-INVENTAIRE
-SOUS LES PAVES
-ET MAINTENANT
-POMMES,MELONS,POIRES...
-DE GLACE ET DE FEU
-JERUSALEM
-KATIOUSHOT
-BANANA-PLAGE
INVENTAIRE
Entre une mère tendance « Figaro » et un père plutôt anarchiste qui voulait refaire le monde à coup de bombes, j’avais les deux sons de cloche. « Les gens bien », c’étaient ceux qui avaient réussi leur vie, étaient propriétaires de leur appartement Parisien, possédait une voiture, parfois deux, avaient un travail et des revenus réguliers, seraient capable de léguer à leur descendant un petit ou un gros capital pour les aider à faire de même. Les gens « moins bien » étaient ceux qui en avaient assez de cette société d’après-guerre qui s’était construite sur la base de règles inflexibles, de principes immuables et d’idées qui sentaient la naphtaline. Regarder Mai 68 à l’aune du vingt-et-unième siècle, c’est faire un incroyable voyage dans le temps. Un chef de l’état inamovible n’ayant pas évolué depuis son rappel aux manettes en mai 1958, dix ans auparavant, des premiers ministres hautains, une jeunesse méprisée que des gouvernants appelaient « les forces du désordre », une défaillance technologique dans de nombreux domaines, des lois rétrogrades ou au moins immobilistes, le paysage de la « génération soixante-huit » était plutôt triste et l’horizon encombré pour ceux qui ne seraient pas dans le moule. La France avait encore mal à son Algérie. Les accords d’Evian mettant fin à la guerre avaient été signés six ans auparavant. Six ans, ce n’est rien à l’aune d’un siècle. Dans l’imagerie populaire il y avait l’indéboulonnable « Ho-Chi-Minh », que beaucoup d’entre nous appelaient « Oncle Ho », phare de la lutte pour la réunification du Viêt-Nam et Ernesto Guevara, le « Che », décédé en octobre 1967 mais présent encore dans tous les esprits. Il était, nul n’en doutait, un véritable héros de la grande révolution marxiste qui devaient nous amener jusqu’à la victoire finale. Nous étions dans la grande époque de la lutte des classes, mais nous ne savions pas où se trouvait la frontière entre la lutte et ce qui était « normal » d’accepter sans lutter.
Aux manifs bien ordonnées des organisations « officielles » dont certaines avaient des liens honteux avec « l’étranger », nous préférions bien sûr les cortèges désordonnés et « créatifs » donnant, au début de ce mouvement, un côté romantique en diable qui était inconnu dans les cortèges des organisations syndicales traditionnelles. Eux, les moustachus du syndicalisme ouvrier, avaient le pastis qui les attendait après la manif, pour nous, ces rassemblements de masse étaient souvent l’occasion de voler un baiser, fumer une pipe en marchant dans le cortège, et assiéger un troquet de quartier à la Bastille ou près de la Nation après la dispersion, pour refaire le monde, glorifier nos « héros » et se dire que, décidemment, cette société était bonne à foutre en l’air. Nous n’aimions pas les services d’ordre. Ce qui nous plaisait surtout était cette existence d’une « non-hiérarchie », ce refus systématique d’un ordre établi. Certains visionnaires disaient que le mouvement qui se mettait en place n’était pas le début de quelque chose, mais plutôt l’aboutissement de la période d’après-guerre, l’arrivée à maturité de ces « baby-boomers » influencés par l’irréversible contre-culture venue de la côte ouest des Etats-Unis dans le droit fil des mouvements pour la paix et du développement du la génération « hippie ». Ils n’avaient pas tort. Ceux qui disaient que c’était le début de quelque chose étaient aussi dans le vrai puisqu’il restait encore à mettre en place des milliers de changements dans la société. Il fallait secouer la poussière à marche forcée, inventer une nouvelle façon d’être jeune, découvrir de nouvelles manières de vivre, d’aimer, de grandir, de vieillir, et de mourir. Les plus âgés, les moins farfelus, ou les moins naïfs (il y en avait…) avaient retenus les leçons de l’histoire contemporaine et plus particulièrement celles concernant l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques.
Ceux qui avaient suivi l’école de formation des Jeunesses Communistes Révolutionnaires connaissaient l’histoire des procès de Moscou, celle de l’insurrection de Budapest en 1956. Beaucoup avaient lu Soljenitsyne et s’étaient fait leur propre idée quant à ce qui se passait réellement derrière le rideau de fer. Il fallait vraiment être soit naïf, soit inculte pour ne pas connaitre l’histoire de la terreur Staliniste qui avait régné sur l’Union Soviétique dans les quatre cent-soixante -seize camps ou les déviants de la pensée étaient reformatés, ou pas.
Quand la discussion venait sur le difficile sujet de la révolution Cubaine, les visages se fermaient parfois, les bouches aussi. Comment ? Il y avait des prisonniers politiques à Cuba ? Comment était-ce possible ? Mais cela ne nous empêchait nullement de tenir à bout de bras, bien haut, les portraits de ceux qui avaient pavé la voie vers le nouveau « demain » dans lequel, nous en étions persuadés, il n’y aurait plus ni patrons, ni ouvrier, ni argent, ni guerre, ni religion. Pas très loin de nous se tenaient des ennemis bien réels qui affichaient clairement leur amour de la France, et du futur « Ordre Nouveau » qui serait bientôt mis en place, si on les écoutait et si on les laissait faire. Ils vénéraient Jeanne d’Arc, la mystique Celte, les uniformes, avaient des amis dans l’Europe entière et admiraient des gens peu recommandables qui se nommaient, dans le désordre, Charles Maurras, Antonio Salazar, Philippe Pétain, Francisco Franco, Léon Degrelle ou un petit caporal qui avait écrit un vague livre dans lequel il était question de « son combat ».
Eux avaient les cheveux courts, les nôtres étaient longs, ils étudiaient le droit qui menait à tout, et nous, souvent, la sociologie qui ne débouchait sur rien. Ils roulaient parfois en Vespa, et nous en « mob ».
(Pour chaque manifestation, il y avait une contre-manifestation qui se terminait souvent en bagarre généralisée)
Ils avaient les ongles soignés, alors que le nôtres étaient souvent pleins d’encre après avoir utilisé les ronéos pour imprimer des tracts. De la Bastille à La Nation, de Denfert-Rochereau à la République, nos "filles » étaient toutes des « Nini-peau d’chien » nos mecs, des "gavroches" de la Commune de Paris, les porte-drapeaux d’un monde qui serait libéré de tout ce qui empêchait d’avancer. Nous ne savions pas du tout où nous allions, ni de quoi serait fait demain, la semaine prochaine, ou les trois mois prochains. Pour nous c’était au jour le jour. Nous étions en route vers l’inconnu et comme nous avions lu Victor Hugo, nous savions que c'était souvent dans l'inconnu que se cachait le bonheur...
SOUS LES PAVES, PAS ENCORE LA PLAGE
Ne t’inquiète pas, les pavés Parisiens sont toujours à leur place. Personne ne sait encore qu’en les enlevant, et en creusant un peu, il y a dessous une plage pleine de douceur.
Patience camarades, le show est en train de se préparer, mais il faut encore un peu de temps. On sent très vite que le mouvement pudiquement appelé « étudiant » dépasse déjà le simple cadre du pays. De la même façon que le Jazz est arrivé en France avec les troupes Américaines, un grand vent de fronde a déjà commencé à souffler sur l’Europe en provenance.... D’un peu partout. Réformer démocratiquement les études et l’université ? On a déjà pensé à ceci en Allemagne (encore coupée en deux).
Il existe des groupes de réflexion. Dès janvier 1968, des manifestations sont organisées en Allemagne, pour remettre en cause les structures mêmes de l’Université. La réponse du pouvoir est simple : c’est la force. Ce qui se passe en Allemagne est bien sûr suivi de près par les étudiants Français. Les « émeutes de Pâques » éclatent à Berlin et le nom de Rudi Dutschke, dit « Rudi le Rouge » commence à circuler un peu partout…y compris et surtout dans les organisations étudiantes bien « d’chez nous ».
Chez les Espagnols, les universités sont occupées dès 1966…le mouvement se poursuit au travers de la solidarité entre les étudiants et les ouvriers. Le 28 janvier 1968, le régime Franquiste instaure une « police universitaire » dans chaque campus. Outre-Manche, les étudiants prônent ouvertement le renversement révolutionnaire du capitalisme et de l’impérialisme. La lutte contre l'impérialisme et le racisme constitue un des thèmes centraux du mouvement étudiant britannique, qui clame sa solidarité avec la révolte française. En Italie les étudiants multiplient les occupations d’université et le gouvernement y répond par la violence de la répression policière. On le sait…ce qui se passe en France dépasse déjà largement le petit périmètre bobo du quartier latin.
On peut déjà voir de l’inquiétude dans les yeux des mamies de la rue Saint-Placide ou du boulevard Raspail.
Il y a un truc, là-dessous, mais personne n’arrive à expliquer quoi. C’est quoi ? C’est qui ? C’est un coup des rouges ?
Un certain Docteur Luther King, sans doute un homme de bien qui défend les intérêts de ceux qu’on appelle encore « les noirs » est en train de vivre sa dernière journée sur cette terre. Demain, James Earl Ray lui logera une balle dans la gorge.
Et pendant ce temps, on se bat toujours au Viêt-Nam. Un étrange mouvement a pris naissance en ce printemps de Prague. Alexandre Dubcek espèrera jusqu’au mois d’août qu’il pourra éventuellement échapper aux griffes du camarade Léonid Brejnev.
(Quelques pavés, un début ? un début de quoi ? Elle est où, la plage ?)
Pourquoi je te raconte tout cela ? Simplement pour te dire que de plus en plus, on est tous persuadé que le monde est en train de changer, et les plus jeunes vont bientôt devenir ceux qu’il faudra écouter, car, même si ce qu’ils disent ou ce qu’ils diront relève plus de l’utopie, que du réellement possible, il est bon d’écouter, comme il est bon, pour eux, de pouvoir élever la voix afin qu’on les entende. Je ne vais pas te raconter tout par le détail. Ce que je peux dire simplement c’est que plus les parents résistent, plus on se rebelle. Il aura suffi qu’ils cèdent sur un seul truc, une seule interdiction, pour que « nous » sachions, nous "comprenions » qu’on pouvait aller plus loin. Ce n’est plus « est ce que je peux aller à la manif ? » c’est maintenant « je vais à la manif, je mangerai en rentrant » …Alors on part vers la Bastille, la Nation, la salle de la mutualité, n’importe quel endroit où des « jeunes révolutionnaires » se réunissent, parfois sans savoir pourquoi, ni même comprendre. « On » leur a dit qu’il y avait tel ou tel évènements et intrinsèquement « ils » savent qu’ « on» a besoin d’eux. Ce sera une bonne expérience.
Bientôt, les filles de bonnes familles notent sur leur agenda les dates et heures des manifs à venir, comme d’autres jeunes filles plus longuement vêtues, notaient, avant-hier, sur leur carnet de bal, le nom des cavaliers qui les serreraient d’un peu trop près pour leur faire sentir ce qu’ils avaient à leur dire…
La pilule ? Connais pas…Les jupes raccourcissent, la " morale" devient élastique, les élastiques ne durent pas très longtemps et claquent parfois sous la main hâtive des révoltés des facs de droit ou de lettres.
L’agitation de ce début avril ne fait pas bon ménage avec mes études. En plus d’être un véritable cancre, je suis un rêveur équipé d’un cœur d’artichaut. Pour je ne sais quelle raison, je suis amoureux de ma prof d’Espagnol, qui, bien sûr ne le sait pas. Une relation entre un prof et un élève ? C’est de toute façon impossible.
Tout le monde le sait, les profs ne vivent pas dans notre monde, les profs n’ont pas d’opinion politique, les profs ne connaissent ni Marx, ni Mao, ni le Parti Communiste Français, ni la CGT, ni l’UNEF, ni même la révolution Bolchévique de 1917, sauf peut-être Monsieur Dorne, le chauve prof d’Histoire dont tout le monde se moque parce que ses initiales sont P et D. Ma prof d’Espagnol ...qui me force à apprendre tout ce qu’il faudrait savoir sur la littérature d’outre-Pyrénées, la conquête de l’Amérique du Sud, et la musique d’Isaac Albéniz. Comment s’appelait-elle déjà ?
(Pour chaque « manif » de l’extrême-droite, il y avait une « contre-manif » de l’extrême-gauche avec lancement de projectiles, charges de CRS ou de Gendarmes Mobiles, c’était selon l’humeur du préfet et la dangerosité des évènements)
Un soir, alors que se tient à la porte de Versailles un meeting du mouvement d’Extrême-droite « Occident », une « contre-manifestation est organisée sur le boulevard passant devant le Palais des Sports qui abrite l’évènement. Malgré l’interdiction de la contre-manifestation, nous sommes tous là …tous "gauchistes" confondus. Six cent CRS nous font face. La charge est violente, on s’envole tous comme des moineaux, on cavale, on va là où des portes d'immeubles sont ouvertes…je me retrouve dans une cage d’escalier, au dernier étage d’un immeuble bourgeois, le cœur battant, m’attendant déjà à ce que les forces de l’ordre envahissent le bâtiment…Une main sur mon épaule…un baiser……ma prof d’espagnol était dans la manif…je ne l’avais pas vu ……elle, si.
Alors tu vois, on n’avait même pas encore commencé à creuser sous les pavés, mais pour certains chanceux, c’était déjà la douceur.
ET MAINTENANT ?
« Le doyen Grappin a décidé de fermer la fac de Nanterre ce 28 Mars 1967…Il n’est même plus question d’essayer d’entrer dans le dortoir des filles. On est mardi, la fac est fermée jusqu’à lundi prochain, le 3 avril. Les flics sont rentrés dans la fac, c’est du jamais vu depuis la mise en place au moyen-âge de la « franchise universitaire » interdisant au pouvoir temporel de rentrer dans le périmètre d’une université. »
Voilà, j’aurais pu dire cela en racontant un peu les origines du mouvement. Mars 1967 et mars 1968 se ressemblent un peu sans se mélanger. En 67, on fait un état des lieux, en 68 on consolide le peu d’acquis, on élargit le questionnement, ce n’est plus seulement la fac, les parents ou les institutions qu’il faut remettre en cause, c’est cet ordre oppressant, plein de poussière qui immobilise le pays à force de puritanisme, de mépris pour les travailleurs, de système de classes opposant les puissants aux faibles, les lettrés aux analphabètes. « L’homme qui n’a pas été anarchiste à seize ans est un imbécile. Mais c’en est un autre s’il l’est encore à quarante » disait Georges Clémenceau. Nous on se foutait pas mal de la deuxième partie de la citation, on était finalement anar dans l’âme et on découvrait la diversité des sensibilités étudiantes. Même si nous n’avions « Ni Dieu, Ni Maître » et rêvions d’une société plus égalitaire, il y avait autant de tendances politiques différentes regroupant des étudiants qui voyaient le futur de façon diverses.
Entre les Jeunesses Communistes Révolutionnaires, les Maoïstes, les adhérents à l’Organisation Communiste Internationaliste, ceux qui suivaient le Parti Socialiste Unifié, il y avait sacrément de quoi se perdre. Et bien sûr, on se perdait parfois, intentionnellement. Etions nous tous habités par cette quête de romantisme révolutionnaire ? Je ne suis pas certain. Je pense que la grande majorité avait voué son énergie à des causes généreuses mais que certains ne souhaitent que secouer la société, faire tomber de leurs socles les statues des grands hommes du passé, bouffer du curé, bouffer du flic, bouffer du bourgeois, sans trop se préoccuper de ce qui se passerait ensuite, une fois que les appétits seraient satisfaits, que l’on pourrait sans complexe s’afficher au bras d’un égérie de la « révolution », une Louise Michel à la mode de 68, une Théroigne de Méricout à la mode de Nanterre, une Charlotte Corday façon salle de la Mutualité, une Olympes de Gouges façon manif sur le boulevard Saint-Germain.
Il serait faux de croire que ce sont les étudiants qui sont l’origine exclusive du mouvement de mai soixante-huit. Le malaise couvait déjà avant.
Les ouvriers ? On en parle, sans en parler. Nous sommes de jeunes poussins pour la plupart, issues de milieux aisés qui pouvons rentrer le soir chez les parents pour vider le frigidaire et nous vautrer sur le canapé des bourgeois en regardant La Piste aux Etoiles, Discorama, ou Télé-Philatélie, en piochant dans leur boite à cigarette pour ne pas utiliser les nôtres.
Les ouvriers ? Ils sont dans leurs usines, en tout cas pour le moment. Tu comprends bien que pour « faire la révolution » il faut avoir du temps et une éducation politique. Les ouvriers n’ont pour le moment ni l’un ni l’autre. La règle c’est quarante heures de travail, la moyenne c’est entre quarante-cinq et quarante-six heures…alors la révolution, excuses-moi camarade, mais ce n’est pas pour tout de suite… L’usine ? de laquelle tu parles ? Simca à Nanterre ? Renault à Flins, Citroën au quai de Javel ? De la sueur, la puanteur des vestiaires en fin de journée, les petit-chefs, les syndicats qui ne font pas grand-chose…tu sors de ta journée de charbon, tu n’es plus bon à rien, alors tu sais, les meetings à la « Mutualité » …Bon, le premier mai encore, je dis pas, mais pour le reste, non, c’est pas pour nous….
(Nanterre ? de la folie...!)
Alors effectivement, nous ne savions pas grand-chose de la condition ouvrière. Il était encore un peu tôt pour s’en occuper, et puis notre vraie préoccupation restait de savoir ce que nous allions, nous, devenir dans un monde qui visiblement ne faisait pas de cadeaux. Il y avait la sélection à l’université, la peur du futur, la majorité à vingt-et-un an, la peur des grossesses non désirées, la propagande du gouvernement, les trois ou quatre malheureuses « radio-périphériques » que l’on appelait ainsi pour les différencier de la propagande d’état.
Ça en faisait des trucs et des machins à détruire. Il aurait fallu en faire des choses pour nettoyer toutes ces vieilleries…Nettoyer ? non, brûler, enterrer les cendres …non, mieux que cela, les répartir aux quatre vents. On avait besoin de faire souffler sur la jeunesse un alizé doux et plein de promesses. Mais pour bien souffler on aurait dû cloper un peu moins, et ce n’était pas le cas. On crachait sur l’état et le capital, et on lui donnait en même temps, au quotidien les taxes prélevées sur chaque paquet de cigarette ou de tabac à fumer. On avait du mal à gérer nos addictions. On était accro à la « manif », on fréquentait les cafés, on écoutait du rock sur Radio-Caroline, mais on ne courrait parfois pas assez vite pour échapper aux flics et à la mise en cage dans les grandes cellules de l’ancien hôpital Beaujon transformé en centre de police. Nous étions tous Proudhon, Marx, Lénine…nous étions tous Trotski et Mao. Mais nous étions tous aussi l’abbé Grégoire, Jean-Paul Marat et Camille Desmoulins…Il ne nous restait plus qu’à décider quelles têtes devaient être coupées… !
POMMES, MELONS, POIRES ET CARMEL
A force de regarder les Israéliens vivre au quotidien, je me suis souvent demandé s’ils ne recevaient pas automatiquement dès la naissance, un passeport Américain sans que personne ne soit au courant, tant l’influence du « grand frère d’Outre-Atlantique » est perceptible dans la société Israélienne, allant de la télévision par câble aux différentes chaînes de « fast-food » en passant par les plateaux-télé et les « télégrammes chantants ».
Bien sûr, tout le monde veut aller en vacances à Miami (une des plus importantes « colonies Juives » des Etats-Unis), les ados veulent absolument « surfer USA » tandis que des imitations de hippies se retrouvent régulièrement sur les plages pour ressusciter l’ère du Flower Power de Californie tout en consommant force substances plus ou moins illégales. Les appartements se vendent en dollars Américains, et les parents délaissent les déplacements en Europe pour privilégier les visites avec leurs jeunes enfants à Disneyworld. Aucune décision gouvernementale risquant d’affecter d’une manière ou d’une autre la stabilité politique dans la région ne peut être prise sans la bénédiction de l’Amérique, une sage décision quand on connait l’importante contribution des Etats-Unis à la vie économique du pays. De la même manière, des « centres de dépenses » que l’on nomme parfois centres commerciaux, ou « mall » pour utiliser l’expression d’outre-Atlantique consacrée, fleurissent çà et là et ressemblent à ce que l’on pourrait trouver en visitant « Anytown USA ». La dimension religieuse n’est pas oubliée puisque qu’il existe également une chaine de supermarchés, en plus de cinq autres, dirigée par des Juifs orthodoxes, et portant le nom fabuleux de ZOL PO (qui peut se traduire par : Ici, c’est bon marché…sous-entendu, chez les autres c’est plus cher…) et qui attire chaque semaine des centaines de milliers de clients désireux de dépenser leur argent dans un supermarché « bien fréquenté » avec air-conditionné, en achetant des produits importés pour pouvoir vivre et consommer comme des étrangers dans leur propre pays… Toutefois, et spécialement en Israël, tout ce qui brille n’est pas fait d’or, et les fruits et légumes achetés en grandes surfaces n’ont aucun goût malgré un prix outrancier. En fait, plus le fruit ou le légume semble sympathique, plus il faut s’en méfier. L’apparence est trompeuse par rapport au contenu. L’utilité du supermarché devrait se limiter à fournir aux chapardeurs, dont je fais partie, l’opportunité de déguster gratuitement noix salées diverses, cornichons « malossol », fruits secs, délicatement prélevés dans les grands bacs en métal, ou tranches de gâteau au pavot volées au rayon boulangerie, le tout immédiatement mis dans la bouche pour s’assurer que le déplacement au « super » aura été quand même utile.
Pour ceux qui ont la chance d’habiter à proximité, pour les chef cuisiniers Israéliens, pour ceux qui recherchent avant tout l’authenticité et fuient les imbéciles produits emballés, stérilisés, et insipides, pour les ménagères en quête de saveurs, il n’existe qu’un seul endroit où aller, dans le sud de Tel-Aviv, un endroit sale, qui sent fort, un endroit magnifique aussi vibrant de vie, de cris, d’insultes également, ouvert de huit heures du matin à dix-huit heures, le marché Carmel ! Une douzaine de rues qui se croisent à angles droits et où l’on peut trouver tout ce qui serait disponible dans un supermarché, mais au tiers du prix. Il n’y a pas de vraies boutiques, mais plutôt des étals protégés la nuit par des rideaux en fer. Pas de luxe, mais de l’authentique…et Il faut tout faire pour que les prix restent les plus bas possibles, que les loyers des emplacements n’augmentent pas, que les ruelles du marché Carmel ne se transforment pas en lieux de rendez-vous des néo-riches, des bobos expatriés ou des mafieux importés d’Europe de l’Est.
(Les épices à Carmel: avant tout un plaisir des yeux)
A Carmel, Josué côtoie Ahmed, Ephraïm parle avec Mahjoub, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. La couleur est partout, sur les étals, le vert des légumes comme la nature peut le fabriquer, le rouge des grenades, l’orange des melons, le jaune des poires, et les différentes teintes des maltaises, des navels et des pamplemousse gros comme une noix de coco qui vont te faire un vrai repas tellement la chair en est généreuse. Il y a aussi le « fruit de voleur », un truc qui vient d’extrême orient, de la taille d’un ballon de football. Quand tu l’as épluché, il ne te reste plus que l’équivalent d’une balle de tennis à déguster…un vrai piège à cons…mais la tentation est si forte…Pour celui qui veut acheter à manger, Carmel est le centre du monde...et le magasin des souvenirs d’enfance alimentaire pour les communautés d’Afrique du Nord comme les descendants des habitants des « Shtetls » de Pologne, Hongrie, Autriche, Roumanie, ou autres pays à l’est de Rome. De tout…on peut trouver de tout…il suffit de savoir où, il suffit de parler à la « bonne personne » si d’aventure tu n’as pas encore découvert le bon produit…Il est là, mais tu ne l’as pas vu, parce qu’il était caché sur une étagère, derrière des boites de « Campbell Soup » ou derrière des barres de savon artisanal…Il faut chercher, je te dis…
Tu as soif ? un petit coup de lait d’amandes te fera du bien…Tu cherches un vieux modèle de moulin à légumes ? un truc à main pas le machin électrique, quatrième boutique à droite en montant par la rue des « bouchers » …Tu veux un couteau de cuisine façon Japon, un wok façon Thaï, vas chez le syrien juste à côté du 52 Hakovshim street, tu trouveras ton bonheur…Tonnes de gâteau au fromage, plâtrées d’aubergine farcies, alignements de strudels, mètres carrés de moussaka, litres de « baba ganoush » …ne va jamais à Carmel en ayant faim…Le sud de Tel-Aviv, c’est un concentré de Moyen-Orient…dans le sud de Tel-Aviv, on ne parle pas, on crie !
Aucune conversation ne peut être tenue au-dessous de cent décibels, c’est comme ça…Pour retrouver la sérénité, il te faudra sortir du marché, prendre le temps de t’éloigner un peu, de laisser à ta tête quelques minutes pour faire le vide, alors que, sachets en plastique à la main, tu réaliseras que tu n’aurais peut-être pas dû acheter autant de fruits parce que c’est foutrement lourd à porter…La bruit qui te tourne la tête ? C’est aussi celui du haut-parleur de la boutique où tout est à un shekel, qui te hurle dans les oreilles, du petit matin and début du soir, que tu trouveras à l’intérieur, tout ce qui pourra faire ton bonheur, depuis le couteau suisse jusqu’à l’ouvre-boite datant de la vie dans le ghetto, depuis les pinces-à-linge jusqu’aux baballes pour les chien-chiens et aux cure-dents en bois…
Gare au dérapage inattendu en passant à Carmel, là où les bouchers tiennent boutique car, comme en Afrique, la viande, exposée à l’extérieur, attirera les regards et les mouches, mais les abats seront laissés sur le trottoir à la merci des chats du quartier qui mettront plus ou moins longtemps à en faire leur repas du soir… La rue des bouchers, tu ne connais pas ? C’est tout près du magasin pour les Philippins…tu ne peux pas te tromper…
(Fruits et légumes au marché Carmel, Tel-Aviv)
Dans une petite rue, bien cachée, il y a les étals aux épices tenus par des arabes âgés, tellement âgés que tu te demandes si une fois ton achat terminé, ils ne vont pas tout simplement s’endormir pour ne plus se réveiller. Je suis dans les pages des mille-et-une-nuits, je vois ma princesse couverte de bijoux en or, je peux même ressentir le désir qui se réveille…vite, il faut manger un loukoum parfumé à la rose, c’est bon pour ce que j’ai…ça tombe bien, il y en a plein, alignés comme à la parade, dans de grandes boites en fer blanc…Tout le monde doit pouvoir vivre, à Carmel, légalement ou illégalement. Dans les boutiques des Russes, il y a de la vodka de contrebande portant de vraies étiquettes en cyrillique, du pastis de Marseille entré en fraude dans des containers arrivant à Haïfa, du vin blanc ou rouge en provenance des pays de l’Est…Il y a aussi les vendeurs de fausses cigarettes de marque : si tu n’y fais pas gaffe, tu te retrouves à fumer tout ce que tu veux, mais pas du tabac. En montant plus haut dans la rue principale, après avoir passé l’angle où se trouve le vendeur de pita, tu rentres dans les quelques centaines de mètre carrés ou l’on vend des « schmattes » (1) avec ses prix incroyablement bas, ses fausses vraies marques qui sont souvent de vraies fausses étiquettes cousues à la ceinture d’un jean fabriqué dans la bande de Gaza, ou en Chine…Tu te rends compte ? Le Levi’s 501 à dix dollars ? Du jamais vu…alors tu achètes, ça te va pas mal, et puis tu t’en fous parce que c’est sympa d’aller à Carmel…c’est un peu comme si tu allais voir un spectacle de magie…On te fait croire que…mais tu sais au fond de toi-même même que tout ne peux pas être vrai…y compris le prix des vêtements griffés de marques de luxe…
Du faux Ralf Lauren, ça reste du Ralf Lauren, une petit crocodile contrefait cousu sur un polo, ça-y-est, je me suis payé une « Lacoste » …oui, Il faut bien que tout le monde vive…Comme partout au Moyen-Orient, les Israéliens ont un amour immodéré du sucré .Les dentistes de Tel-Aviv devraient remercier l’éternel pour cette dérive vers les sucres d’orges, bonbons et autres Halva de différents types dont la consommation excessive alimente nécessairement par ricochet, les officines de soins dentaires…Les avocats aussi devraient « sacrifier à l’éternel » puisque des cabinets spécialisés attaquent régulièrement la municipalité de Tel-Aviv quand des « seniors » glissent sur un foie de poulet ou un morceau d’intestin, et se cassent au choix, un col du fémur, un tibia ,un poignet, lors d’un malheureux passage dans les ruelles mal nettoyées d’un Carmel en fin de journée. Les plus pauvres des pauvres, eux, bénissent Carmel, qui leur laisse vendre dans la rue, des petites choses qui ne serviront à rien mais que l’on achète au nom de la « Tzedakka » (2), par compassion, et parce que le doute existe toujours de savoir ce qui se passera le jour du jugement dernier et du départ vers « le monde à venir » (3) Carmel a ses odeurs, magnifiques mais changeantes suivant que tu ailles du Sud au Nord ou d’Est en Ouest. Odeurs de fraises qui t’envahissent, odeurs de la cardamome, parfums du cumin, effluves d’ordures qui se décomposent au soleil, tout un mélange curieux à la fois merveilleux et infâme, tendre et brutal…Ce sont les mêmes odeurs auxquelles tu as déjà été confronté de Jordanie à la Turquie, de Khartoum à Téhéran, parce qu’au Moyen-Orient, tous les marchés se ressemblent : seuls changent les noms…Odeurs de poisson, pain chaud, persil, fromage de chèvre, des odeurs qui te confirme que tu es bien en vie…
Carmel, tu vois, ce n’est pas Israël ! Carmel c’est « l’Est », l’Orient qui n’a pas de nom, mais qui en a mille.
Tes concombres sont un peu mous ? Tes fraises n’ont pas le goût espéré ? Le pain est un peu dur ? Il y a une éraflure sur la casserole que tu as achetée chez “le Russe” ? Ne te dis pas qu’on a essayé de te rouler dans la farine…Peut-être est-ce tout simplement parce que tu regardais ailleurs pendant qu’on te choisissait tes fruits ou tes légumes, ou bien peut-être est-ce parce que le commerçant a compris que tu n’étais pas un authentique Israélien ?
De toute façon, tu n’as plus le choix…car au marché Carmel, tout doit disparaitre…
Mot issu du Yiddish désignant des vêtements très bon marché. La traduction la plus proche serait « fripe ».
L’action juste. C’est l’équivalent de la charité qui se serait mélangée avec une B.A de scout… !
Une des croyances fondamentales du judaïsme. Il s’agit du monde tel qu’il serait une fois le messie arrivé sur terre.
DE GLACE ET DE FEU
1988
Entre deux vols avec une nuit prévue à Francfort, je reçois une invitation pour une rencontre avec le Vice-Président « Europe » de la compagnie. Je suis convoqué au siège de Francfort. Comme souvent en Allemagne, il pleut. Les fêtes de fin d’année ne sont plus loin et j’ai hâte de retrouver mon petit monde de Los Angeles et d’aller boire des coups avec les copains dans un lieu de débauche dénommé « Le Dinghy de l’Amiral », un endroit idéal pour apprendre les dernières nouvelles, des plus importantes aux plus triviale.
SMXLLa porte s’ouvre, le VP s’avance bougon et ne me tends même pas la main ! « Monsieur Ubersfeld, j’entends beaucoup de choses à votre sujet, des choses bien et des choses moins bien. Vous avez un caractère indépendant, un peu trop peut-être ! » Quelqu’un à du raconter des trucs, comme à la communale. C’est toutefois un peu vrai, à trente-huit ans, j’ai trouvé mon rythme de croisière dans un job fait à ma mesure, un travail qui me mène sur les cinq continents avec au bout de chaque voyage l’occasion d’apprendre surtout sur moi-même, de cerner mes faiblesses et de découvrir le monde encore et encore. Comme je voyage beaucoup, peut-être y-a-t ’il des jalousies ou des animosités, des anciens collègues qui auraient répandu des rumeurs...Il n'y a pas de fumée sans feu... Heureusement, « X » n’est pas mon boss. Mon vrai patron est à Los Angeles, dans l’immeuble moderne du 7401 World Way West. « Nous allons ouvrir des opérations en Islande et nous cherchons un volontaire ; cela vous tente ? » L’Islande, je ne connais pas, plus habitué que je suis à traîner mes guêtres entre l’Amérique du Sud, La Chine et le Moyen-Orient. L’Islande c’est loin ! j’imagine Pierre LOTI, les pêcheurs à la morue ou à la baleine, le début du siècle, une terre sauvage, un endroit encore vierge de mes préjugés ! Alors j’accepte ! Le lendemain je suis en route vers les Etats-Unis pour quelques jours de repos après une période intense en République Populaire de Chine. Les copains du « Hi-Tiger » se foutent de moi et m’appellent « Nanook l'esquimau » comme le héros de Robert Flaherty dans son film datant de 1922.
J’ai bonne mine. Dans un surplus militaire du côté de Sepulveda Boulevard, j’ai acheté mon "nouvel uniforme» adapté à ma nouvelle mission : polaire et pantalon de laine, grosses chaussettes, des gants et une chapka, le tout étant censé me protéger d’un froid que j’imagine glacial ! Cap vers le vieux contient, une malle en métal avec ce qu’il faut pour affronter les Vikings
(Islande: un pays moderne et hors du temps, des paysages pour forcer à rêver...)
1989 J’ai laissé Orly il y a un peu plus de trois heures. Il fait déjà nuit. La compagnie va régulièrement poser à Keflavik un B 747-200 pour charger les soutes avec du saumon d’élevage dont une partie est destinée au marché Américain, et l’autre partira ensuite au Japon. Louer un bureau dans l’aéroport bien sympa de Keflavik ? trop cher. Alors par le biais des contacts, on me trouve une petite cabane en bois côté piste et appartenant à l’un des pétroliers de l’aéroport. Keflavik. Le vent, souvent le vent ! Un vent si fort qu’il y a tous les jours des pilotes de compagnies Européennes qui viennent s’entraîner en effectuant des approches par vent de travers. Ma cabane en bois est attachée au sol par quatre filins en acier pour éviter qu’elle ne s’envole. Un technicien maison, ancien radio de Seaboard World Airlines, vient connecter mon petit bureau au reste du réseau. De ma fenêtre je peux apercevoir « NASKEF », la base Américaine ou sont parqués les chasseurs de sous-marins ORION et les avions de chasse du 57ème Squadron. Les conditions météo et les vents d’hiver au-dessus de l’atlantique ne sont pas propices au passage de nos vols, alors je décide de passer un peu plus de temps à découvrir tout le reste. Le Brennivin en premier, le Graflax en second, préparé de plein de façon différente et je me convertis au poisson cru ! Ensuite, je me crée une routine maritime en allant visiter la salle des machines des chalutiers, souvent énormes, qui sont à quai sur le port de Keflavik. Basé maintenant en Islande, j’accueille régulièrement les mécaniciens censés effectuer les visites de transit sur d’éventuels avions qui se risqueraient à braver le temps incertain pour venir cherche les cartons de saumon. Ces mécanos restent sur place une ou deux semaines et j’organise à leur intention de petites ballades ou des soirées arrosées dans les différentes boîtes de nuit de Reykjavik où se croisent la jeunesse de l'île et des Islandais expatriés aux Etats-Unis qui viennent se replonger dans leur culture après quelques heures de vol depuis l'aéroport de Kennedy (JFK).
(Equipage entièrement féminin chez Icelandair)
L’Islande est un petit pays, tout le monde connait tout le monde, et en 1989, on laisse les clés sur les voitures. Le pire qui puisse arriver serait de retrouver son véhicule à l’autre bout de l’Ile, et après ? En allant faire mes courses dans un supermarché de Reykjavik, j’ai croisé le Président, ou plutôt la Présidente qui m’a gentiment invité à prendre le thé à sa résidence quelques jours après ! ça change de Paris ou de Los Angeles !SMXL l’Islande n’en finit pas de m’étonner. Mon «bipeur » en poche, au cas où finalement un vol déciderait de faire escale "chez nous" je me ballade au gré du moment attiré par les grands espaces et l’incroyable beauté des paysages qui me parlent à l’âme.
Force et Nature, Geysers et Vapeur, il y a aussi les glaciers au loin, les moutons très près, des chevaux amicaux. Il y a par-dessus tout, la gentillesse d’un peuple d’exception qui fait corps avec la nature et accepte sont sort insulaire. Parfois la nuit, j’installe sur le toit de mon 4x4 un matelas pneumatique et un sac de couchage pour pouvoir regarder en m’endormant les aurores boréales. On dirait que quelqu’un, du haut du ciel, agite un voile vert émeraude, à moins que ce ne soit du rose, ou du bleu clair. L’Islande regorge d’histoires de fantômes. D’après les amis Islandais qui m’entretiennent sur le sujet et me transforment petit-à-petit en un véritable "Îlien", il existe un curieux ectoplasme qui se balade sur la route entre Reykjavik et Keflavik, route sur laquelle il ne faut jamais s’arrêter par crainte de voir ensuite sur le siège arrière, ou pire, à côté de soi, le fantôme en question. Alors que la durée de la nuit diminue, l’idée me vient d’aller consulter un médium. Si la spiritualité n’a jamais été loin de moi, le spiritisme, tout ce qui touche aux médiums et aux chamanes, m’est totalement inconnu.
(Il y avait de gentils chevaux...)
Pourtant, cette femme qui m’a été recommandée, me donne de nombreux et troublants détails sur ma vie passée, les erreurs de jugement que j’ai commis, les souffrances que j’ai parfois infligées à des tiers.
« Vous avez fait partie d’une communauté religieuse et vos frères vous ont jeté dehors car vous refusiez de suivre les règles »
Mince alors ! « Pécho en flag ! » (1) quelle affaire ! et si c’était vrai ? Alors je m’intéresse de plus près à ce qui touche aux traditions Islandaises, Nordiques, et je sens déjà que le jour du départ, je laisserai sur place un bout de cœur. Depuis bientôt six mois, je me suis sans m’en douter, imprégné de culture Islandaise, imprégné des us et coutumes autant que d’eau de vie parfumée au carvi.
SMXLJ’ai presque oublié la date du 17 décembre 1988 lorsque le coup de tonnerre est tombé : l’offre de rachat de Flying Tigers par Federal Express. « Cela ne se fera jamais » disent les uns… » « Tu verras que cela se fera » … disent les autres.
« Vous allez passer un long moment à l’étranger » avait dit le medium sans me préciser exactement quand. Huit ans après, je m’installais avec armes et bagage en Israël, pour y ouvrir les opérations aériennes.
J’y passerai quatre années et-demi…
Pris sur le fait…une allusion à l’état de rébellion permanent qui me caractérise
JERUSALEM
Il n’y avait ni Yahvé....
Ni Yeshoua...
Ni Mahomet.
Il n’y avait ni les chevaliers Chrétiens, ni les cavaliers de l’armée de Salah U Din, Salah le juste. Il n’y avait ni dieu, ni maître.
Par contre, au travers des siècles, les marchands du temple avaient survécu, de générations en générations. Ils tenaient boutiques dans les ruelles du côté du Saint Sépulcre, à côté de la Mosquée d’Omar, à quelques mètres du Mur du Temple près duquel des Loubavitch (1) vendait pour quelques shekels un morceau de fil rouge qu’ils t’attachaient autour du poignet en te bénissant du bout des lèvres avant de passer au client suivant. Dans les boutiques, des arméniens concurrençaient les vendeurs arabes de la vieille ville, alors qu’à l’intérieur du Saint-Sépulcre, des popes bâtis comme des armoires à glace régulaient le trafic des pèlerins chrétiens qui n’avaient droit qu’à quelques secondes d’extase dans le tombeau, après avoir fait le voyage parfois du bout du monde. Dans certaines arrière boutiques, il était même possible de trouver des morceaux authentiques de la vraie croix, des clous datant de la crucifixion, tout dépendait de combien tu voulais mettre dans ta pseudo relique…
Il y avait aussi, galopant, le syndrome de Jérusalem qui frappait souvent femmes et hommes, visionnaires de la mission qui leur avait été nécessairement confiée et dont ils découvraient l’existence le jour ou leur vie basculait dans l’irréel et le fantastique.
(Le Saint-Sépulcre, où, suivant la doctrine chrétienne, se trouve le tombeau du Christ)
Sur le toit du Saint-Sépulcre, il se trouvaient aussi de petites cellules de quelques demi-mètres carrés ou de pauvres moines Ethiopiens, les réprouvés du christianisme, s’endormaient chaque nuit, le cœur dans les étoiles, remerciant leur créateur de leur avoir donné encore une journée de vie. Eux ne bénéficiaient que d’un pauvre autel, à l’écart des autres. Il fallait monter quelques marches pour se retrouver dans une pénombre bienfaisante, pour voir les bougies à moitié consumées, mille fois remplacées par d’autres bougies récupérées çà et là.
A L’intérieur du très vieux bâtiment, un partage rigoureux avait été fait de l’espace sacré. Chacun sa liturgie, chacun son encens, chacun ses heures de cérémonies, chacun son bon dieu, nom de dieu ! Coptes Egyptiens avec leur curieux couvre-chef, Franciscains zélés avec la cordelette qui leur servait de ceinture, dignitaires Orthodoxes qui marchaient difficilement dans leur parure cousue de fil d’or. Tu avais intérêt à bien te tenir dans le secteur grec. Au moindre écart de conduite, un pope s’approchait de toi et tu savais alors qu’avec un mot de plus, il aurait été capable de te filer une beigne à assommer un bœuf.
Il n’y avait ni Yahvé, ni Yeshoua, ni Mahomet et pourtant il y avait du monde dans les auberges de touristes du sacré, dans les hôtels de luxe des visiteurs d’une fois l’an, « comme- ça- on- s’en- sortira- bien- le- dernier-jour-du-jugement ». J’étais arrivé dans le pays pour y travailler. J’y suis resté quatre années et demi, à vivre avec cet aimant au quotidien qu’était la vieille ville. Ce n’était pas la vision des bâtiments religieux qui m’éblouissait, mais plutôt l’idée même que le « religieux » ait pu semer des graines dans cet endroit depuis si longtemps…En fait, ce n’était même pas le religieux qui m’intriguait et faisait parfois battre mon cœur un peu plus vite, c’était de savoir que depuis plusieurs siècle, l’esprit et l’histoire soufflaient ensemble régulièrement, des idées à ceux qui croient. Ce n’était pas le sacré qui m’intriguait, c’était le spirituel...Avoir le temps de s’interroger pour démêler l’imaginaires du réel, la fiction de l’Histoire, le juste de l’injuste à l’aune de mes pauvres connaissances.
Comme un millefeuille à plusieurs étages, Jérusalem repose sur plusieurs époques, plusieurs histoires, plusieurs civilisations. En un coup de pelle, tu te retrouvais chez les Ottomans, en deux coups de pelle, tu arrivais chez les Romains. Alors ce n’était plus Yeshoua qui était intéressant, mais c’était la découverte des vestiges de bains turques dans un chantier d’archéologie caché aux yeux de tous. Ce n’était pas non plus l’histoire de la Mosquée d’Omar qui était passionnante, mais plutôt la découverte des vestiges du second temple qui me transportait dans le passé.
(La gare de Jérusalem à l’époque du mandat Britannique)
L’esprit soufflait, l’histoire dévoilait peu à peu ses secrets, au rythme des pioches des archéologues, et le petit restaurant Saint Michel, tenu par des expatriés de Beyrouth (2) à l’entrée de la vieille ville rappelait à chaque passage que l’on mange aussi du Houmous chez les Libanais. Sur la route de la vieille ville, il y avait les vestiges de vieux matériel militaire datant de la guerre d’indépendance. A chaque passage, ces vestiges devenaient de moins en moins important. Ce qu’il fallait c’était vite garer la voiture, s’enfoncer dans les ruelle qui descendait ver le souk, et se laisser dériver, enivré par les senteurs d’épices. De mystique, j’étais devenu incrédule. De futur « haredi » (3) j’étais devenu laïc convaincu. Je me réfugiais dans de petites cours ou chantaient des oiseaux chrétiens, des oiseaux juifs, des oiseaux musulmans, et leur chant était le même car les oiseaux, eux, n’ont pas de religion et font confiance à la vie pour boire ou pour manger.
Et si tout cela était vrai ?
Et si au contraire tout cela était faux ?
Je n’ai jamais trouvé la réponse. J'avais échappé au syndrome de Jérusalem...
(Vue sur Jerusalem depuis le Mont des Oliviers)
Et puis il y eu les quelques semaines de guerre, avec un début vécu sur la frontière avec la Syrie et le Liban, le chien Noah terré sous le lit alors que les premières « Katiouchas » volaient au-dessus de nous, dans la région de Majdal Shams toute proche. Un diner irréel dans un restaurant de montagne, des coups de canon tirés depuis le Liban, un embrasement rapide, trop rapide.
Nous avions évacué les enfants qui étaient rentrées en France et la boite avait même prévu pour nous une évacuation vers Chypre par vedette rapide, avec chien, mais sans bagages. Partir ? Mais pourquoi ? Côté Israélien, c’était un peu bizarre. Les tankistes n’avaient pas les bonne fréquences radio, la logistique ne suivait pas, les roquettes et les obus tombaient maintenant sur Tibériade.
Quel pays où tu ne pouvais pas aller tranquillement passer quelques jours dans un coin perdu sans risquer de te perdre entre les explosifs et les mines… ! On m’avait déconseillé ce voyage de trois jours, j’avais persisté.
Je ne le regrette pas. Vers trois heures du matin, alors que les combats prenaient de l’ampleur et que les résidents étaient dans les abris, j’étais en train de regarder un film Français à la télévision. Comme si la vie allait continuer et que demain serait simplement un nouveau jour. Alors quoi ? Plus de petit restaurant en bord de mer à Nahariyya en regardant le soleil se coucher ? plus d’escapades dans le quartier arménien, plus de visites nocturnes chez Nanouchka, sur Lilienblum street ? Il avait fallu convertir les employés de l’entreprise qui œuvraient à l’aéroport de Ben-Gurion, à l’écrit plutôt qu’à l’oral. Créer des procédures, mettre de l’ordre, encadrer, gérer, faire partir les avions le matin et l’après-midi faire à pied les quatre-vingt-dix-sept mètres qui me séparaient de Chinky Beach, là où ne régnait plus l’esprit et où pour quelques shekels, on pouvait manger une salade de pastèque avec de la feta.
Yahvé, Yeshoua et Mahomet se méfiaient de leurs propres enfants : des policiers patrouillaient sur la plage, des bateaux semi-rigides de la marine croisaient à quelques encablures du bord de mer. En remontant vers Jérusalem, régulièrement, en sortant du cadre laïc de la "Colline du Printemps" (4), les questions se bousculaient à nouveau, sans que je sache pourquoi. Bien sûr, il y avait Mea Shearim avec son cortège de femmes traînant une palanquée de mioches derrière elles, portant bas de laine et jupe longue même aux jours les plus chauds de l’été. Il y avait aussi, rigidifiés dans leurs croyances séculaires, les ultra-orthodoxes qui te suivaient d’un mauvais œil et dont le regard signifiait : « comment toi, un étranger irrespectueux, oses tu fouler notre sol » En passant devant des « shuls » (5) dont une fenêtre grillagée s’ouvrait parfois sur la ruelle, on pouvait entendre le bourdonnement de ceux qui lisaient, relisaient, et argumentaient les textes saints. Il y avait dans ces voix en hébreu un mystère que je n’ai jamais percé. Ces hommes parlaient-ils de l’errance dans le désert, les histoires de mon enfance sur Moïse et Pharaon, des sauterelles, du Nil rougissant, d'un buisson ardent, de la mer rouge qui s’ouvrirait ?
Ils passaient la journée dans l’austère concentration "pour la plus grande gloire de Yahvé"....
Le Saint-Sépulcre était fermé chaque soir, et chaque matin, un complexe processus gouvernait l’ouverture du monument grâce à une échelle permettant d'avoir accès en tour premier à une petite porte... Au fond du bâtiment, en allant à droite, il y avait une toute petite chapelle, vide de tour ornement, mais pleine d’un je ne sais quoi qui te faisait tourner la tête. C’était invisible, c’était évident, c’était là ! A côté des ors et des argents de l’orthodoxie, il y avait dans ce bout de lieu plus « d’essence sacrée » que dans le reste du bâtiment tout entier. Ce lieu un peu magique, aux murs noircis par des années de suifs brûlés te rapprochait de toi-même sans que tu comprennes pourquoi. J’avais fini par réaliser que le "questionnement" était encore plus important que le sacré, plus important que toutes les religions, plus grand que les illusions qui te semblaient pourtant si réelles.
A Jérusalem, il n’y avait ni Yahvé,
Ni Yeshoua,
Ni Mahomet,
Il n’y avait ni dieu, ni maître…
Il s’agit d’une organisation religieuse Juive présente dans de nombreux pays et bien sûr en Israël.
La nourriture Arabe, incluant bien sur le Houmous, est évidemment très présente au Liban.
Lors de mon premier séjour en Israël je m’étais imaginé en « ultra-orthodoxe » suite à un rêve que j’avais à tort interprété comme « initiatique ». Les haredim ou « Craignant-Dieu », souvent appelés « ultra-orthodoxes », sont des juifs orthodoxes ayant une pratique religieuse particulièrement forte. Ils ne constituent pas un ensemble uniforme et comprennent en leur sein des hassidim, des mitnagdim, des sefardi, des mizrahim, etc. ..
Traduction littérale du nom de Tel-Aviv…même s’il n’y a pas de colline dans cette ville.
Lieu de rassemblement où les juifs pratiquants peuvent se rassembler, prier et étudier les textes sacrés du judaïsme. Il s’agit surtout de lieux d’études même si certaines sont considérées comme une synagogue
KATIOUSHOT
La musique à Chinky Beach m’emmerde ! Je dois m’échapper de la surpopulation hebdomadaire de la plage en bas de chez moi. Marre de voir des mères de famille sans éducation enterrer dans le sable les couches souillées de leurs bambins, marre de devoir forcer le passage dans la foule qui marche le long du « Taielet » de Tel-Aviv. Mon oxygène à moi, ce sont les hauteurs du Golan, cette zone magique où les grands espaces te font presque oublier la petitesse d’Israël. Je n’ai jamais su pourquoi mon cœur battait plus vite quand je passais dans ce coin, quand je commençais à monter en voiture vers les hauteurs de Neve Ativ, à quelques jets de pierre de la frontière Syrienne. SMXLOn pourrait presque se croire dans une plaine immense quelque part en Europe, et c’est peut-être pour cela que j’aime cet endroit atypique, loin des barbus de tout poil qui te vendent de l’Eternel comme on vendrait des cônes glacés sur la plage devant le Hilton. Passer à Tibériade…aller plus loin, toujours plus loin vers le Nord jusqu’à toucher du bout des roues les frontières avec le Liban et le pays de la famille Assad, dictateurs de père en fils. J’ai laissé derrière moi les cars de touristes en quête de baptême dans le Jourdain, les monastères du Mont Thabor, les croix, les synagogues, les miraculés, les fanatiques, es obsédés du petit Jésus, les résurrecteurs de Lazare et Marie-Madeleine, femme d'affaire et féministe avant toutes les autres, et j’ai commencé à monter, monter, monter, jusqu'à ce que j’arrive à l’immensité des champs du Golan avec comme points de repères les restes de combats passés, et comme viatique l’incroyable silence seulement troublé de temps en temps par le bruit du vent qui souffle et fait tourner les pales des éoliennes.
De la même façon que l’Hébreu est entré dans ma tête de façon presque insidieuse, j’ai été gagné petit à petit par ce territoire magique maintenant rempli d’une belle quiétude alors qu’il y a encore peu de temps, la parole était donnée aux armes.
De la chaleur de Tibériade, tu passes à la fraîcheur du Golan, en quelques kilomètres, tu changes de monde. Il y a le monde « d’en bas » et celui « d’en haut » où l’on cultive des pommes et où l’on presse le raisin. C’est dans un « Zimmer » que je vais respirer le temps d’une fin de semaine. Un petit coin perdu pas très loin de Majdal Shams qui jouxte la frontière avec « Surriyah », la Syrie. J’aime bien les Druzes qui habitent dans cette région : des hommes à part suspendus dans le temps. La doctrine développée par les Druzes est un dérivé de l’ismaélisme. Officiellement nommée Din al-Tawhid (religion de l'unité divine), elle constitue une synthèse de divers courants religieux et intellectuels. Elle contient à la fois des éléments issus du mysticisme musulman et de la pensée coranique, mais également des éléments issus de religions perses et indiennes, du néoplatonisme, du gnosticisme et du messianisme. La discipline religieuse druze constitue un courant monothéiste par excellence et insiste sur « l’unité absolue de Dieu. » Il n’y a ni liturgie, ni lieux de culte dans la religion druze. La doctrine des Druzes est secrète et n’est révélée aux fidèles qu’après divers degrés d’initiation (d’aucuns affirment que les Druzes répandent cette idée afin de dissuader les gens de les questionner sur leur religion), elle s’appuie sur la croyance en la métempsycose, ce « passage de l’âme, après la mort, dans un autre corps qui sera animé à son tour…
Et si après la mort « l’esprit de nous » repartait dans une autre vie ? Encore une question à laquelle je n’aurai pas de réponse alors que je suis sur la terre des miracles, la terre de l’histoire d’où tout le monde vient, tous descendants parait-il, d’Adam et de Hava. Depuis longtemps déjà, j’ai laissé derrière moi la politique aux politiciens, et la religion aux rabbins, pasteurs, moines, immams…aux Mormons, aux Antoinismes, aux Amish, et j’ai gardé dans ce coin du monde celle de l’Arak et du café à la cardamome. J’aime bien les yeux des druzes, qui signalent souvent leur différence d’avec « les autres » et dans ce mois de Juillet, beaucoup d’entre eux sont affairés aux cultures. La pente est rude vers Neve Ativ. Je sais que la région abrite de nombreuses installations militaires, mais en Israël, c’est chose courante de découvrir au détour d’une colline, à la croisée de deux routes, derrière une montagne, une division de blindé lavant son linge, ou une colonie de fantassins se reposant au soleil en attendant d’improbables mouvements militaires de la part de voisins turbulents. Pour moi, les explosions entendues en montant vers Neve Ativ ne pouvaient être que des pétards agricoles pour empêcher les oiseaux de picorer dans les récoltes.
Sage précaution…
(Servants d’un char Israélien, tirant des obus d’artillerie)
Sur la droite, des petits drapeaux triangulaires noir et rouge signalent la présence d’un de ces nombreux rassemblements de militaires. Des réservistes ? des conscrits ?
« C’est quoi ces explosions le long de la route ? » demande mon épouse…
« Ne t’inquiète pas…c’est juste des trucs pour faire peur aux piaf » …Petits chalets en bois, un bon lit, la télévision, une salle de restauration commune, du temps pour nous. J’ai éteint mon téléphone. Pour ce week-end, le Golan est ma maison, les montagnes près de Nimrod sont mon refuge. A mille cent quinze mètres d’altitude, bien loin de l’aéroport de Ben Gourion, le petit restaurant du Chaudron de la Sorcière domine le monde. Pas loin de là, la forteresse bâtie par le neveu de Saladin, monte la garde du haut de son tas de pierre. Il en faut si peu pour me renvoyer aux images de croisés en route vers Jérusalem, vers ce "royaume du ciel", avec en toile de fond mes livres d'histoire de la Communale.
Il y a peu de monde dans ce restaurant mais cela ne change pas le goût du vin et peut être y-a-t-il un bon programme à la télévision, ce qui expliquerait que l'établissement soit déserté ? Suis-je bête...on est Mercredi, les Israéliens sortent plutôt en fin de semaine, comme tout le monde fait dans le reste du monde...
Le « Gamla » (1) a fait son effet, les lumières lointaines de Tibériade me confortent dans ma décision de m’être pour une fois éloigner de la « Colline du Printemps » en laissant le commandement à mon adjoint. Le retour vers le petit chalet de bois est euphorique, et dans cette chambre numéro 13, à quelques centaines de mètres de «Louban » (2) , le monde de l’encens ou de celui de la neige, qui recouvre régulièrement les montagnes Libanaises, un bon lit n'attend que nous...Dans la nuit de Neve Ativ, on peut entendre des explosions, de plus en plus d'explosions.
« C’est quoi ces explosions ? » demande mon épouse…
« Ce sont des artilleurs Israéliens qui s’entraînent à tirer de nuit, ne t’inquiète pas…
« Mais pourquoi sont-ils toujours en train de tirer ? »
« Ils s’entraînent de jour comme de nuit, ils doivent tous savoir utiliser les canons » …
C’est ce que je pense sans aucune inquiétude.
Sur l’écran de la télévision, Lino Ventura et Jean Gabin s’affrontent dans le « Clan des Siciliens ». En un instant, je suis à Paris, le long du Canal Saint-Martin, m’approchant de la société de jeux dirigée par Vittorio Manalese, où se cache le hors la loi évadé Roger Sartet…Curieuse impression d’ubiquité, je suis dans un lit dans le nord d’Israël, et piéton à Paris où se trouvent mes racines éternelles.
Depuis plusieurs années, je suis dans un voyage continu, à travers le monde, et un « cordon d’argent » me relie toujours à la « mère patrie », qui n’est pas du tout ma mère, et de moins en moins ma patrie. Les explosions semblent maintenant plus proches et leur fréquence plus rapide. « Quels cons, ces artilleurs ! faire chier le monde un mercredi soir ! Ils ne pourraient pas jouer aux cartes comme tout le monde ou faire une partie de SheshBesh ? (3)
TV5 Monde vient de finir ses programmes ! Vittorio Manalese a été emballé avec délicatesse par le commissaire Le Goff. Il est temps de s’endormir et de laisser le monde tourner tout seul pour quelques heures. Les Israéliens font le matin un copieux petit déjeuner ! Les artilleurs ont déjà commencé leur journée d’entraînement, mais en dépit du bruit ambient, je ne vais pas louper le premier repas dans la salle de restaurant déserte…
« Pourquoi n’êtes-vous pas dans les abris ? » nous demande en Anglais un agent de sécurité en chemisette noire à manche courtes « vous auriez dû vous abriter depuis la nuit dernière… »
S’abriter de quoi ?
Dans la salle du restaurant, vide de ses hôtes, sans doute partis en excursion pour la journée, une télévision affiche des images étranges de fumée noire flottant au-dessus d’une ville Israélienne. Je reconnais Nahariyya…j’y ai mes habitudes, dans un petit restaurant au bord de la mer, où j’aime bien boire une anisette en regardant le soleil se coucher. A chaque repas devant la mer, lors d’une évasion de mon quotidien, je me suis construit un nouveau monde dans lequel je serais simple plagiste dans la journée, et fumeur de cigares le soir…
Pendant ce temps-là, les Katioushot (4) continuent de pleuvoir sur la frontière, et il faut évacuer rapidement la région, passer au travers des bombardements, éviter les véhicules détruits, contourner les barrages routiers, s'écarter des ambulances de la Croix-Rouge qui montent vers le nord, faire la queue pour prendre de l’essence, rejoindre vite l’appartement de Tel-Aviv. Mon téléphone, remis en route, sonne. C’est le siège de la compagnie qui m’appelle pour me dire qu’en cas d’urgence, un plan d’évacuation vers Chypre a été préparé pour ma famille et moi-même.
Ma radio de bord, calée par défaut sur « Kol Ha Musica » (5) diffuse les variations « Goldberg » par Glenn Gould. Partout où je vais dans le monde, je cherche cette musique intemporelle qui apaise l’esprit, tempère l’humeur et oblitère les difficultés. Je laisse Bach, Chausson, et Satie me rappeler mon enfance, je laisse Chopin, Liszt et Granados me faire souvenir de ma jeunesse, je laisse Isaac Albéniz me ramener au 52, Rue Hakovshim, dans le sud de Tel-Aviv.
Dans le sens opposé, des convois de véhicules militaires se hâtent vers la frontière avec le Liban. Mon petit restaurant de Nahariyya survivra-t-il ? Alors que les équipages de tanks Merkava, Centurion, ou M60 A, se débattent avec des problèmes de logistique et de fréquences radio incorrectes, le jour commence à décliner sur Tel-Aviv…
Mais les plages sont encore pleines, le restaurant « Susanna » à côté du centre Simone Dellal n’a jamais aussi bien fonctionné et au marché Carmel, le vendeur d’Olives et d’épices continue à servir ses clients impatients. Mis à part les hélicoptères qui font des allers-et-retours au-dessus du bord de la côte, rien ne semble indiquer que la vie ait changé…
Pourtant, ce 12 juillet 2006, la deuxième guerre du Liban vient de commencer…
Vin local du plateau du Golan.
Le Liban
Backgammon
Pluriel de « Katioucha » (terme Russe utilisé pour désigner un certain type de lance-roquette). Il s’agit par extension, des projectiles utilisés par ce type d’arme.
L’équivalent Israélien de France-Musique…que du classique…
BANANA-PLAGE
Jusqu’à ce que je décide de quitter le calme de Ramat-Aviv pour me confronter à la culture de Tel-Aviv “sud”, je devais traverser toute la ville pour me rendre sur ma plage favorite, celle de “Banana Beach, située au bout de la promenade bétonnée du bord de mer, cette promenade ou l’on voyait le “ tout Tel-Aviv”, des gens simples aux plus excentrique, déambuler avec plus ou moins d’énergie suivant le jour de la semaine et la température.
Il fallait trouver une place de parking dans un quartier où il y avait bien sûr plus de voitures que d’emplacement de stationnement. Le gardien du parking tout proche de « Banana-plage » était un Ukrainien adepte de la Vodka, et il était parfois possible de rentrer sur le terrain dont il avait la garde en évitant de payer le forfait demandé. Toutefois, cet exploit ne fut réalisé que deux fois puisque mes heures de plage correspondaient plus à ses heures de sobriété qu’à celles d’un sommeil induit par le mauvais alcool. Depuis un moment déjà, on pouvait voir à côté des feux du trafic qui restaient plus longtemps au rouge, qu’au vert, des immigrés de l’ancienne URSS venu tenter leur chance dans le pays. Le choix pour eux était mince puisqu ’ils devenaient soit agent de sécurité, soit mafieux, soit gardiens de parking.
Juin 2006
A quatre-vingt-dix-sept mètres de l’entrée de mon nouveau petit royaume du 52 rue Hakovshim, en face du marché Carmel, de ses melons et de ses fraises, se trouve « Banana-Plage », un large bout de sable accessible aux humains, y compris ceux qui croient à la nécessité d’y emmener un chien dont la mission sera bien évidemment de s’exonérer de solide comme de liquide à quelques mètres des chaises longues gérées par Shmuel, le « maître de plage ». Ce lieu béni, bien que bruyant, devient infréquentable entre le vendredi à quinze-heures zéro une, et jusqu’au dimanche soir ; des centaines, non, des milliers de gens vont déferler sur la bande de sable depuis « ma » plage au sud, jusqu’à celle de la rue Gordon, plus au nord. Fréquenter cette plage pendant la période proscrite t’exposerait à regarder de dos tes voisins du rang devant toi, marcher dans les déjections variées artistiquement enrobées dans le sable, t’allonger sur des couches usagées, ou supporter pendant la journée complètes, par le biais d’un système d’annonces amplifiées, les instructions comminatoires en provenance du poste de secours depuis lequel de jeunes machistes règnent sur les nageurs comme sur les usagers des chaises longues venus pourtant cherche un eu de repos. Largement au-dessus de cent décibels, les ordres du jour pleuvent par les haut-parleurs : « Mesdames et messieurs, il n’y a pas de maître-nageur en service et la baignade est donc interdite » …et bien sûr, les centaines de baigneurs sautant avec les vagues restent dans l’eau, hommes, femmes et enfants, qui sont venus pour se baigner et se foutent pas mal des ordres donnés par les agents municipaux qui ne souhaite bien-sûr que gâcher le plaisir de cette journée et demie de repos.
Du vendredi après-midi au dimanche à la mi-journée, je reste sur ma terrasse, au huitième étage, sur le toit du loft que j’occupe, jumelles rivées au yeux, pour regarder la plage totalement saturée, et pleinement mesurer ainsi la grande sagesse de ma décision : aller à la plage uniquement l’après-midi, du Lundi au Vendredi, quatorze-heures cinquante-neuf, pour éviter la catastrophe humanitaire que constitue cette « occupation » hebdomadaire par des habitants ou des visiteurs venus d’autres quartiers.
(La plage de Tel-Aviv au crépuscule)
Alors que se bousculent sur le sable trois générations, je regarde la mer en buvant mon pastis. Au bout de « Banana-plage » se trouve un petit restaurant dont l’odieux propriétaire contrôle les opérations de son personnel du bout des yeux, tout en hurlant dans un téléphone portable. Pendant que les clients dégustent leur salade, le taulier passe ses commandes pour le lendemain, insulte des fournisseurs peu fiable, jure que c’est la dernière fois qu’il fait appel à eux, se réconcilie, et discute à voix haute les derniers résultats sportifs sans se préoccuper du mal être des clients soumis au bruit incessant de ses conversations.
De temps en temps, l’individu s’assoit devant une table couverte de factures pour retrouver tel ou tel numéro de téléphone dont il a besoin, ne le trouve pas à cause de la pagaille et hurle de plus belle dans son portable à tel point que les clients doivent se lever, mettre les mains en porte-voix devant leur bouche et transmettre directement vers les cuisines les commandes dont ils ont besoin. Pour éviter de devoir subir les joutes verbales entre fournisseurs et propriétaire, je limite mes visites à cet établissement à mes besoins urgents (1 Shekel) et à ceux des enfants quand ils décident qu’ils ont impérativement envie d’une glace à la mangue ou d’une salade de pastèque accompagnée de féta, qui sera dévorée sur la plage en deux coups de fourchette par notre meute affamée. Le temps passé sur Banana-plage n’a pas été inutile. Après de nombreuses expériences, des vérifications croisées, de nombreux sondages réalisés en n’ayant l’air de rien, je me suis aperçu que la vie sur la plage obéit à un certain nombre de règles qui s’appliquent en tout cas à la bande de sable séparant la ville de la mer.
(On pouvait aller par le bord de mer, depuis Jaffa, jusqu’au Nord de Tel-Aviv)
Si dans le Judaïsme il existe des « mitzvoth » (pluriel de Mistvah, observation d’un commandement religieux) positives et négatives au nombre de 613 qui doivent être exécutées par les femmes et les hommes pieux, il existe également des règles négatives ou positives qui s’appliquent aux utilisateurs de la plage, que ceux-ci le veuillent, ou non. Peut-être serait-il intéressant que la liste de ces règles soit distribuée aux touristes par les hôteliers de « la Colline du Printemps » ?
1. Si l’on se place au plus proche de l’eau avec chaise longue, glacière, équipement de plage, il est positivement sûr qu’une famille viendra pique-niquer en s’installant encore plus près de l’eau, et que cette famille comportera entre sept et neuf membres.
2. La chaise longue en location et qui coûte cinq dollars la demi-journée aura au moins un de ses composants inutilisable et on se pincera le doigt en essayant de réparer ce siège.
3. Même en ayant secoué la serviette de plage pendant dix-sept minutes, la serviette contiendra encore du sable, et elle sera tâchée par des liquides suspects absorbés on ne sait comment.
4. Même si l’on installe une chaise-longue aussi loin que possible du poste de secours muni de haut-parleurs, d’autres haut-parleurs se trouveront nécessairement dans un rayon de dix-mètres autour de la chaise-longue
5. Le marchand de glace qui déambule sur la plage n’aura plus dans sa glacière de glace du goût demandé.
6. On assistera au moins une fois par jour à une dispute entre le loueur de chaise-longues et au moins un jeune qui refusera de payer en utilisant des arguments fallacieux (Je n’ai pas d’argent, j’emmerde la municipalité, tu n’es qu’un voleur, retourne chez-toi sale Russe…) En général, la présence d’au moins un représentant de la police, appelé par radio, résoudra immédiatement le problème…sans que le loueur de chaise-longue ne soit toutefois payé, il ne détient probablement pas l’autorisation nécessaire à exercer son commerce.
7. Il y aura au moins une rencontre entre un baigneur et un chien pris en flagrant délit de vidange sur le sable, et ceci en dépit des instructions des employés municipaux qui précisent toutes les trente minutes que les chiens doivent être tenus en laisse. Dans certain cas, l’animal rencontré se sera soulagé sur une serviette de plage.
8. Si vous êtes assis à proximité d’un groupe de jeunes qui fument des pétards, aucun des dits-jeunes ne vous offrira un joint.
9. Au moment de remettre les vêtements, des pièces de monnaie tomberont dans le sol. Ces pièces ne pourront être retrouvées que par un individu louche muni d’un détecteur de métal et qui va ratisser la plage en fin de journée pour récupérer l’argent ainsi perdu.
10. Les balles en plastique noire des jeux de raquettes toucheront plus souvent les gens que les raquettes adverses. La population de Banana-plage offre un échantillon complet de la population de Tel-Aviv. L’étude statistique réalisée sur plusieurs mois indiquent, au moins, la présence régulière sur la plage, des types d’individus ainsi identifiés :
- retraités lisant le journal Maariv
- couples de Russes en train de pratiquer une activité décrite par Masters et Johnson comme étant du « petting » (bon, moi ça ne me choquait pas trop, mais pour les petits vieux, c'était autre chose)
- pères divorcés traînant des enfants réfractaires à la discipline
- enfants relativement indépendants versant de l’eau sur les restes d’une méduse en train de pourrir
- cougars marchant entre Banana-plage et la plage de Frishman, en espérant attirer le mâle en rut en laissant voir le plus possible.
Comme n’importe quelle plage dans le monde « normal », Banana-plage possède également ses « professionnels accros » qui débarquent dès les premiers rayons du soleil. Pour ceux-ci, ce n’est pas un lieu de repos, mais un lieu de travail.
Yossi et Eran, les deux employés municipaux qui font régner l’ordre sur ce petit monde, passent leurs journées à arpenter le sable pour montrer leurs muscles, et éventuellement le Browning Hi-Power qu’ils portent à la ceinture. Il y a l’homme au chapeau vietnamien qui pousse sur le sable une bicyclette chargée de sacs contenant des bagels et des pains pitah, le masseur Russe avec son écriteau pendant autour de son cou, en recherche de victimes pour trente, quarante ou cinquante shekels, et son concurrent, le Coréen qui offre les mêmes services à la moitié du prix. Il y a aussi « le recycleur » qui collecte, dans un grand sac en plastique, les cannettes en aluminium, et les convertit régulièrement en vodka de contrebande qu’il achètera à quelques dizaines de mètres, dans une des ruelles qui bordent le marché Carmel.
A Banana-plage, le jour s’achève comme partout. Alors que la vie se calme. Les ordres criés par les maîtres-nageurs manquent maintenant d’enthousiasme. Personne n’a d’ailleurs envie de croire que « la mer est dangereuse aujourd’hui » ou que « des pickpockets opèrent sur la plage, gardez un œil sur vos affaires ».Les familles s’estompent, déjà absorbées par la nouvelle semaine qui commence demain matin tôt, en laissant derrière elles des verres en plastique, des déchets organiques de tout genre, alors que commence un deuxième cycle qui va durer deux heures, ces deux heures bénies pendant lesquelles la mer se prépare pour la nuit, et le soleil se glisse derrière l’horizon comme il le ferait à Nice ou à Newport Beach.
C’est « l’heure exquise », le moment où je laisse flotter mon esprit au-delà de l’horizon, l’heure également pour Shmuel, le loueur de matelas, de se poser sur une de ses chaises longues, et de se dire que finalement, pour rien au monde, il n’échangerait sa place avec un autre.
(Bar de plage à Drummer Beach, un morceau de bord de mer où les adeptes de percussions se retrouvent pour des « concerts » improvisés)