fait peur aux enfants du quartier". Ce que personne ne savait, c'est qu'il y avait, le jour de son arrestation, exactement un an que son épouse avait sauté devant une rame du train de Sceaux, qui traversait à pleine vitesse la gare de la Cité Universitaire....


 


GRANDS ESPACES

Le besoin s'était installé il y avait longtemps, et probablement depuis la première fois qu'il avait mis les pieds à Anvers. C'était le bout du monde. Il avait d'abord été à Bruges, et comme cela ne lui suffisait pas et qu'il avait besoin de traverser des paysages plats, il avait continué sur Anvers. Quelques heures après avoir mangé dans un restaurant Indonésien sur Plantin-en-Moretusleï, il était parti vers le port. La vision des bateaux le transforma en deux heures à peine. Il savait déjà qu'il partirait. Il se souvenait d'une chanson qui parlait du port d'Amsterdam, mais pour lui, c'était dans le port d'Anvers que devait s'accomplir son destin. Sa drogue ne serait ni une vague poudre, ni un morceau d'opium qu'on fume dans une pipe, ni même une herbe odorante qu'on mâche dans la corne de l'Afrique. Sa drogue serait faite de couchers de soleil, de vent du Nord, de goélands et d'horizons qui reculent au fur et à mesure qu'avance le bateau. Son voyage l'avait amené sur le bord du dock Léopold. Plus loin, il y avait l'eau, l'eau, et encore l'eau. Il y avait surtout l'aventure, l'Afrique, l'Océanie, L'Amérique du Sud, le Pacifique, tout ce à quoi il avait rêvé depuis si longtemps et vers quoi il n'avait jamais encore osé aller. Il avait suffi d'une simple photo : un bateau en train de décharger à Lagos, une photo en noir et blanc, une photo pourtant pas toute jeune, une photo qui semblait dire : " c'est pour toi, vas-y, allez, lance-toi, c'est maintenant, c'est l'occasion, rien ne peut ni ne doit t'empêcher"...alors il avait foncé. Il était remonté dans sa vieille Renault Dauphine qui avait déjà fait deux fois l'équivalent du tour du monde, l'avait déposé dans un coin pas trop visible de Stabroek avec l'intention claire de l'y laisser, et s'était donné le reste de la journée pour trouver un armateur en manque de personnel. Pour lui Anvers, ce n'était plus tellement la Belgique. Déjà les gens n'étaient pas pareils qu'à Bruxelles. Il n'aurait pas pu expliquer pourquoi mais savait que cela allait bien au-delà d'une simple question de langue. Ce qu'il savait par contre avec conviction et certitude était qu'il se trouvait au bon moment, au bon endroit et que le reste de sa vie se jouait à ce moment. Sur le "Med Baltic », un cargo polyvalent appartenant à un armement hollandais, il avait pu trouver un peu de sérénité. Les questions qui le taraudaient semblaient avoir trouvé leurs réponses puisque ses nuits étaient sereines et qu'à chaque fois qu'un pilote montait à bord pour le remplacer le temps d'une entrée dans un port, il ressentait encore et toujours cette certitude d'avoir fait le bon choix. Même si cela pouvait sembler étrange, il n'était pas tellement à l'aise dans un port. Cette immobilité forcée lui était pesante mais c'était le prix à payer pour pouvoir ensuite naviguer entre Anvers et Valparaiso, Tsingtao et Rotterdam, Port Hedland et Dubaï. Quand, le soir, s'allumaient les étoiles, il confiait au second capitaine ou au lieutenant chef-de-quart, le soin de veiller sur " son navire" le temps d'une pipe, la tête autre part. Une seule question n'avait pas encore trouvé de réponse : il se demandait simplement pourquoi il avait tant besoin de ces grands espaces pour se sentir vivre.


 


FRELSI (La Liberté)

Siggeir Jónsson vivait prisonnier dans un monde qu'il n'aimait pas nécessairement. Il n'avait jamais vécu en Islande et pourtant c'est là où il aurait dû être depuis toujours. Il avait fallu un si long parcours pour arriver finalement un jour d'hiver sur cette terre d'Islande dont il ne savait absolument rien. Siggeir ne s'était jamais posé la question de savoir s’il devrait un jour découvrir son île ou s’il devait plutôt continuer à parcourir les airs au-dessus des océans sans se préoccuper du reste du monde. Il n'avait même jamais eu la curiosité de pousser plus loin son approche de la langue dont il connaissait quelques mots essentiels comme bonjour, bonsoir, je voyage seul, je m'appelle... Bien sûr, il connaissait un peu quand même l'histoire de l'île au milieu de l'Atlantique, il savait qu'il y avait des volcans, de gentils chevaux bien fiers, des troupeaux de moutons qui traversaient la lande. Il savait aussi que souvent le vent était si fort qu'il aurait renversé un homme. Par contre, Siggeir savait presque tout sur les bateaux ! Pendant qu'il allait à travers le monde pour gagner sa vie, il avait toujours près de lui une littérature technique et quelques romans en rapport avec les océans et les navires qui les traversaient. Il savait faire la différence entre les différents types de navires, connaissait tout des moteurs, aurait probablement été capable de changer des pièces vitales sur le moteur d'un bateau de pêche, mais l'occasion ne s'était jamais présentée de devoir faire un choix car ne comptait que le quotidien alimentaire et l'amour des distances qu'il maintenait intentionnellement entre l'endroit où il vivait, et les différents bouts-du-monde. Il n'avait jamais compris pourquoi il n'était pas né sur un navire, pourquoi il n'avait pas grandi entre un patron-pêcheur et une mère aimante. Bien plus que le bruit des moteurs d'aviation, il aimait surtout le ronronnement des diesels de marine et l'odeur de gas-oil qui flottait sur les chalutiers. Olafur Arnarsson, un ami d'enfance, philatéliste chevronné, lui avait montré un timbre représentant un bateau échoué sur une côte Islandaise. Un homme d'équipage était en cours de sauvetage grâce à un système de va-et-vient. Olafur avait dit "nous sommes un peuple de marin, heureusement que nous savons prévoir et nous entraider" Siggeir n'avait pas tout de suite fait la relation entre le timbre et les conditions d'une mer qui pouvait être capricieuse souvent et colérique parfois. "Curieux ce timbre" avait dit Siggeir "l'homme va trouver refuge sur la terre Islandaise, juste comme moi". Pour Siggeir Jónsson, une nouvelle vie commencerait le lundi à venir. Avec l'argent d'un héritage, il avait acheté un bar à Reykjavik sur Lindargata. Dans le hall de l'aéroport Leifur Eriksson de Keflavik, une grande banderole suspendue souhaitait " Vilkomin" aux voyageurs. Alors Siggeir se dit : " c'est bien, j'ai retrouvé la liberté.


 


LA MERE FRÉDÉ

"Edgar-Quinet ? Je connais tout le monde"... A l'ombre de son parasol "Paris-Presse" et sous les auspices de Saint-Raphaël, apéritif au Quinquina, qui payait la RATP pour pouvoir s'afficher sur la place publique, la Mère Frédé faisait la conversation à son gentil chien "Joker". Je ne me souviens plus si son vrai prénom était Frédérique ou Frédégonde. Ce dont je me souviens c'est qu'elle avait travaillé au "Sphinx" dans le temps, à quelques mètres de l'endroit où elle avait disposé ses journaux. C'est elle qui me l'avait dit. "En tout bien tout honneur" avait-elle ajouté, alors je n'avais pas insisté tant par pudeur de ma part que pour ne pas la blesser. Elle habitait passage d'Enfer, pas loin de la rue Campagne-Première et avait connu plein de peintres, des Russes, un Japonais, des modèles qui posaient, et même des gigolos qui allaient faire leurs fins de mois en proposant avec élégance et persuasion leurs services à des rombières argentées à la terrasse de la Coupole, sur le boulevard Montparnasse. Elle était la mémoire du Quartier. Joker, son gentil chien avait, lui, la mémoire des odeurs et des voix. Il savait faire la différence entre un humain qui n'aimait pas les animaux et un autre qui adorait les bêtes. On aurait dit que Frédé connaissait tous les dictons qui n'étaient plus usités, tous les proverbes dont seul se souvenaient encore ceux qui avaient son âge. Frédé avait appris à lire toute seule, sur le tard, alors, le soleil lui chauffant le dos, elle rattrapait le temps perdu en se plongeant dans les crimes passionnels de "Détective" ou les aventures de cœur de la princesse Grâce de Monaco. Je ne l'avais jamais entendu se plaindre. "Veuve de guerre...mon Henri s'est fait tuer pendant l'exode, à Château-du-Loir, alors il a bien fallu que je me débrouille". Je n'avais rien demandé de plus. "Les gens sont moins coincés maintenant" disait-elle souvent en voyant des hommes et des femmes passer en se tenant la main. Alors qu'un tout jeune couple s'était arrêté à trois mètres de son parasol pour échanger un baiser passionné, elle avait dit :" Un baiser ne fait pas d'enfants, c'est un proverbe Islandais » …Cela m'avait laissé rêveur quant à tout ce que je ne connaissais pas sur la Mère Frédé... La mère Frédé aimait bien les paupiettes de veau. En échange d'un exemplaire du" Monde" que je passais prendre le soir en revenant du travail, je l'invitais chez "Zeyer" une fois par mois. Joker, qui n'avait pas le droit de rentrer, était confié aux bons soins de l'écailler à qui la mère Frédé glissait un petit billet. C’était une impénitente bavarde qui connaissait tout le monde entre la rue Froidevaux et la rue Stanislas. Elle m'avait dit un jour : " regardez le couple sur le banc, c'est des philosophes, ils habitent tout près ; c'est Jean-Paul et Simone qu'ils s’appellent » : alors j'avais regardé dans la direction vers laquelle pointait l'index de la mère Frédé et j'avais effectivement vu Sartre et sa compagne. Les doigts de la mère Frédé étaient souvent noirs à cause de l'encre des journaux qu'il fallait compter au moment de la livraison " Vous comprenez, si je ne compte pas, ils sont capables de me carotter quatre ou cinq exemplaires et d'aller les vendre pour leur propre compte ! les gens sont si malhonnêtes."...


 



SA CAMPAGNE

Entre la grande ville et son tout petit morceau de campagne, il y avait les bidonvilles de Nanterre. En face de" lui" se trouvaient de grands réservoirs en métal qui brillaient parfois au soleil et dont personne ne savait quel était le contenu. Personne n’aurait d’ailleurs ni demandé ni souhaité savoir. Tout le monde redoutait que le petit univers fait de planches, de bâches et de caisses, ne soit réduit à néant après une problématique manifestation des habitants. Derrière lui se trouvaient le Guadalquivir, l’Ebre, le Mira, le Mondego, les montagnes du Djurdjura. Quand il avait envie de se rapprocher de l’eau, comme tout homme peut en avoir envie, il enfilait de grandes bottes en caoutchouc et sautait par-dessus les détritus. Il avait réussi à protéger «sa campagne" avec un soin méticuleux qui allait bien avec sa volonté de survie. En arrivant à la Seine, il avait trouvé l’eau sale, comme étaient sales les rues de ce faubourg de Paris. On lui avait vendu le monde, la France, le confort, une vie meilleure. Il avait eu au début l’impression d’avoir été floué, puis la certitude d’avoir fait une erreur de choix. Son avenir s’appelait Société Industrielle de Mécanique et de Construction Automobile. On y fabriquait des « Arondes ». Le contremaître lui avait expliqué qu’en Français ancien, un « Aronde » c’était une hirondelle, un oiseau. Alors, il avait regardé, pensif, le logo de la marque qui montrait effectivement un oiseau en train de voler. Il aurait accepté les travaux les plus durs en échange d’un « meilleur vivre » comme il disait souvent. Egoutier, éboueur, manutentionnaire sur un chantier en plein air, n’importe quoi pour se dégager de son futur proche : retrouver le bout de campagne chauffé par un brasero qu’on alimentait avec du bois de récupération. Il aurait donné n’importe quoi pour repasser les Pyrénées, rentrer vers le sud en volant un peu de soleil en passant par Marseille. Il aurait aimé pouvoir retrouver le goût de l’Aghroum boutgouri, le pain farci à la viande des Berbères, le plato combinado des Ibères ou le pasteise de bacalhau cher aux Portugais. Il ne semblait pas y avoir un dieu quelconque pour veiller sur les habitants de ce bout du monde aux portes de la civilisation. Dieu n’avait certainement pas envie de s’en mettre plein les pieds. Quand il avait trop envie de liberté, il regardait les aigrettes des pissenlits qui s’envolaient. Il aurait bien aimé faire pareil. Il s’interrogeait sur son futur, sur sa fin de vie, sur la transformation du monde. Il sentait confusément que quelque chose était en train de prendre place, quelque chose qui le dépassait, quelque chose de bien plus grand que les Kabyles, les Portugais, les Espagnols, et tous ceux qui formaient cette étrange communauté qui vivait dans la boue près de « Sa Campagne ». S’il avait regardé le ciel au bon moment, il aurait pu voir le soleil de juillet qui allait finalement assécher le bourbier du bidonville en fin de vie. Mais il n’avait pas le temps, il y avait la chaîne à l’usine et le dimanche était réservé au sommeil et aux souvenirs qu’il fallait bien entretenir aussi pour ne pas oublier ni qui on était, ni d’où on venait. Savoir vers où on allait c’était une autre paire de manches…on préférait ne pas trop y penser, cela faisait tourner le sang et venir les larmes

 

LE REFUGE

C’était Dédé d’Anvers qui nous avait filé le tuyau. Il avait dit : « si un jour vous êtes tricards sur Paname, venez chez moi, j’ai des hôtels passage de Clichy. Vous serez au chaud, mais faudra pas faire les cons… » Bien évidemment, on était tombés tricards après une histoire de pain de fesse. On avait écopé d’une interdiction de département de huit mois. Huit mois sans pouvoir mettre les pieds à Paname, ce n’était pas possible, alors on avait appelé Dédé. Il avait tenu parole. Quatre taules il avait… ! Bon, ce n’était pas le grand luxe, mais on s’en foutait. Le plus chiant, c’était que les murs n’étaient pas très épais, alors quand une frangine bossait, ça s’entendait. Dédé n'avait pas fait dans la difficulté pour trouver les noms : Hôtel de Dieppe, Hôtel des Abbesses, Hôtel du Panier, et Le Saint Eloy. Depuis les six juillets, on habitait au Saint-Eloy. On avait découvert l’univers un peu étriqué du petit hôtel du passage de Clichy. La moitié des seize piaules abritaient du voyageur de commerce, du touriste en mal de fonds, de l’ouvrier qui bossait à Clichy. Dans la petite salle à manger, cinq tables accueillaient le matin les locataires résidents pour un café et des tartines. C’était simple et efficace, en quinze minutes le petit déjeuner était expédié et tout le monde partait vers son horizon quotidien. L’autre moitié des piaules étaient en location à la journée, à la nuit, à la demi-journée, à la demi-nuit. Les hôtels de Dédé n’abritaient pas du voyou de luxe. C’était plutôt de la demi-portion de voyou, des malfrats en manque de veine, des types qui avaient besoin d’un peu de discrétion, d’un peu de repos, d’un peu de calme, pour se refaire. Aux Abbesses, vivait à l’année un drôle de type, mi- voyou, mi- bourgeois, un mec qui avait dérapé et qui était persuadé qu’il n’était pas né dans le bon monde. Il aimait bien les tapins mais ne leur demandait rien, il s’entendait bien avec les voyous mais ne tapait jamais le carton avec eux, il admirait Dédé d’Anvers mais avait refusé de travailler pour lui comme gestionnaire des deux hôtels les plus grands du passage de Clichy. Il était venu se planquer après une affaire qui avait foiré aux Amériques, un truc pas clair à Chicago sur base d’alcool fait maison, de salles de jeux et de coco… L’avantage du passage était d’être en dehors du circuit des rondes de police. Les flics se concentraient plutôt sur la place Blanche et la place Pigalle. Ils en profitaient pour se rincer l’œil et même les deux à la Nouvelle Eve, aller boire gratis au Petit Noailles, et consommer dans une arrière salle à effeuilleuse de la rue Fromentin. Dédé avait fait l’impasse sur la thune « Vous me rembourserez quand vous serez en fonds » avait-il dit le jour où on était arrivé de Marseille par le train de nuit. On voyageait discret pour limiter les risques de tomber dans le train sur un poulet qui ferait du zèle. Finalement, on s’était mis à aimer ce petit coin de Paris. Quand on sortait le matin tôt avec la perruque et les lunettes noires, on se sentait revivre. T’étais à Clichy, au cœur de la vie. A ta droite tu allais chez les bourgeois du dix-septième et plus si affinités, à ta gauche tu partais vers la place Blanche, Pigalle, Anvers, et si le cœur t’en disait, tu n’étais qu’à quinze minutes de la butte. Le onze novembre, alors que tout le monde était en train de pleurer sur les morts de la grande guerre, et que la moitié des filles étaient encore dans les rues à la recherche de clients, la mondaine avait débarqué au Saint-Eloy pour un contrôle d’identité. J’avais mis de côté mon accent parigot, mes manières de frappe, et sorti de mon larfeuille mon magnifique faux-passeport British. Un sous-fifre avait alors interpellé son taulier "Patron, regardez, c’est un Anglais, on le coffre aussi pour l’interroger ? » et le "patron » en question s’était retourné en disant « vous êtes naturellement con ? On ne va pas coffrer un Anglais un onze novembres, non ? Ce ne serait pas très diplomatique… » Alors j’avais soufflé, remercié Saint Urbain, le patron des ivrognes en me disant qu’il était finalement temps de changer de taule.

 


LIANES

Odette parlait Français, Zita également, mais avec un accent anglais qui sous-entendait une éducation aisée, stricte peut-être, et, nécessairement aussi, contraignante, puisque Zita avait hâte de se départir de tout ce qui avait empoisonné son adolescence. Elle avait la chance d’avoir un père élevé dans le meilleur milieu, conseiller spécial du roi Georges V Windsor. Si l’on avait su à la cour comment vivait Zita, son Arthur Charles Cunningham de père aurait probablement souffert sous le regard des bien- pensants et des pisse-froids qui vivaient dans l’entourage du monarque. Odette aimait le sable fin de la plage de Juan-les-pins, sur le boulevard du littoral. Elle avait longuement réfléchi à ce qu’elle dirait à Zita, ce qu’elle lui proposerait, comme elle avait aussi réfléchi aux réponses possibles qui suivraient cette proposition. Pour le moment, Odette savourait l’instant. Il n’était question entre elles que d’une amitié vieille déjà de dix-huit ans, qui avait commencé le jour ou Zita et son père, accompagnés d’un majordome et d’une gouvernante, s’étaient installés pour les vacances d’été dans la grande propriété du cap d’Antibes, sur le Chemin des Ondes, avec vue sur le fort Carré. Odette avait compté les jours avant de pouvoir accueillir Zita qui descendait du Calais-Méditerranée Express, un train tout en bleu et or qu’elle avait pris dans le nord de la France, en sortant du bateau en provenance de Douvres. Les deux femmes rêvaient en bleu, passaient les soirées au casino en s’émerveillant de pouvoir enfin être de nouveau ensembles. Le temps des questionnements n’était pas encore venu, mais celui du « faire semblant » arrivait bientôt à sa fin. Odette n’était pas à l’aise avec le concept d’une proximité permanente qui se mettrait peut-être en place entre elle et cette Britannique pour laquelle, elle venait de le comprendre, elle ressentait une attraction plus forte encore que ne l’était la simple attirance d’une adolescente pour une autre. Le jour, c’était le sable et le soleil, les voisins de plage, en fin de journée c’était la tournée des boutiques et des bars, dans les pas de Franck Jay Gould, ce millionnaire du ferroviaire, ami de la famille Cunningham et de celle d’Odette. On était entre gens bien. Odette avait tout de suite aimé le mot « liane » dont lui avait parlé, pour décrire son genre de passion, un ami proche, un des seuls à comprendre l’étrangeté de cette transe qui habitait la jeune femme. Au mot « lesbienne » qui lui paraissait sortir directement du Larousse et lui semblait violent autant qu'insultant, elle avait tout de suite préféré l’image de deux plantes nécessairement exotiques qui se mélangeaient, croissaient ensemble et au même rythme, pour ne faire finalement plus qu’une seule. Deviendraient-elles comme deux lianes, l'une s'enroulant sur l'autre, incapable de vivre en solitaire par la suite ? Elle avait fait sourire quand elle s’était étendue sur la signification de ce mot après des libations lors d’une soirée au bar du casino. On lui avait dit que le terme était usité, une façon de dire que c’était un vieux truc. Elle avait alors évoqué le mot concupiscence, un machin « chrétien » avait-elle dit, et insisté sur le fait que l’évocation même de ses quatre syllabes lui faisait prendre le chemin du septième ciel à chaque fois. Dans trois jours, Zita repartirait pour l’Angleterre, ou pas. Tout était encore possible, alors que les deux femmes marchaient, bras contre bras, cœur contre cœur, n’osant ni dire ni faire, mais n’attendant que cela. Les souvenir d’étés précédents confortaient Odette dans sa certitude, les sentiments étaient profonds, l’absence douloureuse. Odette savait qu’un véritable amour ne se construit pas sans une certaine souffrance, et elle était prête à l’accepter. A la gauche des deux femmes, il y avait cette mer d’huile dans la touffeur de la fin de journée. Derrière, le cap d’Antibes étirait son chemin côtier depuis lequel on pouvait voir les îles de Lérins. Odette se voyait bien vivre ici, ayant finalement réussi à faire prisonnière Zita Cunningham, pour toujours. Les heures passaient, se transformant de plus en plus en minutes alors Odette demanda soudain : « voudrais tu être ma liane ? »….



 

MURIEL (Inspiré par ma meilleure moitié)

Le réfugié, le malade, le pauvre, le laissé pour compte, tous m’avaient raconté la même histoire, même Aman l’Erythréen, l’homme de la rue, celui qui dormait entre deux grands cartons tout près du cinéma Gaumont “C’est une sœur du monde, tout ce que je sais est qu’elle s’appelle Muriel Son mari se moque d’elle en disant qu’il a épousé Saint-Vincent de Paul, mais Muriel continue son petit bonhomme de chemin semant du bon derrière elle. Parole de Sans Domicile, parole d’Erythréen », avait-il ajouté pour donner plus de véracité à ses propos. Aman avait alors posé son vélo auquel était attaché une carriole sur laquelle étaient empilées ses maigres possessions, et avait continué son récit. Il avait raconté cette histoire édifiante d’une famille en attente d’expulsion faute de trouver un garant financier. Encore quelques jours, quelques heures et la rue attendait une mère et ses deux enfants. Il y avait également un sans domicile dormant dans sa voiture que Muriel avait recueilli pour lui éviter la souffrance de la solitude et du froid. Il y avait ces regards qui voulaient dire « je sais que vous souffrez, je ne peux pas faire plus pour vous, mais je vous donne un petit bout de mon cœur, un petit, parce que je dois en garder aussi pour les autres ». Muriel avait croisé Aman et deux autres réfugiés dans un supermarché, la main au-dessus d’un paquet de yahourt, l’hésitation du pauvre dans le regard, alors bien sûr, son cœur n’avait fait qu’un bond et son sang qu’un tour puisqu’elle avait donné aux Erythréens de quoi se nourrir pour le reste de la journée. Muriel avait croisé le chemin de tant de cœurs en détresse, qu’au moment de citer tous les sauvetages, il n’était pas possible de tout coucher sur papier par peur d’oublier ici un sans-abri, là une femme en détresse, là encore un homme perdu à qui tout le monde avait refusé un regard. Elle condamnait la détresse, disait que c’était injuste, plaignait la femme opprimée, vouait aux enfers ceux des hommes qui battaient leur compagne. Saint-Martin avait donné la moitié de son manteau et on en avait fait un héros de la chasse à la pauvreté et à l’injustice, Muriel avait donné la totalité de ce qu’elle pouvait à tout le monde, en disant simplement « c’est mon bonheur, si je pouvais, je les prendrais tous avec moi » et alors, on pouvait voir que ses pieds ne touchaient déjà plus terre, tellement elle était légère. A L’Ukrainien en mal de Kiev, Muriel donnait quelques euros et des tickets restaurants, au Roumain qui pensait à Bucarest, elle achetait un paquet de cigarette de contrebande, en fin de journée, elle réalisait à quel point elle avait absorbé le mal en essayant de faire le bien. Muriel aurait pris chez elle les enfants en souffrance, les battus, ceux à qui on mentait, ceux qui seraient rapidement perdus pour toujours faute de sauvetage. Il y avait dans cette femme autant de Secours Catholique que de Croix-Rouge avec un petit peu d’Emmaüs et de Secours Populaire. Muriel se savait vouée à l’amour puisque l’amour lui faisait du bien. Elle aurait voulu venir à l’aide de milliers d’Aman, de centaines d’Igor, de Dragos ou de Boubacar, mais il y en avait simplement trop et son cœur n’était pas assez grand pour tous. Elle se demandait si les gens se moquaient d’elle et n’avait toujours pas eu de réponse. Dans le visage d’Aman, dans le sourire qui s’était formé sur son visage émacié, Muriel avait eu un jour sa réponse. Elle savait que sa vie ne pouvait pas être comme n’importe quelle vie, qu’elle avait des choses à accomplir, que ces choses s’accompliraient dans un ordre donné pour qu’à la fin, elle puisse avoir toutes les réponses aux questions qu’elle avait en elle depuis son premier jour. Elle avait essayé de faire une liste sur un papier pour ne pas oublier…mais le papier n’était pas assez grand et le crayon n’était pas assez pointu pour pouvoir écrire les détails, et puis on lui avait dit que ce qui était le plus important c’était de compter le nombre des sourires, et pas tellement de savoir ce qui faisait que les gens souriaient tous quand Muriel passait dans les endroits où régnait la pauvreté, le malheur, la galère, l’injustice ou la méchanceté.


 


NIGHT-FERRY

Il avait envoyé chier tout le monde ! Selon eux, il aurait fallu qu’il prenne un avion pour se rendre en Angleterre. “ C’est l’époque qui veut cela, en une heure tu es arrivé” mais il avait refusé, prétextant de son amour pour le train et pour le bateau. Il avait préféré se rendre à la gare du Nord, se caler gentiment une heure en avance dans une voiture-lit type « F » spécialement fabriquée par les Ateliers du Nord de la France pour s’adapter au service de bateau qui reliait Londres et sa Tamise à Paris et sa Seine. Il aimait bien s’endormir en traversant la banlieue Parisienne et se laisser bercer jusqu’à Dunkerque. Là, il se réveillait en faisant un effort pour ne pas céder à la tentation de regarder par la fenêtre en soulevant le store qui protégeait son intimité. Dès qu’il savait que la voiture-lit était sur le pont du navire, dès qu’il entendant les jurons en Anglais, il se sentait déjà bien loin de Paris ; « For fuck’sake, goddammit, what a piece of junk this chain is », alors bien au chaud sous ses draps et la couverture rouge à parements noirs remontée jusqu’au menton, il se préparait à la traversée en savourant chaque seconde de chaque minute. Il aimait cette sensation d’être suspendu entre trois mondes puisqu’il y avait cette France qu’il quittait, cette Angleterre qui l’attendait pour un rendez-vous d’une importance capitale, et le monde du SS Hampton Ferry, du SS Twickenham Ferry ou du SS Shepperton Ferry, les trois navires avec leurs capitaines moustachus qui se prenaient pour le commandant Smith du Titanic mais n’avaient jamais navigué à toute vapeur sur les eaux du Pacific ou celle de l’Atlantique Nord. Quand le night-ferry déhalait doucement pour ne pas réveiller les passagers qui dormaient, il s’était souvent dit que c’était aussi bien que la dernière fois, lors de son dernier trajet. Il aimait ce rituel, il n’acceptait la séparation que parce qu’elle s’effectuait doucement, laissant ainsi aux sentiment le temps nécessaire pour passer du mode « maintenant » au mode « souvenirs ». Alors que le bateau se balançait parfois de façon inattendue tant il est vrai que le « Channel » pouvait prendre en traître le navire pendant sa traversée, il aimait écouter le grincement des chaînes et se dire que rien ne pouvait arriver. Il n’avait qu’une seule fois envisagé le pire en se voyant en pyjama et gilet de sauvetage obligé de plonger dans l’eau noire lors d’un improbable naufrage à mi-chemin entre la Tour Eiffel et Big Ben. Souvent, il décidait de rester éveillé entre Dunkerque et Douvres, alors que, dans le wagon-lit qu’on avait mis sur cales pour alléger la pression sur les ressorts de ses essieux, les autres grands voyageurs étaient profondément endormis. Il retrouvait le sommeil une fois le navire arrimé à la côte Anglaise, tandis que le conducteur préparait déjà le petit déjeuner. Pour une fois, le café et les croissants cédaient la place au thé et aux muffins et la confiture de fraise était remplacée par de l’orange amère. Il s’était toujours fait l’avocat de transitions lentes, ne voulait pas être projeté dans un monde qui n’était pas le sien, sans avoir eu la possibilité ou l’occasion de s’y adapter lentement, surtout lentement, tant il avait besoin de sentir son esprit s’adapter tout doucement aux nouvelles conditions de vie, à la nouvelle cuisine, à la nouvelle lumière qui était celle de Londres et ne ressemblait en aucune façon à celle de Paris, comme pour rappeler les différences culturelles irréconciliables qui existaient entre la patrie de Voltaire et le « home, sweet home », de Robin Hood et de Winston Churchill. Si lors d’un décollage de Paris-Orly vers l’inconnu, il avait les deux yeux qui devenaient soudainement humide, quand le Ferry-boat quittait doucement le quai de Dunkerque, c’était à peine si le battement de son cœur s’accélérait. Il savait depuis longtemps qu’il devrait un jour essayer de comprendre pourquoi il avait besoin de ralentir le temps.


 



LA MAISON DU BOURREAU

Quand Louis-Anatole Deibler venait dans le quartier, ce n'était jamais pour aller visiter les catacombes, faire un tour au parc Montsouris, aller boire des petits blancs au-delà de la grille qui fermait, la nuit, la porte d'Orléans, ou pour s'attabler avec Lénine à l'auberge du puits Rouge, en face de l'église Saint-Pierre de Montrouge. Il débarquait avec ses aides, chargés de tout préparer comme il fallait, là où il fallait, c’est à dire à un jet de pierre. Entre l’hôtel où résidait le bourreau et la place Saint Jacques, il y avait deux cent quatre-vingt mètres. Sur le court trajet entre l’hôtel Mathon et l’endroit ou un condamné allait perdre la vie, le bourreau avait un peu de temps pour se poser des questions. La machine était-elle bien montée ? La lame bien affûtée, le panier en osier pour le corps était-il propre ? La bassine en zinc pour la tête au bon endroit ? Il se posait toujours les mêmes questions. Ce n’était qu’après qu’il se disait que finalement il aurait aimé avoir une vie différente. Tout était sinistre, même cet Hôtel Mathon au 2 Rue de la Tombe Issoire, pas très loin de la limite de la ville, dans ce coin de Paris qu’on appelait le Petit-Montrouge pour le différencier du Grand Montrouge qui se trouvait hors des murs, après les barrières des fortifications. Louis-Anatole était condamné au raccourcissement, il était le forçat des bois de justice, responsable de la bonne descente d’une lame de quarante kilos qui aurait finalement le dernier mot, même si l’erreur judiciaire était suspectée, même si le condamné n’avait pas dit toute la vérité et que les parisiens auraient aimé en savoir plus. Quand Louis-Anatole Deibler venait à l’Hôtel Mathon, toute la maisonnée se raidissait et Marie-Dominique, la petite servant Bretonne se mettait à trembler de tous ses membres si par malheur elle était désignée pour servir à l’exécuteur son repas du soir. Comme rien ne pouvait rester secret bien longtemps et que le boulanger le plus proche n’avait pas sa langue dans sa poche, le bas de la rue de la Tombe-Issoire bruissait de rumeurs et chacun guettait la silhouette fine du coupe-tête, l’homme qui était lui-même condamné à ne vivre que comme bourreau, obligé de se marier avec une femme issue du même milieu. Sale vie, tristesse garantie, mais c’était peut-être ce qu’il devait vivre sur cette terre avant de partir pour un voyage sans retour. A la “Maison du Bourreau” on préférait ne plus compter le nombre de ses séjours, par peur d’éloigner une clientèle de passage. Madame Mathon pourtant aimait bien cet homme au look soigné, redingote impeccable de couleur sombre, la barbe finement taillée à l’allure de dandy. Elle le voyait parfois noter dans ses “carnets d’exécution” tel ou tel détail d’importance avant de s’asseoir pour boire un porto offert par la maison. En voyant Louis-Anatole revenir du lieu d’exécution vers l’Hôtel Mathon, personne ne se serait douté qu’un corps venait d’être brutalement séparé de sa tête. En tant que professionnel, il ne lui était pas possible de laisser transparaître d’éventuels sentiments de pitié, de dégoût, ou de satisfaction d’avoir tué un “méchant” pour le plus grand plaisir de la foule. Peut-être était-ce aussi pour cela que chaque fois qu’il se rendait à l’hôtel Mathon la veille d’une exécution, il n’avait qu’une seule hâte, celle de rentrer chez lui et d’oublier jusqu’à la prochaine fois de quelle façon il servait la république. A la Maison du Bourreau, le bien triste hôtel Mathon, à chaque fois que Marie-Dominique changeait les draps de Louis-Anatole, elle imaginait le bruit du couperet tranchant un col, elle voyait la fin du massacre, elle voyait devant ses yeux les aides nettoyants et rangeant le matériel, chargeant le tout dans la charrette du bourreau. C’est seulement au moment où elle s’imaginait entendre le bruit des fers sur les pavés qu’elle poussait un grand soupir en disant : « si seulement il pouvait ne plus jamais revenir… »


 


LE GÂCHIS

Des moufles aux mains, sur la tête un masque à gaz, il s’était regardé dans un petit miroir de poche et s’était dit qu’un chien aurait été mieux traité. Depuis le café du matin, il attendait, l’arme au pied, qu’un coup de sifflet impératif lui dise de monter à l’échelle et de se jeter à corps perdu dans l’assaut. « A corps perdu » disaient-ils, ce qui sous-entendait que tout le monde connaissait l’issue funeste de chaque offensive, de chaque bataille, de chaque tentative de reprendre à l’ennemi les quelques mètres de terrain qu’il nous avait pris hier. Entre le réveil et le premier pas vers la mitraille, il y avait le temps pour penser à Paname. Plusieurs fois, il avait rêvé qu’il retournait aux Grands Magasins Dufayel, à Clignancourt et retrouvait, la guerre finie, sa place de chef de rayon. Il n’y avait aucune tristesse dans son quotidien mais plutôt une suite de questions comme : pourquoi, pour qui, quand, comment, où… Il avait moins peur depuis qu’il avait écrit chez lui en demandant à Georgette de ne pas l’attendre, en lui disant qu’il ne l’épouserait finalement pas, que tout cela n’était pas raisonnable. Il ne voulait surtout pas lui imposer un possible statut de « gueule cassée » qui éloignerait les amis, épouvanterait la famille, et ferait peut-être honte à Georgette. Le patriotisme avait ses limites et il pensait qu’il était peut-être plus sage de mourir pour la France que d’être estropié pour la république. Pierre-Marie Legrand était parti depuis trois ans, fauché par des balles Allemandes, Adolphe Perrin avait été démobilisé avec un bras en moins, et François Dubosc était le dernier de son unité à avoir survécu, le dernier qui attendait le coup de sifflet en se demandant de quoi serait fait demain, si du moins il survivait. Il disait à qui voulait l’entendre que le hasard n’existait pas, et que s’il se trouvait dans cette tranchée à la limite de la Champagne, c’est qu’il devait comprendre quelque chose, découvrir une vérité ou envisager les choses d’un autre point de vue. Comme il était athée, il ne se perdait pas en conjecture quant à sa mort possible et une vie éternelle qui suivrait, loin de la mitraille et des mutilations. Ce qu’il voyait au travers des viseurs de son masque ne l’incitait pas véritablement à la réflexion, mais plutôt à la prudence. Pas de zèle, surtout pas de zèle. Il avait tenu depuis le début, à coup de chance, et n’avait qu’une seule peur, celle de ne pas être tué mais de devoir porter le reste de sa vie une de ces prothèses qui tentaient tant bien que mal de redonner à un visage un aspect compatible avec une vie en société. Comme la politique ne l’intéressait pas, il ne s’était pas posé de question. Un ordre était un ordre. Surtout ne pas penser, faire comme il fallait. Il savait que pour avoir refusé d’obéir, une cinquantaine de ses compagnons d’infortune avaient été fusillés pour acte de rébellion. Il attendait en fait avec discipline et résignation qu’une balle trouve son chemin vers son cœur. Il savait que Georgette trouverait un mari, que chez Dufayel, il serait remplacé facilement, et que, vu la qualité du rata il ne manquerait finalement pas grand-chose en passant l’arme à gauche ce jour-là. Une seule chose le travaillait vraiment, c’était de risquer de ne pas voir la fin des hostilités, de quitter ce monde sans savoir qui était le vainqueur, qui avait tué le plus, qui avait mutilé en plus grande quantité. Le colonel Du Pont des Loges lui avait dit : « Soldat Dubosc, c’est avec des hommes comme vous que nous triompherons du boche » et il s’était dit que de l’autre côté un quelconque colonel Allemand avait probablement mille fois dit la même chose à ses soldats, en priant on ne sait qui que la guerre se finisse au plus vite.


 


PRÉMICE OU PRÉLUDE ?

Dans une France qui se glorifiait sous le manteau des excès de ses Rois, Princes et autres « grands » il était étrange que l’amour nous soit interdit, ou bien qu’il nous soit compté sur la base de « tu sortiras si tu as terminé tes devoirs » ou bien « attention à tes fréquentations ». Alors que les monarques avaient eu des maîtresses, alors que les puissants avaient même eu des amants, nous, les descendants des trente glorieuses, étions condamnés à de honteux émois, de pauvres ébats, dans des caves d’immeubles, des coins sombres, des forêts de banlieues. Sous le manteau, on échangeait de la littérature « technique » pour comprendre comment tout cela fonctionnait. Jusqu’au 22 mars 1968, la société avait mal à la tête, les bourgeois avaient mal au cœur, et nous, nous avions simplement une floraison d’hormones comme nous n’avions encore jamais connu. Beaucoup avaient parcouru avec délice la « Révolution Sexuelle des Jeunes », ce livre-découverte du psychiatre Autrichien Wilhelm Reich, forçat de la libido, mais personne ne savait exactement ce qu’il convenait de faire une fois la lecture terminée. C’était trop théorique, il fallait de la pratique. « Sois-jeune et tais-toi » disait une affiche des Beaux-Arts pour paraphraser de façon graphique le souhait d’une société sclérosée, poussiéreuse, dans laquelle l’amour et la déraison n’avaient que peu de place. Tout devait être carré, tout devait être réfléchi, le plaisir n’existait pas, puisqu’on en parlait pas, et la France ronronnait sous quatre ou cinq couches de poussière laissées par les quatre premières républiques. Le message d’Outre-Atlantique, sur fond de révolte étudiante, avait trouvé un large écho chez ceux d’entre nous qui ne se destinaient ni à Sciences-Po, ni à l’E.N.A. Dans les coulisses du « Roméo-Club » boulevard Saint-Germain, on draguait en cachette, on essayait d’y mettre de la grâce et du style. Pendant ce temps-là, à la fac de Nanterre, Marie-France Pisier, Daniel Cohn-Bendit, Daniel Ben-Saïd et les 142 étudiants fondateurs du mouvement « du 22 mars » avaient ouvert la porte à la contestation, à la violation des normes sociales. Dans peu de temps, il y aurait des appels pour ne pas partir en Grèce en vacances, mais plutôt rester à Paris pour y construire le règne de l’amour fou. Il fallait se venger de toutes ces années de suppression des instincts, toutes ces longues périodes de privation de plaisir. Nous étions en fait entre « prémices », (ce qui désigne le commencement de quelque-chose) et « prélude », (ce qui précède, annonce, prépare). Si l’on m’avait appris ce que le mot « prélude » englobait, j’en aurai probablement fait mon terme fétiche en pensant à mes jeunes belles du Lycée Buffon… Mais ce qui comptait le plus en ce mois incroyable, c’était cette opposition systématique aux normes et à l’architecture sur laquelle reposait la société. Nous nous plaignions du manque d’amour, nous nous plaignions de la rigidité d’une société en fin de course, nous allions connaitre les trop-pleins et les débordements, l’interdiction d’interdire, la folie de ce que seraient les trois mois à venir et qui déboucherait sur la mort de l’ancienne société. Sur les murs du quartier latin, on voyait souvent un slogan qui annonçait un futur que tout le monde voulait glorieux dans les imaginaires : « Cours, Camarade, le vieux monde est derrière toi… » Alors, on mettait les bouchées doubles.

 

SAINT-LAZARE

Personne ne se posait jamais la question de savoir qui était Saint-Lazare…on disait Saint-Lazare, sans plus. En parlant de Saint-Lazare, on ne pensait pas à la prison. Tout le monde savait qu’il s’agissait d’une gare réservée, plus qu’une autre, à la transhumance quotidienne, à cet échange entre la banlieue et la ville. La gare se tenait entre deux capitales. Tu rentrais rue de Rome, tu traversais l’immense salle des pas perdus et tu sortais en Hollande, rue d’Amsterdam. C’était la traversée la plus rapide de l’Europe. Les mille six-cent-cinquante kilomètres étaient accomplis en quelques dizaines de secondes, trois cent ou trois cent cinquante pas pour passer d’un monde à un autre. Des fâcheux faisaient croire que dans l’immense salle, on allait perdre ses pas, et son temps. C’était faux puisque les transhumants du quotidien arrivaient sous la verrière quelques secondes avant que ne se ferment les portes d’un train partant vers le Vésinet ou d’une rame à destination d’Oissel, de Vermont, ou d’Ermont-Eaubonne. Les vrais aventuriers, eux, ne perdaient pas non plus leurs pas ou leur temps en allant prendre le train-bateau vers l’Amérique : quand on part vers l’inconnu, on peut bien prendre quelques minutes de plus pour savourer un départ. Le pouls de Saint-Lazare ne semblait battre que deux fois par jour. Il y avait les cohortes de banlieusards du matin, qui étaient prêtes à se ruer dans les escaliers pour attraper un autobus ou un métro, et celles du soir, les mêmes, dont le but ultime était de pouvoir trouver des places assises dans un convoi, avant de s’endormir durant quelques minutes en rêvant peut être d’un voyage plus loin que la banlieue. En dehors des vagues qui prenaient la gare d’assaut, il y avait la douce langueur du calme qui régnait en journée. Parfois, on croyait presque que la gare avait cessé de vivre, si ce n’était les machines à vapeur qui, de temps à autres, chuintaient en tirant ou en poussant des convois presque vides. Il y avait aussi cette sortie de Paris et ce passage au-dessus de la rivière avec un regard sur le monde impressionniste des peintres qui avaient déposé, sur des toiles, les couleurs des berges de la Seine. L’homme qui s’interrogeait en marchant d’un pas de vainqueur en direction de la voie vingt-deux venait de comprendre pourquoi il avait pour cette gare une affection particulière. Il venait de voir exposé le tableau de Claude Monnet et s’imaginait passant à travers la vapeur à chaque fois qu’il traversait l’édifice dans un sens ou un autre. Et puis, comme il aimait aussi rêver pour s’échapper des contraintes et de la cohue, il pensait à l’aimable Caillebotte quand son train passait sous le pont de l’Europe. Parfois, alors qu’il s’endormait pendant le trajet vers Rouen, il se mettait à rêver qu’il était Jacques Lantier aux commandes de la Lison. Il avait également gardé de cette gare l’étrange souvenir d’être monté sur une locomotive où l’attendaient deux hommes en noir, un jour, quand il était encore adolescent et lycéen. Il avait eu enfin le courage de vaincre sa peur. Après avoir trainé sans véritable intérêt dans les deux gares de l’Est et du Nord, il était arrivé à Saint-Lazare, s’était approché d’une machine qui sentait la graisse chaude et le charbon brûlé et d’une voix tremblante avait demandé au mécanicien qui vérifiait une tête de bielle s’il pouvait monter sur la plateforme. L’homme du rail avait dit oui. Alors, comme si l’odeur et la chaleur avait fait remonter à la surface un souvenir enfoui pendant longtemps, une image s’était imposée à l’adolescent, celle d’une locomotive noire de suie passant si près d’un petit garçon en entrant en gare, qu’il avait senti sur ses jambes nues et sur son visage la brûlante haleine du monstre. En grimpant l’étroit marchepied, le lycéen était terrorisé à l’idée de quitter la sécurité du quai et de se retrouver au plus près de l’âme de la machine. La peur l’avait fait transpirer. Il avait mis longtemps à comprendre cette terreur qui le poursuivait, y compris, parfois, dans ses rêves. Le mécanicien avait alors sorti une cigarette d’un paquet de couleur bleue, se l’était vissée au coin des lèvres, et avait expliqué au lycéen la vapeur, le régulateur, le changement de marche, la pression, les briquettes de charbon. Tout avait paru compréhensible, logique, sans mystères et la terreur avait commencé à s’effilocher. Alors, l’adolescent était descendu de la machine, sur le quai, en regrettant presque que ce moment ne dure pas plus longtemps.

 



LA CHORALE

Depuis Gan Shmuel, il fallait une vingtaine de minutes pour aller à la mer et tout le monde avait déjà envie de partir, mais en premier lieu, il fallait sacrifier au rituel de la répétition. C’était une tradition. Semaine après semaine, il y avait au programme, de façon systématique, deux ou trois lieds de Schubert, l’Opus soixante-trois numéro quatre de Mendelssohn, dont le grand père était rabbin, comme aimait à le rappeler Ménashé sur le ton de la plaisanterie, et des berceuses en Yiddish, dont tout le monde comprenait les paroles. Il y avait également, pour faire couleur locale, quelques chants vaguement guerriers, glorifiant les héros de tel ou tel groupe de combattants et, bien sûr, le chant des partisans du ghetto de Vilnius, qui faisait perler les larmes sur le visage de ceux qui savaient de quoi il était question. Les douze de la chorale venaient d’Europe et partageaient la très ancienne culture des Ashkénazes. C’était d’ailleurs bien tout ce qu’ils partageaient. Un jour, en plaisantant, un des anciens de la génération d’avant avait dit à Menashé le chef de chœur « quand tu mets ensemble deux juifs, tu as tout de suite droit à une dispute ». Menashé se souvenait de ce jour. Il y avait eu une discussion houleuse au kibboutz. Des représentants d’un parti religieux de droite avait critiqué l’essence même du système collectiviste en disant que les kibboutzniks étaient des ennemis de la foi. Une partie des membres de l’assemblée générale était sortie de la salle commune, refusant de se laisser traiter de sans-dieu, tandis que les hommes de la partie restante s’étaient retroussé les manches, prêt à défendre l’idéal socialiste qui sous-tendait le mouvement depuis la création du premier kibboutz en mille-neuf-cent-neuf. En plus de Ménashé qui avait été désigné pour diriger la chorale, sous le prétexte qu’il avait fait trois ans de piano au lycée juif de Cracovie, et pouvait déchiffrer un ensemble de notes placées sur une portée, il y avait onze choristes. En théorie, les onze auraient dû être liés par l’amour de la musique, par la sérénité d’une communion musicale hebdomadaire, mais c’était bien sûr trop demander et à chaque répétition, Ménashé pouvait ressentir les tensions qui habitaient le petit groupe. Aucun n’était né dans le pays et tous se souvenaient des conditions dans lesquelles ils avaient dû quitter le vieux continent. Un groupe hétéroclite, une terre aride qui devait être travaillée chaque jour, des règles de vies qui tranchaient avec celles qu’ils avaient connu « avant », le tout suffisait à ce que la petite chorale soit toujours à la limite de l’implosion. Quand des discussions s’engageaient sur des terrains glissants, le chef de chœur avait alors toutes les peines du monde à raisonner les uns et les autres, corriger les erreurs historiques intentionnelles, apaiser les colères, recentrer les énergies vers les do dièzes, les si bémol, les soupirs et surtout les silences. Deux médecins, trois avocats, deux banquiers, un plombier, deux infirmières, un administrateur de société. A la tête de ce groupe se trouvait Ménashé qui avait laissé derrière lui la fabrique de meubles de ses parents à Johaniskreuz, dans cette Allemagne qui n’était maintenant plus qu’un tas de cendres. La chorale de Gan Shmuel, le Jardin de Samuel, tenait la route depuis trois ans et avait survécu aux arguties alambiquées des uns et des autres qui se déchiraient sur la conférence de Yalta, celle de Téhéran, l’entrée en guerre de l’Amérique, la façon qu’avait Winston Churchill de conduire la guerre, celle qu’avait Franklin Roosevelt de ne pas s’occuper des juifs comme il aurait pu le faire. Il y avait onze choristes, il y avait onze sensibilités politiques qui allaient du plus extrémiste partisan d’un nationalisme exacerbé au plus extrémiste des Marxistes de gauche à côté de qui Staline lui-même n’était qu’un apprenti-politicien. Mais Franz Schubert passait à travers les différences politiques, et les berceuses en Yiddish avaient conservé leur pouvoir lénifiant. Alors le chef de chœur pouvait, à défaut de rassembler les sensibilités, faire en sorte que les voix ne soient pas discordantes. Puis, une fois Schubert et Mendelssohn remisés, les discussions recommençaient, les avis divergeaient avec force. Alors revenait dans la mémoire de Ménashé un vieux proverbe Yiddish qui disait : « si tous tiraient dans la même direction, le monde basculerait »


 



LE PROPHETE

« C’est un patient de type 3 » avait dit tout de suite le docteur Richard Goldfarb deux minutes après avoir échangé quelques mots avec l’homme vêtu de blanc que les policiers avaient accompagné jusqu’à l’hôpital de Kfar Shaul. Goldfarb avait déserté sa clinique Parisienne qu’il avait confié à un de ses amis pendant les six mois qu’il avait décidé de passer en Israël, pour se spécialiser dans le fameux « syndrome du voyageur ». Le passé de Goldfarb, la vie de son grand-père dans un shtetl de Pologne, l’amour de la médecine de l’âme, tout avait contribué à ce qu’il accepte l’offre de l’hôpital Israélien spécialisé dans la santé mentale, et puis six mois, ce n’était pas le bout du monde. Dans les toilettes d’une pizzeria de la Rue du Patriarcat Latin, pas très loin de la rue Omar ben El-Hatab, un homme avait enlevé ses vêtements et revêtu une sorte de toge blanche probablement faite dans un drap emprunté à son hôtel. Il avait au pied des sandales achetées la veille chez un commerçant arabe de la porte de Damas. C’était des sandales dont le modèle était proche de celles que chaussaient les bédoins du Sinaï. Il portait autour de la taille une sorte de ceinture de corde que les policiers n’avaient pas tenté de lui enlever. Ioannis Katichitikos était Français né dans une famille grecque qui avait fui la pauvreté dans les années trente. En sortant des toilettes, il était passé apparemment sans les voir, devant sa fille et sa femme. Il avait commencé à marcher dans le rue en pente douce qui descendait vers la basilique, le regard fixe, ne répondant à aucune question de la femme dont il partageait la vie. Il murmurait en boucle : « Je suis le bon berger. Je connais mes brebis, et elles me connaissent ». Son épouse Martine avait essayé de lui parler mais il ne semblait pas l’entendre. Il avait pénétré dans le Saint-Sépulcre mais les gardiens du lieu et les popes choisis pour leur imposante carrure avait gentiment mais fermement pris en charge l’homme à la toge et l’avait déposé, suivi de sa femme et de sa fille, dans le petit poste de la police touristique où il avait été rejoint par des ambulanciers qui semblaient être familier de ce genre d’évènement. Le docteur Goldfarb avait longuement discuté avec Ioannis avant de lui faire prendre une tasse de thé dans laquelle il avait judicieusement laissé tomber quelques gouttes d’un puissant neuroleptique. « Il faudrait envisager de le rapatrier vers Paris » avait-il dit à Martine. Tout ce que le docteur Goldfarb avait appris lors de l’entretien était bien surprenant. Il n’en avait rien dit à l’épouse de Ioannis au prétexte que la relation de confiance entre un patient et un malade ne devait pas être rompue. Depuis son arrivée à Jérusalem avec sa femme et sa fille, Ioannis voyaient d’étranges images qu’il disait venir d’un passé très, très lointain. Il voyait des colombes, des « grands prêtres », des « changeurs de pièces de monnaie », entendait des voix qui semblaient venir d’un autre siècle, sentaient des effluves telles qu’il n’avait jamais senti auparavant, avait à la bouche des mots qu’il n’avait jamais prononcé et en particulier « Awoun douèshméïa, Nèth radash shmarh, Tété merkouzarh » que le docteur Goldfarb, petit-fils de Rabin, avait identifié comme étant le début d’une sorte de « notre père » vocalisé en Araméen. Directeur financier dans un groupe immobilier Européen employant sept mille deux cent personnes, Ioannis, en parfait athée mais en bon époux avait offert ce pèlerinage à sa femme qui avait attendu vingt-deux années avant de mettre les pieds au Saint-Sépulcre. Il y avait eu le voyage en avion, l’installation à l’hôtel, un vaste caravansérail international pour touristes fortunés. Ioannis n’avait pas mis les pieds dans une église depuis les obsèques de sa mère, ne lisait ni la bible ni aucun autre livre à caractère religieux, et passait son temps à décrypter les pages du Financial Time et des Echos. C’était un bon père, il ne parlait que le Français, connaissait l’Anglais des affaires, il avait les pieds sur terre, et les prières qu’il connaissaient étaient plutôt destinées aux dieux de la finance, du béton et des terrains à vendre. Goldfarb connaissait un peu la classification qui différenciait les patients souffrant du syndrome de Jérusalem, et sa surprise était d’autant plus grande que Ioannis Katichitikos était totalement étranger à une quelconque pratique religieuse. Juste avant de sombrer dans un profond sommeil, Ioannis avait tiré le médecin par la manche de sa blouse blanche afin qu’il approche son oreille au plus près de la bouche du patient et lui avait dit dans un hébreu digne de celui d’un grand prêtre : « ne juges pas ton prochain avant d’avoir été à sa place » A ce moment, Goldfarb avait réalisé qu’il avait encore plein de choses à apprendre….

 

LE TOMBEAU

Arès Argyropoulos avait quitté Kalamaki, dans la banlieue d’Athènes quelques jours auparavant. Zéfyros Délénikas avait laissé à Schimatari, famille et enfants. En bons maçons qu’ils étaient, ils avaient pris avec eux leurs propres outils, ces outils avec lesquels ils avaient tissé un invisible lien. Taloches, truelles, chevillettes, broches, burins étaient prêts. Leur patron leur avait dit que c’était la chance de leur vie. Il avait vaguement parlé de travaux à faire dans la résidence de Théophile III, le patriarche grec, qui aidait l’esprit de l’Orthodoxie à régner sur la Sainte Cité de Jérusalem et sur toute la Palestine. Arès Argyropoulos aimait bien le nom qui avait été donné au patriarche orthodoxe : Théophile III « l’ami de Dieu », ce qui en jetait quand même plus que son véritable nom, Elias Giannopoulos. Ils étaient tous deux arrivés sur le vol trente-neuf-vingt-huit de la compagnie Aegean Airlines et une voiture du patriarcat orthodoxe était venu les chercher à l’aéroport de Ben Gourion. Un chauffeur de noir vêtu les avait accueillis en leur disant “ καλωσορίστε στην ιερή γη, kalosoríste stin ierí gi ”, bienvenue en Terre Sainte. Les deux hommes avaient récupéré leurs coffres de chantier, chargé les imposantes malles à l’arrière de la voiture et s’étaient laissés conduire jusqu’à la résidence du patriarche, rue Saint Démétrius, dans la vieille ville de Jérusalem. Ils avaient été reçus par le patriarche lui-même, accompagné par un aréopage de religieux barbus et entouré de quelques hommes à lunette dont la chevelure avait pris la couleur poivre et sel de la sagesse. Alors, une fois qu’ils s’étaient assis autour de la table en bois d’olivier, un homme s’était mis à parler. « Nous ne pouvions rien vous dire avant. Vous allez restaurer un lieu saint d’entre les lieux saints. Demain, vous enlèverez les dalles de marbres du tombeau, jusqu’à ce que nous puissions atteindre le rocher originel. Après, nous verrons ce qu’il convient de faire ». Arès et Zéfiros avaient l’impression que leurs jambes ne pourraient plus jamais les porter, ni leurs mains tenir les outils. Ils n’auraient pas été plus étonnées si Théophile III leur avait annoncé que Yeshoua Ben Joseph, connu sous le nom de Jésus, les attendait pour prendre un verre de raki à la terrasse de chez Abu Taher, le restaurant Libanais pas loin de la basilique. Dans un hôtel familial et bon marché, près de la Tour de David, les deux hommes s’étaient installés à leur convenance. Il ne s’agissait pas d’un petit chantier. Ils savaient qu’ils étaient là au moins pour une dizaine de mois, peut-être plus. Arès, le pratiquant, était sous le choc. Il avait même un peu peur. Ouvrir le tombeau, n’était-ce pas un sacrilège ? et puis qui donc était-il pour se retrouver dans un face à face aussi long avec l’esprit qui devait nécessairement habiter l’édicule construit autour de la dernière demeure du prophète. Zéfiros, lui, n’avait rien pu avaler de la soirée. Il s’était couché mais n’avait pu dormir plus que quelques minutes par heure. Même s’il n’était pas pratiquant, et avait abandonné la foi très longtemps auparavant, il se souvenait avec force des heures passées à aider le pope de l’église de Schimatari, à préparer les fêtes de Pâques. Zéfiros avait traversé ensuite une longue période de mysticisme, puis s’était réveillé un matin certain de son athéisme. Depuis ce jour, il faisait preuve d’une laïcité raisonnable, d’une incroyable indifférence envers les religions, tout en maintenant une grande tolérance par rapport à ceux qui croyaient. Il était athée, mais comprenait fort bien l’importance de l’esprit saint dans un pays qui comptait neuf-mille-sept-cent-quatre-vingt-douze paroisses ou monastères. Il n’aurait jamais essayé de convaincre quiconque de la justesse de sa propre vision. Il ne comptait plus que sur lui-même, laissant à Arès le soin de prier Saint Grégoire, Saint Théodore ou Sainte Sophie de Thrace et d’honorer à sa façon la mémoire du Nazaréen fondateur. Alors qu’Arès dans la chambre 18 avait dormi sans interruption, dans la chambre 19, Zéfiros Délénikas n’avait pu engranger que quarante-sept minutes de sommeil. A chaque fois qu’il s’endormait apparaissaient devant ses yeux l’image d’un rocher presque plat, d’une colline brûlée par le soleil, de moutons blancs et de moutons noirs qui paissaient non-loin. Il pouvait voir également la silhouette d’un jeune berger tenant une houlette dans sa main droite et, pour une raison qu’il ignorait, donnant à manger à ses moutons des morceaux d’une étrange résine qui ressemblait, pensait-il à de l’encens. Dans son rêve, à chaque fois qu’un des moutons ingurgitait un morceau de résine, apparaissait sur son museau quelque chose qui pouvait s’apparenter à une sorte de sourire de béatitude. Neuf fois, ce même rêve avait pris place au cours de la nuit, à tel point que Zéfiros, incapable d’attendre le plein lever du soleil, avait profité des premières lueurs de l’aube pour marcher en réfléchissant jusqu’au Saint-Sépulcre, laissant Arès à sa profonde sérénité. Il était rentré dans la basilique sans dire à quiconque qui il était, n’en tirant ni vanité, ni honte d’ailleurs. Il n’était pas rentré dans le tombeau. Il ne voulait pas trahir l’esprit d’incroyable aventure de cet étrange chantier à venir. Il attendrait Arès … Il sentait que quelque chose qui le dépassait entourait ce voyage et la mission qui leur avait été confiée à Arès comme à lui-même. Un peu plus tard, quand finalement était arrivé le moment de soulever la première dalle, d’enlever ensuite le sable, puis de soulever une deuxième dalle pour enfin apercevoir le rocher originel, Arès était tombé à genoux en se signant. Zéfiros, lui s’était simplement assis par terre, les jambes coupées et le cœur battant la chamade. Il avait alors regardé Arès dans les yeux et lui avait simplement dit : « Et si toute l’histoire était vraie ? »


 

LE VOYAGE

Tourangeau la Justice pensait qu’il avait de la chance, mais ne comprenait pas vraiment pourquoi il se retrouvait sur cette route, en ce début de printemps. Son maître, Dacien Cotereau venait de signer un important contrat avec l’évêché de Tours pour la fourniture de poutres destinées à achever cette œuvre pour dieu qu’était la cathédrale Saint-Gatien. Ce coup de chance avait suffi à garder à flot sa scierie et à continuer à nourrir les trois compagnons et les deux apprentis. Dacien avait remercié le ciel et, pour témoigner de sa piété, s’était engagé à partir en pèlerinage à Saint Jacques en Galice. Une fiente de pigeon avait changé son programme. En glissant sur la déjection, Dacien avait lourdement chuté en visitant le chantier du toit dont il avait la responsabilité. Il aurait pu se tuer, mais Saint-Joseph, patron des menuisiers, avait certainement fait en sorte qu’il ne se casse qu’une jambe. Alors, pour respecter son engagement, il avait dit à Tourangeau la Justice : « Tu iras, en mon nom, sur la tombe du grand Saint-Jacques, en Galice, pour remercier dieu de nous avoir fourni de l’ouvrage pour de nombreuses années ». « Je ferai comme vous dites, Maître… » avait répondu le compagnon. Dans les deux semaines, il s’était préparé à la marche, avait fait faire un bourdon par un apprenti de la menuiserie, s’était procuré une créanciale à l’évêché, et, besace au côté, avait « battu aux champs », en route vers l’Espagne de Charles 1er et la ville de Saint Jacques en Galice. Huit lieues par jour, deux-cent-quatre-vingt-lieues à parcourir, trente-cinq jours de voyage, si dieu le voulait bien, si les loups ne se montraient pas et si la lune et les étoiles éclairaient le chemin de Saint Jacques. Quand reviendrait-il, mais surtout reviendrait-il ? Tourangeau la Justice, de son vrai nom Samuel Adames, venait d’une famille marrane, des expulsés d’Espagne qui avaient trouvé refuge un peu partout ailleurs, fuyant la rigueur d’Isabelle et Ferdinand, les souverains ibériques de la « Reconquista ». A Tours, Il n’était assidu ni à la synagogue, ni à l’éducation chrétienne, fuyait les discussions opposant parfois les athées aux dévots. Il avait gardé de son catéchisme les souvenirs du nouveau testament, et de sa culture d’origine, des images qu’il protégeait depuis l’enfance. Dans sa mémoire, il était question de Temple, de sacrifices, de pains de proposition, et d’une journée par semaine que l’on nommait le shabbat et pendant laquelle il ne fallait pas travailler. Le compagnon avait quitté sa bonne ville de Tours en se demandant à quoi ressemblerait ce pays qui avait chassé sa famille plus d’un siècle auparavant. Il avait aussi quitté la menuiserie de Maître Cotereau, rue de la Maladrerie Saint-Lazare, fait ses adieux à Asceline, sa gentille épouse, et avait laissé derrière lui son logement de la rue Foire-au-Roi, pas très loin de la Loire, qui n’en finissait pas de changer de cours aux rythmes des saisons. Quelle histoire ! Porter le vœu pieu de son « singe » pendant trois mois et plus, se retrouver dans une église pour y honorer un saint catholique qui était avant tout bien sûr Yacov Bar Zebdi, Yacov, fils de Zébédé…pourquoi était-ce à lui d'effectuer ce voyage ? Qu’allait-il advenir de son futur ? Le jeune charpentier s’étonnait toujours du fait que cette religion catholique puisait ses racines dans la foi des Israélites. Maître Yeshoua était fils d’un menuisier, il avait dû grandir entre les outils du métier, comme lui-même. Sans doute avait-il joué avec les copeaux de bois, comme il l’avait fait lui aussi, au moment où il était rentré en apprentissage chez son « singe », le charpentier Cotereau. Il était parti à l’aventure sans même un regret pour ses outils. Varlopes, planes, doloires, massettes avait été remisées pour une durée inconnue. Dès que la cathédrale en construction eut disparue derrière lui, il eut envie de penser par lui-même. En arrivant à Chinon, il imagina Saint-Joseph rangeant ses outils. En couchant à Loudun, il s’endormit avec dans la tête une interrogation concernant l’Esprit-Saint. En passant quelques heures à Poitiers, il réalisa qu’il ne connaissait rien du monde. Plus loin, Lorsqu’il eut dépassé Ruffec, il n’était plus qu’un compagnon charpentier en route vers la découverte. Au bout de quatorze jours de voyage, alors qu’il avait dormi souvent en pleine nature en se plaçant sous la protection de son Saint-Patron, il s’était perdu du côté de Saint-Vincent-de-Paul, aux portes de la forêt des Landes. Là un vieil ermite à qui il avait demandé sa route, lui avait simplement répondu « ne demandes jamais ton chemin à quiconque, tu risquerais de ne pas te perdre ». Tourangeau n’avait pas compris, et faute d’informations s’était enfoncé plus avant entre les pins. Il avait marché plus de jours que prévu, dormant là, dans un monastère, là dans une église, ici encore dans une chapelle. Il avait avancé droit devant lui sans même se questionner, mû par une sorte d’instinct qui lui ordonnait de marcher sans s’arrêter, un instinct qui lui disait aussi que le moment venu, il saurait quoi faire et où aller. Il avait alors continué jusqu’à trouver en face de lui l’océan qu’il n’avait encore jamais vu. Il ne connaissait de la mer qu’une enluminure aperçue dans la bibliothèque de Martin de Beaune, l’archevêque de Tour. Il avait pris de plein fouet la vision de cette énorme masse d’eau qui n’avait pas de fin. Le nom de Capbreton, qui était celui de cet étrange bourg, l’avait surpris, comme l’avait surpris la langue que parlaient les gens. Tourangeau savait déjà qu’il n’était plus tout à fait le même. Sa liberté avait le goût de la sève de pin, et le parfum du thym sauvage. A quelques encablures de la côte, une nef se balançait. En haut du mat de pavillon, une bannière écarlate avec en son centre une énorme colombe blanche avait attiré le regard de Tourangeau. « Est-ce un signe ? » s’était-il demandé. « Et si c’était pour me dire de quitter le pays ? Si tout cela n’était qu’une façon de me dire que je dois changer de vie ? que je dois faire autre chose, autre part… » Alors que le soir tombait sur Capbreton et que Tourangeau la Justice cherchait un refuge pour la nuit, il hésita à demander abri au curé, se sentant curieusement indifférent à l’église du bourg. Alors qu’il se restaurait frugalement dans une auberge portant le nom curieux de « L’âne qui veille », Tourangeau renversa sa cervoise sur les bottes d’un capitaine de navire. C’était le navigateur de la caravelle à la bannière écarlate. "Conchatumadre ! » jura l’homme, en espagnol. « Je suis désolé » répondit Tourangeau, le rouge aux joues. Le marin n’était pas querelleur. Dans une langue d’oïl hésitante, il expliqua qu’il venait de perdre un membre de son équipage, poignardé lors d’une rixe, et qu’il resterait à l’ancre tant qu’il n’aurait pas pu le remplacer. « Que faisait donc cet homme pour qu’il ait eu tant d’importance pour vous » demanda alors le compagnon. « Il était charpentier » répondit le marin. « Sans charpentier, impossible de continuer ma route » Alors soudain Tourangeau su que c’était le bon moment, que le destin frappait à sa porte. Il se souvint que son père Samuel lui avait dit un jour : « Il n’y a pas de chemin qui mène au bonheur, le bonheur est le chemin » et revit le visage paisible de l’ermite qui ne l’avait pas renseigné sur la route à suivre. Peut-être le vieil homme savait-il déjà que du côté de Capbreton, une caravelle attendait Tourangeau la Justice pour l'emmener vers l’inconnu ?


 


LE PÈRE NOZIERES


Dans la famille du père Nozières, le choix était archi simple. Du côté de Saint-Gilles-sur-Vie, l’horizon était d’un côté la terre, de l’autre la mer. On était marin ou paysan. On mourait sur les flots ou bien les bras sur une charrue. On avait pas d’autre histoire que l’Histoire de la Vendée, il n’y avait pas d’autre vraie bannière que celle sur laquelle figurait un cœur rouge. Chez les Nozières, le choix se faisait autour d’une table quand on avait compté les maigres économies. Pierre-Marie Nozières n’avait choisi la prêtrise que parce qu’il préférait l’odeur de l’encens à celle de la poudre à canon. A Pierre-François, son frère cadet, avait échu la lourde tâche de défendre la république, à Pierre-Eloi son aîné, était revenue la responsabilité d’apprendre à manier les testaments, s’occuper des veuves, protéger les intérêts des orphelins, quand il y en avait. Pierre-Eloi avait commencé son notariat à Nantes le jour même où Pierre-Marie Nozières avait rejoint sa première paroisse, à peine après avoir terminé le séminaire. Le cardinal Feltin avait, d’un trait de crayon, choisi le destin de Pierre-Marie en le nommant dans la paroisse de Saint-Pierre de Montrouge. Au séminaire Saint Yves de Rennes, rien n’avait préparé Pierre-Marie à se retrouver dans le quatorzième arrondissement de Paris. Il ne savait rien des bougnats qui livraient encore le charbon dans des charrettes à bras. Il ne savait rien non plus des bistrots qui s’alignaient sur l’avenue de Général Leclerc ou rue Daguerre. Il avait découvert, émerveillé le dépôt des autobus près de la porte d’Orléans, avait vu des gens rentrer sous terre à Denfert-Rochereau pour rejoindre le royaume des morts, avait même hésité à se faire tirer les cartes dans la roulotte de Madame Stella, la voyante, qui avait élu domicile devant la sortie du métro, juste devant l’un des deux bâtiments de l’ancien octroi. Pierre-Marie n’était pas Don Camillo, l’attachant prêtre de Giovanni Guareschi. Il n’avait pas de rendez-vous au pied d’un maître-autel, il n’avait pas d’ennemi politique, il ne parlait pas au ciel. Ce qu’il avait trouvé à l’église Saint-Pierre-de-Montrouge ne lui avait pas vraiment plu. Trop de confessions, à croire que les habitants du quartier passaient leur temps à pêcher, une installation de chauffage qui soufflait tellement d’air chaud que les fidèles sombraient parfois dans une heureuse léthargie pendant le saint office, et surtout des vicaires peu scrupuleux, dont il savait que certains filaient au "Bouquet d’Alésia" entre deux messes du dimanche matin, pour y déguster une petite côte avant de rempiler pour une deuxième session d’évangiles. A entendre Pierre-Marie Nozières, il aurait fallu sortir l’encensoir et répartir, dans l’énorme église, la fumée odorante à chaque évènement liturgique de la journée, depuis la messe de sept heures, jusqu’à l’angélus. Quand il respirait l’odeur de l’encens, il était transporté en pensée dans l’église de Saint-Gilles. Il se revoyait enfant de chœur, fier responsable de la clochette et des burettes. Avant de quitter la Vendée, le prêtre avait vendu la moto dont il était si fier, et qu’il avait restauré peu de temps avant d’entrer au séminaire. C’était une Koehler-Escoffier de cinq-cent-centimètres cubes, et maintenant qu’il habitait dans ce quartier du Petit-Montrouge, il regrettait d’avoir renoncé à ce deux-roues. Il commençait à prendre goût à la capitale et regrettait que la vallée de Chevreuse soit si loin, même si, il était vrai, le train de Sceaux pouvait l’y conduire depuis la gare de la Cité Universitaire, située à la lisière du Parc Montsouris. La paroisse lui avait trouvé un petit logement sous les toits d’un immeuble de la rue Alphonse Daudet. Il lui fallait sept minutes à pieds pour dévaler l’escalier de service, marcher d’un bon pas vers l’église de la place Victor Basch, en se préparant dans sa tête à aider un jour encore les âmes en détresse tout en se demandant de quoi, bon dieu de bon dieu, serait fait son sermon du dimanche à venir. Pierre-Marie Nozières n’était pas un fou de dieu, un inconditionnel de la bénédiction, un adepte forcené de la prière systématique ou un savant des écritures saintes. S’il n’avait pas pris ce chemin vers le spirituel, serait-il encore vivant ? devait-il remercier un quelconque destin de lui avoir épargné une guerre de l’autre côté de la Méditerranée ? Il s’interrogeait souvent, mais n’avait jamais encore trouvé un semblant de réponse. Grâce à la grande soutane noire qu’il portait, les fidèles de Saint-Pierre-de-Montrouge s’étaient finalement pris d’affection pour le religieux, voyant en lui un garant de la tradition dans laquelle eux-mêmes avaient été élevés. L’origine géographique du prêtre avait fait le reste… « un vrai Vendéen, tu te rends compte Simone ? pas un de ces curés pour ouvrier qui veulent nous changer la religion » … Dans la salle du « patro » de la villa d’Alésia, le jeudi après-midi, le père Nozières veillait sur une légion de gamins du quartier que les parents collaient aux "Cœurs Vaillants" pour éviter de devoir les faire garder, et probablement pour les sociabiliser. Régulièrement, l’équipe de foot des « curetons » s’opposait, à celle de la rue Saint Yves. Cela se passait entre treize-heures trente et dix-sept heures, autour d’un babyfoot du feu de dieu.

Alors, gamelles blanches, chaudron magiques, lobs, pissettes ou roulettes, s’enchaînaient dans un vacarme pas possible. En dehors de sa passion pour la moto, son amour des grandes promenades en solitaire, sa dextérité au babyfoot, personne ne savait quoi que ce fut sur le père Nozières. Un jour pourtant, une grenouille de bénitier qui dinait au « Bon Cep », au carrefour entre la rue Bézout et la rue Montbrun, l’avait aperçu attablé devant une platée de champignons avec ail et persil. Il avait laissé chez lui sa soutane et pour un peu, personne ne l’aurait reconnu. Dès le lendemain matin, la rumeur avait circulé parmi les pénitents en fin de confession. A peine absouts, les mauvais sujets avaient commencé à disserter sur Pierre-Marie Nozières… « et en plus d’être gourmand, il se pique le nez…vous vous rendez-compte ? S’il fait le catéchisme aux enfants après avoir consommé de l’alcool ? Et puis un curé qui enlève sa soutane pour aller au restaurant, comme s’il avait honte…et puis avec quoi il peut se payer un repas au restaurant ? il vole dans les troncs ? » Le père Nozières avait tout su, il avait failli ne pas pardonner, il n’avait surtout pas compris.


Il aurait ce jour-là donné dix ans de sa vie pour pouvoir retourner vivre à Saint-Gilles, avoir la possibilité de choisir une autre destinée, quitte à mourir en mer, ou les deux bras sur une charrue. Il aurait même donné cinq ans de plus pour récupérer sa moto. Comme il n’avait pas le droit de souhaiter du malheur à son prochain, il s’était finalement contenté d’un haussement d’épaule en descendant les marches du parvis de Saint-Pierre-de-Montrouge. Il s’était alors dirigé vers le « Bouquet d’Alésia ».

Il savait qu’il ne boirait pas tout seul.


 

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