-RUE GUYNEMER
-LA DEUCHE
-RUE LAURISTON
-DE GAUCHE A DROITE
-AU COMMENCEMENT ETAIT LE MANCHE
-TOURS DE ROUES
-VOYOU
-ERETZ
-KB
-RUBAN BLEU
RUE GUYNEMER
Pour la première fois de ma vie, j’avais été prix d’excellence ! C’est vrai, j’avais redoublé la quatrième au Cours Saint Pierre, une sombre et insignifiante bâtisse de la rue du Moulin-Vert dirigée par un sadique qui te balançait des paires de claques à assommer un bœuf ! Ce sinistre individu, surnommé "Totor", blouse grise, dents de rongeur jaunies par la nicotine, béret presque « de milicien » sur la tête, tenait dans sa main un sifflet. A la moindre incartade au moment des récréations, ou à l’occasion d’une bousculade dans les couloirs, le directeur donnait un coup strident, et les crétins impétueux et indomptables devaient impérativement se figer sur place.
Alors, « Totor » fondait sur le coupable, le meneur de chahuts, le trublion, et d’un geste précis et haineux, la main partait vers le visage du malheureux avec un grand « clac ». Etait-ce la menace permanente qui m’avait fait travailler lors de ce redoublement ? sans doute ! Toujours est-il qu’au mois de juin 1966, avec les vacances toutes proches, et les pensées déjà ancrées du côté de Lokireg, tout près de Plestin-les Grèves, je me retrouvai sur l’estrade de la salle paroissiale, les bras chargés de livres que je ne lirais jamais et applaudi par les parents bien catholiques de rejetons décevants qui eux, n’avaient pas reçu de prix !
(Le cours Saint-Pierre rue du Moulin Vert : j’avais été prix d’excellence…quel évènement…)
« Que va-t-on faire de Sylvain l’année prochaine ? I faut qu’il soit sérieux c’est l’année du BEPC… »
Dans sa grande clairvoyance, le « Mensch » avait pressenti que mon parcours scolaire ne m’amènerait pas vers des métiers prestigieux et avait recommandé une inscription à l’école « ORT » (1) de la rue des Rosiers pour y apprendre un métier manuel. Mais du côté de ma mère, cet « échec » eut été une tâche sur la respectabilité familiale dans un milieu où les enfants n’avaient pas encore la notion d’un choix d’avenir. Alors, au bout du rouleau, elle avait trouvé une énième école privée, l’école Bossuet, un établissement religieux situé dans un quartier bien-pensant, niché presque au bout de la rue Guynemer, entre les jardins du Luxembourg et la Rue Madame.
J’avais accepté ce choix d’exil et en échange d’une semaine de travail décente, je pouvais être autorisé à rentrer à la maison, d’un coup de métro. Les cours avaient lieu au Lycée Montaigne, ou je faisais un second passage et dont je connaissais bien le fonctionnement, les interdits, et les souterrains dans lesquels les « initiés » entraînaient les plus téméraires d’entre nous. La mixité ne favorisait par vraiment les études et la proximité du Luxembourg était une tentation souvent insurmontable. La semaine commençait le dimanche par un départ de l’appartement, les tripes en vrac à l’idée de devoir rejoindre l’internat. Cinq stations avec les premières rames de métro « à pneus » alors que les anciennes rames vert et rouge commençaient à disparaître du paysage parisien. Je descendais à « Vavin » et passait toujours quelques instants à me balader Rue Jules-Chaplain, Rue Bréa, dans l’espoir de croiser une de ces belles de nuit, qui n’était encore qu’une « belle de fin de dimanche ». Il fallait garder un œil sur la montre et se réserver du temps pour redescendre la rue Vavin jusqu’à la Rue d’Assas, puis en tournant à gauche dans la Rue Guynemer, rejoindre ma « résidence secondaire » dirigée par des Jésuites sans humour. Seul un vieux religieux âgé, qui dispensait malgré une surdité avancée, des cours de piano aux plus jeunes, possédait cette étrange capacité de sourire qui faisait défaut aux autres. Les cours avaient lieu au Lycée Montaigne, un bâtiment voisin qu’on pouvait rejoindre que cinq minutes en coupant à travers le jardin du Luxembourg.
(Le jardin d’hiver du lycée Montaigne, à côté des bureaux du censeur et du proviseur. J'y ai passé beaucoup de temps en attendant d'être appelé dans le bureau du censeur)
Le soir, en revenant du Lycée, les devoirs étaient faits dans une salle d’étude du sinistre bâtiment religieux, et si les chiffres ou les lettres s’alignaient sur le papier glacé des cahiers quadrillés, les pensées, elles, flottaient encore auprès de quelques demoiselles qui partageaient mon jardin secret. Parmi les activités ludiques pratiquées dans ce noble établissement, reflet d’une société quelque peu étriquée, avec menace de privation de sortie et crucifix obligatoire, la consommation du vin de messe relevait plus de l’exploit que du plaisir. Les paris était pris et le voleur soiffard devait se glisser dans la sacristie de la chapelle, au bon moment, sans être vu, et ramener pour preuve de son exploit, un verre rempli de vin de messe, sans le reverser, afin que son nom puisse être inscrit dans le carnet des « initiés ». Un autre moyen de passer le temps était le découpage des pieds de chaises du réfectoire par introduction de ces derniers, tour à tour, dans le cylindre de la machine électrique qui coupait les baguettes de pain servies lors des repas.
L’exercice consistait à décider à l’avance de la taille de la « réduction », puis, une fois la manœuvre réalisée, en mesurer les effets à l’aide d’un double décimètre. Les chaises utilisées par le « personnel d’encadrement », celle du Père Supérieur en tête, se raccourcissaient et la vision de ces disparités nous mettait, lors des repas, dans un état d’hilarité qui faisait oublié la « dureté » de nos vies de "réprouvés", chassés du foyer familial, les uns par sanction (c’était mon cas), les autres pour des raisons beaucoup plus sérieuses telles que l’impossibilité de trouver près de Romorantin ou pas trop loin de Laval, la possibilité de préparer « une grande école » sans être victime de distractions….
Les internes sérieux, le nez dans leurs bouquins, les promesses faites aux parents attachées en bandoulière, ne chahutaient pas avec nous. Ils cherchaient leurs inconnues au troisième degré quand nous, nous avions déjà trouvé les nôtres dans le vestiaire des filles du Lycée Montaigne ! Le soir, alors que le quartier s’endormait doucement, les copains de peine se racontaient leur journée et s’inventaient des amours pour la vie, des expériences non-vécues, des promesses de fidélité qui seraient oubliées à la vision des photos dans le magazine « Paris-Hollywood » qui circulait sous le manteau dans les dortoirs de la vénérable institution catholique.
Entre le Lycée Montaigne et l’internat, au coin de la rue de Fleurus, se trouvait un café de quartier, un troquet tout simple, loin de ce qu’il est devenu " de nos jours". Un comptoir en zinc auquel venaient s’accouder les jardiniers du Sénat, ceux des jardins du Luxembourg, les retraités de la Rue Notre-Dame-Des-Champs et les bourgeois dévoyés de la Rue d’Assas. Pour vingt centimes de nouveau francs, tu avais droit à cinq billes. C’était un flipper à l’ancienne, avec des bruits de bon aloi, et des parties gratuites faciles à gagner. C’était tout bénef pour le mastroquet qui servait des demis aux assoiffés en mal de compos d’Anglais ou d’Histoire, qui élisaient régulièrement domicile dans ce refuge béni, pour éviter la confrontation sur papier avec leur nullité académique. On posait la clope sur le bord du billard, et on tentait d’atteindre les cibles qui s’illuminaient…
« …putain ! t’as la « gate open », alors on avait droit à une bille supplémentaire…Les jeunes filles en fleurs qui avaient décidées de s’abstenir de tel ou tel cours, étaient assises autour d’une table, bien souvent sans un regard pour nous. Elles auraient sans doute aimé un peu plus d’attention, mais quand tu joues au flipper, faut pas se disperser…Quand nous avions repoussé, jusqu’à l’impossible, le retour vers l’internat, nous profitions des quelques minutes qui nous séparaient de l’école pour nous fabriquer de fausses excuses, d’improbables histoires à base de retard d’un prof, du manque de concierge pour ouvrir la porte du lycée, ou autres sornettes du même type, sensées nous épargner la punition ecclésiastique.
Alors que des travaux de ravalement prenaient place dans la cour de l’institution, des échafaudages métalliques permettaient d’accéder à une vue « en hauteur » de notre petit monde. Une fois la nuit tombée, nous allions tour à tout, épier à travers une fenêtre de l’immeuble voisin, un député déjà célèbre qui deviendrait un jour Président et résidait, lui aussi, en face du Luxembourg. (2)
Le père Deverjoie, dispensateur des cours de piano pour les futurs Mozart ou les prochains Chopin, donnait ses leçons dans une sorte de véranda extérieure dont les vitres étaient teintées pour éviter aux élèves les tentations optiques et les grimaces de leurs congénères. Une porte en bois permettait l’accès au local. Une fois l’élève et le maître installé dans l’endroit, le jeu consistait à empiler une, deux, ou trois poubelles devant la porte, taper ensuite au carreau, et interpeller le vieux religieux pour l’amener à sortir d’urgence… « Mon père, mon père, venez vite, il-y-a untel qui s’est blessé en jouant dans la cour, vite mon père, vite… » Alors le brave homme, qui avait dû dépasser les quatre-vingt ans, ouvrait la porte et trébuchait sur les détritus maintenant répartis sur le sol. Comme nous étions de jeunes crétins, une grande fierté nous envahissait puisque nous avions mené à son terme, notre mission perturbatrice.
Mais Jacques-Bénigne BOSSUET, évêque de Troyes, et moi n’avions pas la même vision de la vie et après un sabotage en règle de l’orgue de la chapelle, préparé pour un office religieux d’importance, la convocation chez le père supérieur pour un conseil de discipline exceptionnel vue le crime de lèse-dieu et l'affront au corps enseignant, déboucha sur une relégation définitive hors de l’institution, mais avec le pardon chrétien du pauvre vieux musicien que j’avais offensé.
Les exercices spirituels d’Ignace de Loyola furent vite oubliés, comme fut bien vite oublié également le devise de l’Ordre : « Ad Majorem Dei Gloriam », pour la plus grande gloire de Dieu...
Ma gloire à moi fut, malgré tout de figurer sur la liste des reçus au BEPC, (3) cet examen qui ouvrait la porte au passage chez les « plus grands », ceux qui avaient prévu d’être quelqu’un dans la vie.
Mais je savais déjà que je ne serais jamais de ceux-là…
[if !supportLists](1) [endif]L’Organisation Reconstruction Travail connue sous l'acronyme ORT (russe : Общество Ремесленного Труда, Obchestvo Remeslenogo Truda, "Organisation pour les métiers de l'artisanat") est le nom donné à une œuvre philanthropique lancée en 1880 à Saint-Pétersbourg « pour le travail manuel, artisanal et agricole » des déshérités juifs, afin qu'ils échappent à la misère de la « Zone de résidence » à laquelle ils étaient condamnés. Cette organisation s’est rapidement étendue au reste de l’Europe et au reste du monde. Elle est présente dans 100 pays avec 270.000 étudiants et 29.000 collaborateurs.
[if !supportLists](2) [endif] François Mitterrand
[if !supportLists](3) [endif]Le BEPC, Brevet d’Etude du Premier Cycle, était un examen redoutable qui permettait, ou non, le passage en seconde, dans le second cycle d’étude.
(Les jardiniers du Sénat. Beaucoup allaient s’accouder au comptoir en zinc du « Fleurus », là où nous jouions au flipper)
(Les souterrains du Lycée Montaigne : pour les initiés)
LA DEUCHE
En 1955, quelque part dans un Paris qui commençait à étouffer sous un trafic en croissance, ma mère avait découvert que le front d’un enfant de quatre ans, non sanglé, et pour cause, sur le siège avant d’une Deuche, était moins solide que l’aérateur en métal situé juste en dessous du pare-brise. Un grand choc m’avait projeté vers l’avant, une ambulance toute blanche m’avait ensuite emmené vers un hôpital pour suturer la plaie. Le siège avant droit avait dû être remplacé pour faire disparaître toute trace de la catastrophe.
J’aurai pu concevoir envers cette TPV (très petite voiture) une sage méfiance, mais les bons souvenirs gagnèrent, et je gardai pour la Deuche un amour particulier, probablement lié à une enfance dans un milieu gagné à la cause mécanique d’André Citroën.
Je n’ai jamais su si j’avais acheté « notre Deuche » parce que j’étais radin de manière atavique, ou bien si j’avais eu un coup de folie. Le litre d’essence, cette année-là, devait tourner autour de quarante-cinq centimes d’euros alors que les trente glorieuses se terminaient doucement et que le premier choc pétrolier de soixante-treize était déjà presque oublié. Qui avait eu l’idée ? Barbara ? Moi-même ? Impossible de me souvenir, mais le fait est que pas loin de chez nous, Villa Moderne, sagement garée dans une de ces rues qu’il fallait parcourir pendant de nombreuses minutes pour trouver une place, il y avait « la Deuche », cette voiture étrange prisée des grands voyageurs, des révolutionnaires, des fumeurs de pipe, des médecins de campagne et des bonnes sœurs, car ce véhicule économique, développé à l’origine pour s’adapter au mieux à la ruralité, avait la vie dure et une histoire qui faisait déjà partie du patrimoine de la grande aventure mécanique. La « Deuche » avait traversé les années en se riant des évolutions technologiques.
(La 2 chevaux : un mythe automobile)
Son potentiel de sympathie était intact, en posséder une était non seulement une marque d’attachement à la tradition automobile, mais finalement et surtout une grande marque de sagesse.
Nous l’avions choisi ensemble. La couleur, cette espèce de gris indéfinissable tirant sur le marron clair faisait également partie de l’imagerie populaire : nous restions dans la tradition, nous étions des conservateurs malgré nos airs d’en savoir plus que les autres. Un voyage en Angleterre, avec utilisation obligatoire du ferry-boat et conduite à gauche à partir de Douvres (ou était-ce Newhaven ?) nous avait conforté dans notre choix : la Deuche, c’était vachement bien.
Sur l’autoroute du Nord battu par les vents mauvais, nous étions ballotés de droite à gauche, d’avant en arrière, mais nous avions tenu bon jusqu’au port d’embarquement, tout fiers d’avoir survécu à l’épreuve, et surtout d’aller sur la côte sud du pays Anglois, montrer à la famille de Barbara cette merveilleuse invention, témoignage du génie Français, de la supériorité de nos ingénieurs, de la qualité de la réflexion automobile des penseurs de la S.A Citroën qui avaient présenté en 1948 ce modèle génial avec trois vitesses, quatre places assises et une capacité à transporter cinquante kilos de bagages.
Depuis vingt-huit ans, la Deuche tenait la route et avait de plus en plus d’adeptes. Nous étions rentrés dans la grande famille de « ceux qui savaient », de « ceux qui avaient compris que l’intelligence ne se mesurait pas à la taille de la voiture ».
En exagérant un peu, on pouvait même entendre les commentaires des autres automobilistes, brièvement côtoyés lors de feux rouges :
« Regarde Robert, une deux chevaux… ! quand est-ce que nous en aurons une »
« Allons, Raymonde, faut pas rêver, tu sais bien que nous n’avons pas les moyens » …
La Deuche nous allait bien…Barbara avait une éducation universitaire de haut niveau, un amour sûr pour la nature, et le goût de l’aventure. La simplicité de la Deuche lui convenait. Il y avait une sorte d’accord entre la voiture et elle. C’était « non-dit » mais n’importe qui pouvait voir que cet accord était bien présent. C’était simple, c’était sage. Ma prof d’Anglais d’épouse avait vécu, outre-Manche, une relation profonde avec une « Triumph Herald », une de ces véhicules fabriqués dans une sombre usine de Canley, dans la région de Coventry, là où il pleuvait toujours et où le plus petit rayon de soleil était reconnu comme un miracle réalisé par l’Eternel Lui-même. Mémoire aidant, il me souvient que l’immatriculation de cette voiture devait être PWB8E…et qu’elle s’appelait « Cloris ». Le temps de la séparation d’avec sa voiture toute blanche, avait dû être difficile…
L’autoroute A4, (1) fraîchement ouvert, encore vierge des gros bouchons de sortie de Paris, nous voyait passer régulièrement sur la route de l’évasion dominicale, quand Barbara allait rejoindre son atelier de batik improvisé, dans la petite maison des gardiens de la propriété familiale de la Rue de Chèvre, le centre du monde, le centre de mon monde.
La Deuche n’avait pas de système de chauffage élaboré. Si en été, il suffisait d’ouvrir une demi-fenêtre et de décapoter d’un cran le toit en toile pour sentir un air doux nous caresser le visage, l’hiver, c’était une autre paire de « chevrons » car les ingénieurs du célèbre constructeur, dont le but ultime avait été à l’époque de maintenir un prix d’achat permettant une acquisition à ceux qui autrement n’aurait pas de voiture, avaient rogné sur les calories : pour tout dire, on se pelait dans la voiture. Mais c’était un mal pour un bien puisqu’ après un trajet hivernal en « Deuche », on avait encore plus de bonnes raisons de se boire un thé de Chine fumé, avec ou sans bergamote, et un motif également valable de reprendre des calories en se tapant une religieuse au café ou au chocolat. Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. La Deuche était un véhicule tellement populaire que j’avais l’intime conviction que si Marx ou Lénine avaient connu le véhicule, ils en auraient fait l’acquisition avant nous !! Tout révolutionnaire se devait de conduire une Deuche à condition d’utiliser en complément les accessoires nécessaires : écharpe en laine négligemment passées autour du cou, pipe bourrée au tabac aromatique Amsterdamer, petites lunettes cerclées de métal pour donner un air intellectuel. Je n’avais aucun de ces accessoires mais personne ne m’a jamais empêché de me mettre au volant de ce bijou de technologie. A une époque ou passer par Montmartre faisait partie du trajet touristique imposé à tout visiteur étranger, nous y venions parfois en compagnie de « touristes », passer un peu de temps dans la « commune libre » situé sur la colline. Pour garer la voiture, un demis créneau était suffisant : il suffisait de prendre ensuite l’arrière de la voiture, et par secousses verticales et latérales en direction du trottoir, on pouvait finir de garer la Deuche d’une façon fort honorable, après avoir passé toutefois le temps nécessaire à faire une marche arrière dans une des rues en pente…
Rebondir sur ce qui restait de pavés Parisiens était une expérience inoubliable qui ne pouvait qu’apporter un large sourire sur nos visages. Il y avait pendant chaque déplacement un grand sentiment de fierté. Tout le monde voulait une grosse voiture, tout le monde voulait afficher un statut, une richesse, montrer au monde entier que « eux » avaient réussi. Place d’Alésia, dans les bouchons traditionnels, des dizaines de voitures de conception révolutionnaire, tentaient de se voler la priorité, tandis que nous, sages comme des images, fiers comme Artaban, nous nous faufilions par l’avenue du Maine, la rue des Plantes, et cherchions une place rue de la Sablière. J’aimais la Deuche depuis mes plus anciens souvenirs : pique-nique en forêt de Fontainebleau, banquette arrière qui se démontait facilement et se convertissait en salon de jardin au milieu des chênes, sandwiches au pain de mie, simplicité, et le bruit inoubliable du moteur. Même les yeux fermés, tout le monde savait que c’était une Deuche. La Deuche, c’était bien nous, c’était l’harmonie avec son levier de vitesse à boule, ses essuis glaces qui n’essuyaient rien, son incapacité à dépasser tout véhicule roulant à plus de quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure. Dans le pays des petit-pois trop verts, du mouton avec de la sauce à la menthe, qui était également le pays d’une étrange pâte alimentaire nommée « Marmite » (2), la Deuche avait maintenant pris ses quartiers sur Inderwick road, dans le quartier Londonien de « Crouch End ».
Un soir pourtant, puisque la vie en avait décidé ainsi, la Deuche me vit quitter la maison une valide dans chaque main, il était temps pour moi de découvrir d’autres horizons.
[if !supportLists](1) [endif]Avant que l’ A.4 ne soit ouvert, il fallait accéder à la résidence secondaire des parents par le RN 303 depuis Joinville le Pont ou par la N34 depuis la Porte de Vincennes. Un jour, en allant vers la campagne, peu avant la sortie de l’autoroute pour aller en direction de Crécy-en-Brie, la circulation avait été ralentie. Ce n’est qu’en passant près de l’attroupement que nous avons compris qu’une personne venait de se suicider en sautant du pont qui enjambait l’autoroute A.4 à cet endroit. Ce souvenir est resté gravé dans ma mémoire.
[if !supportLists](2) [endif]Une sorte de pâte à tartinée salée composée d’extraits d’on ne sait quoi. Ou tu aimes tu de suite, ou tu déteste pour le restant de ta vie. J’adorais, j’adore encore.
RUE LAURISTON
Je m’appelle Pierre BONNY. Dans quelques heures je serai fusillé au Fort de Montrouge, près d’Arcueil, à deux kilomètres et demi de la porte d’Orléans, à quelques dizaines de mètres à peine de cette Nationale 20 par laquelle la 2ème DB est arrivé à Paris le 24 aout 1944. Je suis un traître et un collaborateur sans scrupules. Je n’ai aucuns regrets. Hier, jour de Noël, le froid a envahi la France, un froid vif, du jamais vu depuis novembre 42. Dans quelques heures également, mon complice Henri Chamberlin dit Lafont, tombera également sous les balles du peloton d’exécution. J’étais policier, lui était tortionnaire. Nous avons choisi le mauvais côté, persuadé de la victoire de l’Allemagne. Nous avons perdu.
Moi, l’ancien flic chassé de la police après mes magouilles dans l’affaire Stavisky, moi, maître chanteur, Lafont, lui paumé depuis toujours, mis au ban de la société, voyou, bagnard, évadé de Cayenne qui a fait carrière en trempant ses mains dans le sang de nos ennemis. J’aimais bien le luxe et mon train de vie, impossible à maintenir avec mon traitement de fonctionnaire de Police. Mon appartement du Boulevard Pereire, mes costumes faits sur mesure, tout cela demandait de l’argent, beaucoup d’argent. Est-ce par appât du gain que je me suis fourvoyé, ou est-ce tout simplement par manque d’humanisme, manque d’humanité, antisémitisme, mépris pour les lois et pour la justice ? Trop tard pour savoir, trop tard pour comprendre. Des historiens curieux, des revanchards pointilleux ne manqueront pas d’éclairer les générations à venir. Mon bureau se trouvait rue Lauriston, un beau quartier de Paris. Les boches n’aimaient que le beau, le solide, l’authentique. Gestapo Française ! Il existait même une annexe au 4 Place des Etats-Unis, on pouvait y aller à pied !
(L’immeuble du 93, Rue Lauriston, siège de la « Gestapo Française, où officiaient les voyous Henri Lafont et Pierre Bonny)
En 1940, quand les vainqueurs ont eu besoin de recruter 2000 policiers auxiliaires, plus de 6000 candidatures sont arrivées dans les services compétent. Mes piges de journaliste à l’Œuvre manquaient un peu de piment. J’étais fait pour la grande aventure. Au diable les états d’âme, ce qu’il me fallait c’était de la puissance, de l’autorité, un statut, puisque celui de grand flic m’avait été volé. En 1940, le journal dirigé par Marcel Déat avait quitté Paris, alors j’ai sauté sur l’occasion en rentrant fin 1941 comme bras droit d’Henri Lafont à la Gestapo Française.
Pas très loin de la rue Lauriston le Haut-Commandement Allemand s’était établi à l’Hôtel Majestic. Un certain Otto Von Stulpnagel a eu la lourde responsabilité de gérer l’occupation du pays. Je ne l’ai jamais rencontré. Les contacts entre Helmut Knochen et moi ont toujours été cordiaux. Pour aller en voiture Rue des Saussaies où se trouvait le siège de la SIPO dont Helmut était le patron, une quinzaine de minutes suffisaient : avenue Kléber, Place de l’Etoile, avenue Hoche, et j’arrivai devant le bâtiment du ministère de l’intérieur. Toutes mes relations de la Gestapo à Paris étaient en fait regroupées dans un seul et même quartier, le mien. Siège de la Gestapo Allemande au 72 avenue Foch, Annexe au 180 rue de la Pompe, tandis qu’au 31 avenue Foch se trouvait le bureau des affaires juives. Nous étions en bonne compagnie.
(Pierre Bonny, ancien grand flic tourné grand voyou)
(Henri Lafont dit Chamberlin, ancien voyou devenu crapule)
Du temps de ma splendeur, le tout-Paris des crapules me mangeait dans la main. Tous, tu entends, tous me devaient quelque chose, qui un ausweis, qui un tuyau sur un bon coup à venir, qui une information monnayable. Nous étions les rois avec toute la bande de voyous qui gravitaient autour de nous. Les vrais mercenaires, les fausses comtesses à la jambe légère, les débauchés de toutes sortes, tous voulaient leur part du gâteau.
Jeudi 31 aout 1944, j’ai été arrêté avec Henri Lafont à Bazoches, dans le Loiret. Ils ont tellement de preuves contre nous que je me demande pourquoi ils ne m’ont pas fusillé tout de suite. Mon procès a commencé le 1er décembre 1944, il y a vingt-cinq jours. C’est déjà fini. Le juge a essayé d’estimer le nombre de mes victimes, il n’y est pas arrivé. Combien en ai-je tué ? Je n’en sais rien.
J’étais un flic d’exception, je suis devenu un salaud. Je m’appelle Pierre Bonny. J’aurais pu être quelqu’un de bien.
(Violette Morris, complice de Bonny et Lafont, membre actif de la gestapo Française, décédée en avril 1944 sous les balles de la résistance dans l’Eure. C’était une sportive polyvalente)
DE GAUCHE A DROITE
Ça rassure bien des gens de tout mettre dans des petits casiers ! Lui il est bobo, untel, lui, est facho ! Eux ce sont des riches, ils habitent à Neuilly…elle c’est une libertine, elle crèche près des « Chandelles, tu sais ce club un peu spécial pas très loin de l’opéra…si, si, on peut même y diner avant…
Ça y est, on est catalogué.
Dans leur incommensurable prétention, les bien-pensants ont mis de l’ordre et chacun défend son pré carré à l’aide de clichés ayant la vie dure, de péremptoires affirmations, de regards limités. Même la mode imbécile s’y est mis avec ses parfums « rive gauche » et ses parisiennes en mode « rive droite ». Tu habites en petite couronne ? t’es un looser ! Tu crèches derrière la Gare de l’Est ? T’es un moins que rien, tu habites Rue de Solferino ? de qui as-tu hérité ta fortune pour te payer un truc comme ça ? Des pisses-froid, des sans cœur près de leurs sous, des historiens de mon cul, des idiots prétentieux…qui n’ont pas compris que Paris s’apprécie dans son entièreté, sans découpage, sans réserve aucune, avec au cœur un amour inconditionnel pour ses trottoirs, ses passage cloutés, ses marchands de quatre-saisons, ses lieux de culte comme ses lieux de débauche. Tu vas dans le 10ème arrondissement, tu te ruines les pieds en marchand pendant des heures pour découvrir les passages magiques entre deux rues, entre deux mondes, tu sais que tu n’es pas chez toi , mais tu aimes quand même….tu respires de la rue, tu respires de la pierre, tu transpires du Haussmann, tu te vautres dans la cité Bergère avec ses petits hôtels qui ont bien dû abriter des coups faciles autant qu’illicites, tu t’enfonces dans des recoins inexplorés où la vie d’antan est restée suspendue et flotte autour de la fontaine d’une cour, au 40 Rue de Paradis .
Tu te tritures l’esprit pour savoir où sont passé les âmes des héros ayant fait un crochet par la Rue des Saussaies (1), et au pied de la butte, tu sens vibrer en toi le sang des communards. Rive gauche, c’est les intellos, rive droite c’est les riches…de la connerie tout ça.
On ne peut pas aimer cette putain de ville de façon timorée. Choisir ce qu’on aime est un luxe de bourgeois sélectif. Bon, je sais, il y a des quartiers plus sympas que d’autre, mais on s’en fout, on y va quand même. Entre les deux rives, il y a un arbitre incorruptible : la Seine qui tend ses bras dans un geste d’amour. La Seine n’appartient pas aux Parisiens, elle n’est qu’en transit dans ce voyage incessant qu’est sa vie entre son plateau de Langres et la Normandie ou elle se perd dans le souvenir des anciens grands paquebots qui partaient vers l'Amérique. Je ne te parle pas de cette Seine dans laquelle s’est jeté l’homme dans son costume de marié dont parle une chanson horrible, je te parle, moi d’une Seine qui te rentres dans la peau, avec sa cohorte de clodos sur les berges, au moins aussi nombreux que les amoureux qui s’embrassent à bouche que-veux-tu entre deux regards sur les bateaux mouches du samedi soir.
(La pointe de l’Ile Saint-Louis : entre rive gauche et rive droite)
Du côté de la Santé, ça tranchait facilement le criminel, le violeur, le voleur, le pas-comme-les-autres qui avait fait peut-être un truc louche. Horrible vision qui n’est plus, grâce à un président bien inspiré qui a fait de la peine de mort un mauvais souvenir et de la guillotine un objet de curiosité morbide. En face de la prison se trouvait un troquet qui s’est appelé pendant longtemps « A La Bonne Santé » première étape pour les taulards libérés, arrêt régulier et quotidien pour les matons des années cinquante. Rive gauche, les intellos ? bon, un peu, c’est vrai. Tu sais, les intellos aiment bien les lumières, plutôt celles du « Flore » que les néons blanchâtres du café du Rhin dans le 19ème.
Alors oui, ils se rapprochent des grands axes éclairés, comme des papillons attirés par les lueurs des réverbères.
Côté rive droite ça pue le fric mais tu peux voir aussi des trucs sympas : les arcades du Palais-Royal avec le souvenir des courtisanes spécialistes de l’envoi-en-l ’air contre quelques franc-or, le jardin des Tuileries ou le libertinage avait trouvé sa place au grand jour, et plus loin, vers le nord, le monde différent de la commune libre de Montmartre. Tu veux que je te dise quoi sur la rive droite ? J’ai l’impression qu’il n’y a pas d’âme là- dedans, à part les grands boulevards et le Bouillon Chartier. Peut-être que cela vit un peu derrière, dans les petites rues, rue Bleue, Rue Richer, en allant vers la rue Lafayette, mais ce n’est même pas sûr. Il doit y avoir de la concierge endormie plutôt que dans l’escalier, des commerces fermés à force de mondialisation, des anciens dépôts de cristallerie transformés en appart coûtant un bras, des cours où doit repousser l’herbe, faute de passage régulier du piéton.
Avenue Montaigne, tu n’y vas pas : tu sentirais ton corps et ton cœur se glacer devant tant de vanité cachée, cette débauche pour la galerie, cet attrape-femme-d ’émir. Alors tu vas plutôt vers l’ouest, dans les Auteuils profonds, les Passy pour ancienne marquise qui aime bien les petits jeunes, les Trocadéro qui débouchent sur la Tour Eiffel au moment où le soleil se lève. Flottant sur la place, les odeurs de café crème et de croissant se tortillent entre la rue Greuze et l’avenue d’Eylau, et toi tu hésites entre aller vers les « Champs » ou simplement rester là à te demander comment le monument de fer, cette tour de trois-cent mètres, a fait pour traverser les années.
Rive gauche, du cureton et des lettrés, rive droite, des débauchés et des riches, Notre Dame compte les points à coups de japonais, de chinois, d’allemands repentis, d’anglais fourbes, d’américains incrédules, de néo-zélandais émerveillés, de nonnes de tous les pays qui lèvent la tête vers le clocher en espérant recevoir la grâce. Paris bouffe du cureton mais adore le sacré : il faut aimer en cachette et détester pour la galerie, c’est comme ça que beaucoup sont faits. L’Ile Saint-Louis se repose entre les bras de la ville, ni endormie, ni réveillée. Les immeubles qui ont eu les siècles pour témoin se dressent immobiles en regardant l’eau qui passe, cette eau vert sale, chargée, mais qui aide les mauvaises pensées à s’envoler dans les moments de doute.
Passer d’une rive à l’autre, moduler sa façon de vivre, bâtir des plans sur la comète :
« je travaillerai Quai aux Fleurs, j’habiterai rue Jean du Bellay, ce sera bien, on aura un parquet en bois brut, des abat-jour design et un bébé qui ne grandira jamais ».
Paris est permissif aux rêveurs, doux aux amoureux, sceptique avec les révolutionnaires qui risquent de lui foutre le bordel, implacable avec les cons ! Paris se nourrit d’amour pour son histoire, puisque c’est à la lueur du passé que l’on construit toujours l’avenir. Comment prétendre l’aimer si tu ne connais pas celui que tu aimes ? T’as fait la foire hier soir en allant traîner de bar en bar, va donc t’asseoir à côté d’un pêcheur taciturne et regarde comme rien ne semble pouvoir l’atteindre, sauf si une saloperie de silure venait s’accrocher à sa ligne et le tirait à la flotte.
Il s’en fout, lui, de savoir sur quelle rive il est. Il attend la touche, le plaisir de remonter la canne devant la Tour d’Argent…alors rive gauche, rive droite…et si le vrai plaisir était tout simplement de poser son cul au bout du square Barye et d’attendre tranquillement, le regard tourné vers l’est, qu’un nouveau jour se pointe et vienne changer toute la donne ?
[if !supportLists](1) [endif]Il s’agit des héros de la résistance à l’occupant nazi. Le ministère de l’intérieur situé rue des Saussaies était le siège de la Gestapo pendant la guerre.
AU COMMENCEMENT ETAIT LE MANCHE…
1957 La nouvelle maison de campagne se trouve à soixante kilomètres à l’est de Paris. C’est le refuge de week-end dans cette vie de privilégié ! une heure trente de route avec au bout la récompense de ce petit coin de Brie. Une vielle maison, des bouquins, des rosiers, des chats, et trois gamins qui courent dans les herbes hautes. L’art du pilotage, par MONVILLE et COSTA, édition de 1955. Un bouquin à la couverture bleue sur laquelle sont dessinés une mouette, une « chaussette » rouge et blanche, les contours d’un nuage qui invitent à l’imagination. J’ai trouvé le livre dans la bibliothèque du père, entre deux autres livres en Polonais. Tout est expliqué avec des schémas, des calculs savants. Axes de roulis, axe de lacet, axe de tangage, tout je te dis, l’entoilage des ailes, les commandes, le moteur. A trois kilomètres de la maison se trouve l’aérodrome de Coulommiers-Voisin, utilisé pendant la dernière guerre par la Luftwaffe comme terrain pour y baser la chasse de nuit. Les DC-3 de la Postale d’Air France tournent souvent au-dessus de la maison après leur décollage. Les pilotes s’entrainement régulièrement, et volent si bas que je peux voir clairement l’immatriculation des aéronefs sur le dessous des ailes. Le bruit infernal des moteurs Wright Cyclone me terrifie et me fascine en même temps. En juillet 1962, un avion que je vois régulièrement passer régulièrement après son décollage s’écrase dans un champ en bout de piste, le pilote ayant touché un camion avec une aile. Une moitié du fuselage du F-BAOE se retrouve dans un champ. Cinq victimes sur les huit navigants qui pilotent ces engins exploités par le Centre d’Exploitation de la Postale.
Parfois, le week-end, mon père invite un de ses collaborateurs à venir le voir en avion. Jean-Paul Maille traverse alors l’Ile-de-France avec son Stampe SV4 et se pose à Coulommiers-Voisin. J’aime bien l’odeur de l’huile chaude, j’aime aussi celle de l’essence d’aviation. Pour démarrer l’avion, il y a une cartouche d’air comprimé qui lance l’hélice mais tu n’as droit qu’à cinq essais. Si ça ne marche pas au bout du cinquième, tu n’as plus qu’à changer de cartouche ! J’ai tout de suite aimé l’aviation dans cette période bénie entre la ville et la campagne. Comme un futur séminariste ressent l’appel qui va le transformer, j’ai ressenti, moi, ce besoin de me rapprocher des avions.
1969 « Atterrisseurs, aérofreins ? » Sans objet ! » « Commande ? » Libres et dans le bon sens ! « Huile ? Quantité vérifiée ! Pression et température satisfaisante « Electricité ? » magnétos off ! « Extincteur ? » Sans objet « Visibilité ? Visibilité extérieure satisfaisant, rien sur les ailes « Essence ? Quantité suffisante ! « Réglage ? » Compensateur en position de décollage, altimètre au zéro, réchauffage carbu sur froid !
Puis, après avoir fait une ou deux injections j’ouvrais le petit coin de la verrière en altuglas en récitant la litanie habituelle : « Frein serré, manche en arrière, contact sur les deux magnétos, tu peux lancer ! » Alors, dans un geste presque artistique, l’homme à l’extérieur donnait à l’hélice en bois l’impulsion nécessaire à la mise en route du moteur de 65 chevaux Continental qui propulsait le vieux Jodel Wassmer D 112 du Cercle Aéronautique de Coulommiers et de la Brie, le CACB. (1) Un grand hangar en métal dans lequel ou rangeait les aéronefs en fin de journée, les vieux planeurs Caudron C800, un Rallye "Commodore » et surtout un Fieseler « Storch » hérité probablement d’une époque où le « champ d’aviation » de Voisins était une des bases de la Luftwaffe, spécialisée dans la chasse de nuit ! A mes côtés, mon instructeur Roger T. (3) Qui m'a enseigné comment remplir mon carnet de vol. Il bosse chez Aerospatiale à Saint-Nazaire. C’est un perfectionniste qui me torture pendant les heures ou nous sommes en l’air au-dessus de la Brie et même parfois plus loin ! « Augmente la pente, augmente la cadence, la bille au milieu non de dieu ! tu vois quoi sur tes instruments, tu fais chier, c’est quoi cette approche de merde ». Roger T m’a appris à tricher sur les approches merdiques en effectuant une glissade à droite ou à gauche pour m’aligner comme il faut avant l’atterrissage. Pour payer les heures de vol qui coûtent 80 francs, j’effectue pour ma mère des tâches de jardinage, et je passe de nombreuses heures « au terrain » à faire le plein des avions, gonfler les pneus, laver parfois les parebrises. Un mécano de la vieille école, bougon comme le veut la tradition, et qui aurait pu s’appeler Lagoupille ou Lamolette, est chargé de l’entretien des aéronefs et plus particulièrement du Fieseler « Storch » souvent utilisé pour le remorquage des planeurs qui sont ensuite lâchés au-dessus de la vallée du Grand-Morin.
Au printemps et en été, alors que nous déjeunons dans le jardin de la maison familiale située dans le tour de piste de Coulommiers-Voisins, on peut voir les appareils tourner dans le ciel d’un dimanche après-midi, à la recherche des conditions idéales pour faire durer leur vol. Roger T. m’a montré comment se sortir d’un décrochage, comment poser correctement le petit Jodel en éviter de massacrer le train et en chouchoutant la roulette de queue. Il m’a aussi appris à garder un œil sur le trafic aérien et me précise que dans peu de temps, les règles seront changées parce qu’un nouvel aéroport à côté de Roissy-en-France est en train de se construire !
Le petit Jodel n’est pas équipé de radio, alors il faut ouvrir les yeux ! Roger T. m’a entrainé à la navigation aérienne avec carte couverte de « peau de couille » pour pouvoir ensuite effacer les marques ou repères faits au crayon gras. Il me dit que pour une "Nav » (2) tu as simplement besoin d’avoir une carte et une montre. Alors j’ai ma carte achetée chez « Aero-Shopping » et ma montre à deux balles. Je loupe le terrain de Pont-sur-Yonne, je le loupe de beaucoup sans même m’en apercevoir et cela met Roger T. dans une telle rage qu’il prend les commandes, fait demi-tour et une fois au-dessus du fameux terrain, mets l’avion en piqué en me hurlant « Et ça, c’est quoi bordel de merde ! ce n’est pas Pont sur Yonne, ça ?" Je regarde le « badin » qui est au taquet, j’ai du mal à rester assis sur le siège en dépit de la ceinture, et je me dis que la prochaine fois, je regarderai un peu mieux le sol au lieu de garder les yeux rivés sur les instruments !
(Anémomètre de bord permettant de mesurer la vitesse propre d’un aéronef. Cet instrument de bord est familièrement connu sous le nom de son inventeur Raoul BADIN)
Mais ce soir, c’est différent. Il y a dans cette fin de journée de Juin une grande douceur dans l’air et je trouve Roger T. bien silencieux. Visite pré-vol faite nickel, vérification des fermetures « Dzus » du capot moteur, vérification du niveau d’huile, tout le truc en fait qui va faire la différence entre un vol sympa ou une fin de journée merdique. « Vas-y, tu peux lancer ! ». Le moteur tourne comme une horloge, la température d’huile est dans l’arc vert et dans l’anticipation d’une ballade et d’une leçon de perfectionnement, je roule tranquillement vers le seuil de piste. Pour n’importe quel instructeur, un élève pilote n’en fait jamais assez, n’en sait jamais assez. Alors j’ai soif d’apprendre et je m’aligne pour un décollage vers l’ouest avec bien sur le soleil dans les yeux, pas de pare soleil, et une envie de bien faire chevillée au corps. Plein pot… ! l’avion roule sur la piste en dur utilisée par les boches pendant la dernière guerre… je laisse le badin prendre ses marques et au bon moment je soulage l’aéronef tout en le maintenant en position horizontale à quelques mètres au-dessus du béton. Et je monte, un œil sur la vitesse, l’autre sur le trafic, l’oreille entraînée attentive aux plaintes d’un moteur en surrégime ou au contraire sous-alimentée.
A 500 mètres de hauteur, je vire à gauche de 90°. J’ai fait cet exercice tant de fois que je me sens finalement à l’aise. Une fois au-dessus de la vallée du Grand Morin, un deuxième virage à gauche me ramène parallèle à la piste 09/27 que j’aperçois clairement sur la gauche de l’appareil. La montre pour vérifier le temps, la cadence quand on tourne, la pente à contrôler pour éviter de perdre ou gagner de la hauteur, le Roger T. qui m’a tellement habitué à recevoir ses remontrances que je suis presque anxieux que sa colère n’ait pas encore éclaté, l’inquiétude au dernier virage au moment de s’aligner pour faire quelque chose de propre, un atterrissage dont on puisse être fier, un atterrissage légitime qui ne fatigue ni l’avion ni l’instructeur... ! Pas de glissade cette fois- ci, j’étais bon du premier coup. Sortir les volets, réduire les gaz en utilisant la drôle de petite manette sur le côté du tableau de bord, chercher le sol de façon à s’assurer que les roues du train toucheront la piste avec douceur, l’embrasseront comme dit Roger T. Laisser l’avion rouler sur son erre jusqu’au taxiway sur la gauche qui va nous mener au parking, devant la baraque peinte en blanc de l’Aéroclub. Entrée sur le taxiway et Roger T. qui me dit « mets les freins ! » Alors je mets les freins et j’entends Roger qui me dit : « bon, ben je te laisse, va te balader, refais le plein avant de rentrer l’avion. Fais gaffe à l’heure ». Il sort pesamment de l’avion, toujours son blouson en cuir sur le dos, pas un sourire, pas un regard en arrière et je le vois qui s’éloigne vers les bâtiments. Alors, livré à moi-même, réalisant que le grand jour est arrivé, je me refais la check-list de décollage et je retourne au seuil de piste, seul à bord, avec ce mélange d’inquiétude et de fierté que ressentent probablement tous les élèves pilotes avant d’être lâchés en « solo ».
Mi-Juin, la fin d’une belle journée de début d’été. Plein pot, l’avion roule. A 110Kmh, une légère traction, trois, quatre mètres de hauteur, un palier pour gagner en vitesse, rentrer les volets, sortir du tour de piste. Au loin, Paris, mon Paris brille dans la lumière du couchant. Dans le ciel, il y a juste ce petit Jodel piloté par un novice, alors n’abusons pas, retour au terrain. Atterrissage face à l’ouest, le soleil dans les yeux, le béton de la piste qui se rapproche, la petite route de Maisoncelles-en-Brie avant le seuil de piste, dans ma mémoire l’histoire du DC3 d’Air France. Contrer un peu aux pieds le vent qui veut faire dévier le petit avion, les deux roues du train chuchotent un instant avec le sol, manche en arrière, plein réduit, laisser rouler un peu et laisser l'inertie faire son travail.
Je suis posé. Retour au parking, check-list de fin de vol. Ah, oui, faire le plein de l’avion avant de le rentrer dans le hangar. Mais personne ne m’a jamais dit ou était cachées les clés de la pompe ! Roger va encore gueuler…
( Un Jodel Wassmer D.112 : il fallait avoir le coeur bien accroché. Sur celui du CACB, quand on mettait la machine en piqué, on pouvait voir la peinture des ailes qui se faisait la malle)
[if !supportLists](1) [endif]Le terrain d’aviation de Coulommiers-Voisin avait été pendant la deuxième guerre mondiale la base du groupe de chasse de nuit JG4 de la Luftwaffe, l’armée de l’air Allemande.
[if !supportLists](2) [endif]Il s’agissait d’exercices de navigation. Il fallait aller en avion d’un point à un autre pour démontrer qu’on était capable de voler sans se perdre et de retourner au point de départ.
[if !supportLists](3) [endif]Il s’est apparemment tué en avion plusieurs années plus tard.
(Stampe & Vertongen SV4 : on démarrait le moteur à l’aide d’une cartouche d’air comprimé)
TOURS DE ROUES
J’ai toujours aimé les voyages en train ! Est-ce à cause des souvenirs d’enfance alors que le train était encore le moyen traditionnel de découvrir le vieux continent ? De mes années errantes entre deux avions, entre trois pays, entre quatre continents, j’ai gardé en mémoire les milliers de kilomètres avalés sur les voies ferrées. Si l’aviation était ma raison de vivre, c’est dans les trains que mon cerveau pouvait calmement partir à la dérive. Pas de bousculade, pas d’attente immobile lors d’un embarquement qui n’en finit pas et m’évoque à chaque fois un enfermement. Il est des souvenirs insignifiants qui remontent facilement en mémoire dès que l’on creuse un peu, à l’occasion d’une relecture des mots jetés sur le papier il y a bien longtemps. Clins d’œil et sourires discrets à cette femme assise en diagonale dans la voiture-restaurant du TEE « Ile de France » qui reliait Paris à Bruxelles, image fugace en gare de La Spezia d’une belle Italienne dévêtue se réveillant, store ouvert, de sa nuit dans son train entre Rome et Paris, brume épaisse des Flandres qui empêchait les vaches de me voir passer entre Paris et Amsterdam, entre Hambourg et Zell-Am-See.
L’enfance et l’adolescence sont déjà loin, parties toutes deux dans un passé un peu poussiéreux, le tout bien rangé quand même sur une étagère, le tout bien étiqueté pour pouvoir "retrouver mes petits » quand j’en aurai besoin. J’ai plongé dans l’aviation à force de collectionner les images que l’on trouvait dans les tablettes de chocolat Poulain : les grands aviateurs, ça fait toujours un peu rêver, et puis il y a eu ce brevet de pilote, les heures de vols, les réflexes à prendre, mais il y a eu aussi la gare de Provins-Longueville avec les survivants d’un passé pas si lointain, les gueules noires faisant manœuvrer les locos 141TB, des fossiles d’un autre temps, sur les quelques kilomètres de voie rouillées.
(Le Nord-Express embarquant sur un ferry pour atteindre l’Ile où se trouve Copenhague : c’était mon train favori pour aller travailler à Billund)
Il y a eu aussi, et peut être même surtout, un vieux Lockheed Constellation (1) remisé à Orly, que je pouvais voir de loin de la fenêtre de mon bureau. Alors je n’ai pas voulu choisir, et j’ai pris le tout : l’aviation et le chemin de fer, deux passions cousines, deux passions jumelles, qui n’ont jamais accepté que je trompe l’une avec l’autre et qui, grâce à ma fidélité pour les deux, sont toujours à mes côtés.
Feux verts alignés comme à la parade le long de la voie ferrée entre Paris-Nord et Copenhague pour une mise en place à Billund au Danemark, signalisation lumineuse qui guide le mécanicien vers sa destination, et moi vers l’aventure. Intimité d’une soirée solitaire dans le wagon-lit qui m’emmène vers Barcelone, intimité partagée cette autre fois, entre Paris-Nord et Francfort (HbF)…
Tu vois, je me demande souvent si je suis un vrai solitaire ou un faux « sociable ». Je trouve du réconfort autant dans la compagnie des uns, que dans l’absence des autres, va comprendre !
Silence d’un arrêt en pleine campagne, la nuit, alors que la lumière bleutée du plafonnier se veut rassurante et qu’à travers la paroi qui me sépare de mes voisins, des ronflements réguliers s’échappent des corps flottants entre deux mondes.
Tu sais, la nuit, quand tu es chez toi et que le sommeil ne vient pas, tu as les vieux démons qui pointent le bout de leur sale nez, tu as les questionnements vicieux qui te montent du fond de l’âme, tu as même parfois des envies de vomir que tu as du mal à réprimer.
Dans le train, rien de tout cela parce que tu es dans un autre monde, captif entre hier et demain, mais jouissant de ces libertés que sont l’imaginaire et le temps.
Et si le train partait pour autre part ? Souvenirs de quiétude, de repos, de rêverie. Pas une destination qui me soit pénible, sauf peut-être l’Allemagne pour des raisons historiques. Cravate au clou, enfoncé dans un fauteuil de première classe, je me plonge dans un livre épais dont je ne connaîtrai sans doute jamais la fin parce que je sais que j’en décrocherai rapidement, plus intéressé à m’imaginer qui est ma voisine, quel est mon voisin, qui suis-je, moi-même.
Ici un touriste perdu dans un voyage ferroviaire sur fond d’ « Eurailpass » (2) là sans doute un modèle féminin pour magazine masculin, près de la fenêtre, un lycéen de luxe de retour vers la Belgique, là-bas un cheikh arabe habillé comme en Europe avec son épouse couverte de bijoux de prix, autant d’interlocuteurs avec qui j’ai échangé des paroles banales avant que tout ce petit monde débarque à Bruxelles-Midi laissant le train continuer vers les Pays-Bas, les moulins à vent, et les champs de tulipes.
Paris ce soir, demain « Kobenhavn », comme il m’était promis sur la plaque en email blanc suspendue sur le flanc de ma voiture-lit. Froid pinçant d’un quai de Gare. J’ai eu le temps de prendre un petit déjeuner « Danois » avant mon arrivée au "port des commerçants », la capitale Danoise. Changement de train, je remonte deux escaliers vers un autre quai pour la correspondance avec le convoi qui va partir vers Fredericia et me déposer à Vejle, proche de mon aéroport favori de Billund, d’où je partirai encore une fois à l’autre bout du monde, puisque c’est mon métier et que je l’ai choisi. Hôtel Australia. Piétons disciplinés qui attendent sagement le passage du feu au « vert piétons ». Mères de familles qui poussent les landaus avec enfants blonds, pharmaciens sympathiques et compréhensifs qui délivrent sans ordonnance les indispensables médicaments propres à enrayer les « maladies honteuses ».
Entre l’hôtel Vis-à-Vis de Billund, la Gare du Nord et le 611, 33rd street à New-York, je perds mon identité. La même attirance qui me pousse vers les avions m’emporte vers les trains disciplinés du Nord de l’Europe, les trains Italiens paresseux, les trains en retard de British Rail, les convois étouffant de la RENFE, les chemins de fer Espagnols.
Arrêt à la frontière Allemande avec quelques minutes de douce et perverse anxiété alors que la "Bundesgrenzschutz" passe parmi les passagers, petite casquette blanche sur la tête. Regard noir des douaniers Italiens à la sortie de Suisse, fonctionnaires belges à l’assaut du wagon-bar une fois le train arrivé sur le territoire Allemand. Frontières invisibles entre les pays, imagination sans frontière, barrières dressées par des hommes, que des hommes, sur des bouts de papier. Dans le Shinkansen Japonais, j’ai vu des contrôleurs s’incliner devant les passages et s’excuser de les importuner, « mais il faut bien faire son travail »
Alors que mon corps se faisait insoumis et rebelle et qu’un interniste du 17ème arrondissement m’avait recommandé une longue période de repos, je suis parti en train, voir les Jardins d’Espagne en compagnie de mon pote Isaac Albeniz, le génial musicien, je suis allé découvrir les petits matins blafards de Pologne et la grande lumière bleutée de l’aube près de la gare de Roma-Termini.
Et Paris là-dedans, tu vas me dire ! Comme si on pouvait oublier d’où on vient...
Paris tu-dis ? Ma ville n’a jamais été cocue, je lui suis resté fidèle en pensée comme en action. Je n’ai même pas péché par omission, n’ayant jamais oublié de mentionner mon appartenance corps et âme aux rues pavées, aux quartiers, au canal. Paris, j’ai mentionné ton nom, j’ai parlé de ton Baron Haussmann, de ton vieux palais du Trocadéro que je n’ai pas connu, de tes anciens métros qui faisaient des étincelles, des bistrots de la Mouffe et, crois-moi, en m’écoutant, tous ces étrangers chez qui je m’étais perdu, écarquillaient grand leurs yeux, entrouvraient leur bouche et me demandaient :
« C’est vrai, tout ce que vous dites ? » alors je leur répondais sans hésitation :
« Bien sûr que c’est vrai, et encore vous n’avez rien vu »
[if !supportLists](1) [endif]Un appareil fabriqué par Lockheed. Il s’agissait d’un quadrimoteur célèbre dans les années cinquante.
[if !supportLists](2) [endif]Il s’agit d’un forfait de chemin de fer vendu aux étrangers qui veulent parcourir l’Europe au meilleur tarif.
VOYOU
Mon brave père ne comprenait pas comment des billets de 100 francs pouvaient disparaître de son portefeuille. Il ne comprenait pas non plus l’histoire des chèques au porteur encaissés auprès de sa banque pour payer un voyage par avion à Nice, un dîner au Chanteclerc et une nuit à l’hôtel Negresco de la Promenade des Anglais. J’étais inéducable. J’aurais pourtant bien voulu plaire aux parents très comme il fallait, qui souhaitaient pour moi un avenir radieux plein de « ce » qu’ils n’avaient eux-mêmes pas eu…Le cocon s’effilochait en ce printemps de 1967. Il y avait eu les différentes écoles, privées ou publiques, quelques lycées, une institution de Jésuites en face des jardins du Luxembourg, à l’époque où la partie de flipper coûtait vingt centimes de nouveau francs. Il y avait eu aussi les inquiétudes exprimées par ceux des professeurs qui m’aimaient bien je pense, probablement étonnés par ma capacité à rendre hilare une austère salle par le biais de facéties dont il vaut mieux ne pas parler. « C’est un esprit très créatif » avait dit mon prof de Math à ma pauvre mère, « Il pourrait être avocat » renchérit la prof de Français alors que je lui avais tenu tête lors d’un échange concernant la façon dont la langue de Voltaire était enseignée. « Il deviendra un voyou » avait dit de façon cinglante le "surgé », Monsieur Costa-Maroni, un Corse aigri qui aurait sans doute préféré avoir été nommé sur son île plutôt que de devoir surveiller au Lycée Montaigne, une assemblée de plusieurs centaines de crétins.
(Les billets de cent francs disparaissaient du portefeuille paternel, comme par magie…)
Il y avait aussi Sophie S…Martine D… Bénédicte M…et Peggy qui portait des bas à maille résille qui affolaient tous les copains et dont j’étais un admirateur forcené, prêt à n’importe quelle bassesse pour un regard de sa part, et encore mieux si c’était un sourire. J’avais réussi à enrôler mon matheux de frère et à le sortir un peu des masses de papiers couverts de calculs qui jonchaient le plancher de sa chambre. L’idée avait germée d’observer avec quelle vitesse Le laboratoire Scientifique de la Préfecture de Police pouvait se déplacer pour effectuer si besoin était un déminage impliquant une bombe artisanale. A l’aide de composants électroniques dérobées en toute discrétion dans les stocks du père et par le biais de plusieurs soudures artisanales reliant entre eux résistances, transistors et condensateurs, ma fausse bombe prenait forme. Il ne manquait plus qu’à fabriquer trois cylindres en pâte à modeler brune, attacher le tout ensemble, ajouter une pile Mazda de 4,5 volts reliée à une petite ampoule pour faire plus vrai que vrai, et la boite de biscuits LU se transforma en objet explosif peut-être fabriqué par des anarchistes, qui sait ?
(On avait fabriqué une fausse bombe que l’on avait placé dans une boite métallique de biscuits LU avant de glisser le tout sous une voiture garée devant la maison de Lénine)
Restait à trouver un « objectif d’attaque » : ce fut l’ancien appartement d’Ilitch Oulianov, dit Lénine, qui avait habité à quelques mètres de chez nous, dans un appartement de la rue Marie-Rose, racheté par le PCF et aménagé en lieu de recueillement historique pour les délégations soviétiques qui visitaient parfois la France. Dans la plus pure des traditions conspirationnistes, la boite métallique fut donc déposée sous un véhicule garé devant l’immeuble du célèbre bolchévique. Ce jour-là, au service spécialisé de la Préfecture, le téléphone sonna et une voix anonyme mit en garde les fonctionnaires sur l’existence d’un engin explosif placé « aux alentours » de l’appartement d’un personnage politique célèbre ayant habité en face du couvent des Franciscains. Le coup de fil donné d’un téléphone public nous mettrait en dehors de poursuites judiciaires. Une fois la préfecture prévenue, le repos s’imposait. Assis sur un de ces fameux bancs publics qui se trouvait en face de la rue Marie-Rose, mon frère et moi attendions la suite des évènements dans un état d’intense jubilation. De plusieurs directions à la fois, les véhicules de police surgirent, le périmètre fut bouclé à quelques mètres de notre banc alors que de courageux démineurs, charentaises aux pieds pour étouffer d’éventuelles vibrations, remontaient la rue munis d’un miroir sur une perche pour inspecter le dessous des véhicules. Peu de temps après , toujours dans le but louable d’évaluer le temps de réaction des forces de polices à la suite d’une dénonciation anonyme, un simple coup de téléphone aux autorités et la transmission du numéro de plaque du véhicule de mon père, en déplacement vers le sud de la France, suffit à lancer une chasse à l’homme ( et à son épouse) sur l’autoroute A6 avec nombreux barrages, gendarmerie de campagne en treillis vert, démontage consciencieux du véhicule à la recherche de « plastique » puis, abandon du dit véhicule près de Nice et retour sur Paris en avion des parents pourchassés comme des terroristes jusqu’à ce qu’un flic, un peu plus brillant que ses collègues, suspecte la mise en place d’un canular de mauvais goût. « Connaissez-vous quelqu’un qui pourrait vous en vouloir, et pourquoi ? » avait demandé ce fonctionnaire à mes parents, et mes parents de répondre : « ce n’est certainement pas nos enfants, ils seraient incapables de faire une telle bêtise ».
Si ! nous l’avions fait.
Mon frère était matheux, intime en esprit des grands chercheurs en chiffres et autres équations. Bien qu’il fût mon ainé de plus d’un an il ne semblait pas atteint par les débordements hormonaux et préférait la sagesse et l’aridité de ses traités de physique et de math, aux sorties débridées qui remplissaient maintenant souvent mes nuits. Il fallait en premier attendre l’endormissement parental, éviter les lattes grinçantes du parquet de chêne de Hongrie, se glisser dans la cuisine en éviter de marcher par erreur sur l’un des cinq chats qui peuplaient l’appartement en journée mais partageaient un couchage commun la nuit. A l’aide d’une clé « disparue » depuis longtemps, je pouvais accéder en toute impunité et dans un silence absolu, à l’escalier de service et à la liberté. Une fois la porte refermée doucement et les premières volées de marches avalées sur la pointe des pieds encore déchaussés, le cœur battait un peu plus fort. Moment délicieux où je partais pour l’aventure. Ce soir, cet autre soir, ce serait une « boite de nuit », un « club », nécessairement un endroit ou allaient les copains du lycée qui habitaient du côté de l’Odéon et dont les parents étaient d’esprit plus ouvert que les miens. On se retrouvait au petit bonheur, chacun connaissant les habitudes de l’autre. Un même but : un slow avec Justine, Fanny, ou Armelle…On portait tout une cravate. Cela nous donnait un air un peu plus sérieux. On faisait propre sur nous mais l’hygiène faisait parfois défaut, faute de bonnes habitudes. Au Roméo-Club, c’était la pagaille devant l’entrée…on se faufilait…on truandait à une époque où la majorité était à vingt-et-un an. Et puis il y avait dans notre bande Frederic D, un copain de lycée, fils d’un compositeur-parolier très connu…je pense que cela aidait un peu, même beaucoup. Il y avait les troquets de Saint-Michel, l’appartement de Caroline situé quai aux Fleurs, un vaste duplex de plus de trois cent mètres carrés avec plein de chambres…Quel que soit l’endroit où tu allais, si tu n'avais pas emballé à la moitié de "Whiter Shade of Pale », t'étais un moins que rien et dès le lundi matin au lycée tu étais bon pour les quolibets !
Ah les sacrées odeurs de transpiration qui imbibaient les pulls en shetland à la mode à cette époque. Nous savions que les filles qui sortaient en boite le faisaient pour la même raison que nous et quand des larmes nous perlaient, ce n’était pas au coin des yeux et toujours à la fin d’un slow qui nous avait donné plein d’idées et plein d’espoirs. De temps en temps, une copine ou un copain faisait le déplacement jusqu’à l’institut prophylactique de la rue d’Assas, où, anonymement, l’on pouvait se faire traiter pour des maladies suspectes dont nous connaissions tous l’origine. La consultation se terminait en général par les recommandations d’une infirmière amusée rappelant que l’utilisation d’un bon savon « après » contribuerait à une meilleure hygiène. Le cinéma à un franc de la Rue d’Alesia était déjà loin, les week-ends à la campagne s’effaçaient de mon souvenir. J’étais avide d’une liberté dont je ne savais rien, je voulais trouver ma place, je pensais que c’était facile. Si j’avais déjà la moitié du corps et un petit peu de l’esprit hors du moule, J'avais encore un pied et une jambe dans le cocon, encore coincé parce qu’il était peut-être trop tôt pour le sevrage. Heureusement j'avais déjà trouvé cette clé de la liberté, celle qui ouvrait sur l'escalier de servitude qui, s’il me permettait une fuite discrète et nocturne, montait aussi vers le septième étage et parfois le septième ciel... Septième étage, Emile Zola, la domesticité servant la bourgeoisie : les chambres de bonnes ; onze appartements donc onze portes. Un gris-brun pisseux peint sur les murs, un parquet usé par les lavages à l’eau de javel, des odeurs de cassoulet en boite, de détergeant, de poussière, un fond de radio au travers d’une porte, et le chuintement permanent de la chasse d’eau dans les toilettes à la turque utilisées par les locataires de l’étage.
(Partir se promener sur les toits, c’était la grande liberté)
La tabatière rouillée ouvrait sur un toit en pente douce. En un coup d'échelle en bois, j'étais délivré des contraintes...À un jet de pierre se trouvait le clocher de l'Eglise d'Alésia. Les chapeaux en terre cuite des cheminées semblaient plus ocres encore dans la lumière du soir d'été. Personne ne savait où j'étais, personne ne savait que c'était moi qui avait volé la petite clé en acier brillant qui allait faire de moi un oiseau de nuit. Pendant ce temps-là, mes livres de classe restaient définitivement fermés et Henri IV pouvait bien aller à sa messe sans moi ! J'avais déjà Paris pour moi tout seul… ! Les toits des immeubles des rues Alphonse Daudet, Leneveux, Adolphe Focillon et Sarrette forment un vaste quadrilatère dans lequel il fait bon marcher, à cheval entre le monde d’en haut et celui d’en bas. Personne ne le sait, mais je suis fasciné par les couleurs des toits, la vision des fenêtres des chambres dites « de bonne ». C’est magique. De temps en temps, une fois lâché dans la nature, n’ayant même pas une pensée pour les parents plongés dans le sommeil et ignorant tout des frasques de ce fils un peu hors limites, je marchais à grand pas vers le Garage Horizon, rue de la Tombe Issoire, passais devant un gardien endormi, montais jusqu’au troisième demi étage pour y emprunter, sans permis de conduire, la voiture familiale dont la clé restait toujours sur le contact comme le voulait le règlement intérieur du bâtiment.
Un soir de janvier, alors que la neige commençait doucement à recouvrir la place Victor Basch et que mes projets nocturnes incluaient un tour dans un bois connu des habitués pas très loin de l’avenue Foch, découvrant que la clé de la Ford Taunus du père n’était pas dans le véhicule, j’avisai le véhicule voisin, une petite berline de marque Anglaise. Voyons simplement si elle démarre…ah, oui, ça fonctionne…allez, une petite marche arrière…pourquoi pas descendre au rez-de -chaussée…et puis là, sous la neige qui tombe maintenant dur, aller vers la place d’Alésia, enfiler l’avenue du Maine, le boulevard Montparnasse, traverser la Seine, le Trocadéro, retrouver les copains qui m’ont fixé rendez-vous dans un bar « spécial » du dix-septième avant la ballade au bois. Pas de permis de conduire, voiture volée, gamin au volant, inconscience imbécile : belle mentalité…Et puis ça dérape, la neige est épaisse, la voiture roule trop vite, c’est l’impact avec un réverbère du mobilier urbain de la ville de Paris. Choc violent, mais rien de grave en vrai. La voiture roule. Allez ! on arrête les conneries…Vite, rentrer dans le cocon, laisser le bois aux voyeurs, les copains à leur « baby », Caroline à son nouveau copain beaucoup plus mature que moi de toute façon. Vite, rentrer dans le 14ème, trouver une place pour y abandonner la voiture volée et disparaître dans la nature. Rue de la Tombe Issoire, à une cinquantaine de mètres du garage Horizon, j’ai trouvé une place pour la petite berline anglaise. J’ai laissé la clé sur le contact, j’ai laissé à l’intérieur les souvenirs étranges de cette soirée…
Remonter l’escalier de service alors que les parents dorment encore, rentrer doucement dans la cuisine, ne pas marcher sur les chats, trouver le refuge de la chambre, cacher la tête sous les draps pour ne pas entendre sur la porte d’entrée les coups des gendarmes qui n’auront pas manqué de me suivre pour savoir où j’habitais.
Tribunal pour enfants ?
Maison de correction ? Guillotine ? La neige a recouvert mes pas rue de la Tombe-Issoire, la neige a recouvert la petite berline anglaise…personne n’a jamais rien dit.
Il était temps que j’arrête d’être un voyou.
ERETZ (La terre.)
Je n'avais jamais pris le bateau ! La gondole qui nous amenait depuis l'hôtel "Splendid Suisse" se retrouva face à un énorme mur tout blanc : c'était la proue du SS "ATHINAÏ", un petit paquebot construit à l’origine dans les années trente pour la Grace Line, un armateur Américain dont les bateaux desservaient les Caraïbes ! Après avoir navigué comme « Liberty Ship » pendant la deuxième guerre mondiale, ce bateau, comme plusieurs autres du même modèle, avait été racheté par des armateurs grecs quelque peu véreux à la tête de la « Typaldos Line » et après transformation, affectés aux petits trajets sur la Méditerranée. Trois classes de cabines, nous étions à fond de cale, pas très loin de la salle des machines dont le bruit me berçait le soir après une journée à jouer sur le pont du navire. Nous étions presque des émigrés en route vers l’Amérique des années vingt, mais ce n’était pas Ellis Island qui serait notre porte d’entrée là où nous allions, et nous avions déjà en poche les billets pour un trajet de retour sur le « Théodor Herzl » de la Zion International Shipping Company. A une époque où la France continuait sa mue décolonisatrice il existait encore boulevard Saint-Germain, dans le respectable 6ème arrondissement de Paris, un étrange magasin portant sur sa devanture une grande enseigne « Vêtements Coloniaux ». Dans ce magasin, on pouvait trouver de quoi vêtir les administrateurs poussiéreux ou flamboyants de l'ancien temps avant de partir en mission dans un lointain protectorat ou une vieille colonie. Mon père avait acheté un magnifique costume en lin d’une blancheur immaculée. Lui n’avait pas pris le bateau. « Les escales à Athènes, Héraklion ou Chypre, ça m’emmerde » avait-il dit au moment de planifier ce voyage. « Je vous rejoindrai par avion, les grecs, ce n’est pas pour moi » …Alors, nous nous étions retrouvés après une nuit en train et un séjour dans la cité des Doges, sur l"ATHINAÏ » qui sentait le mazout, la cuisine de grand hôtel et l’air de la mer, en route vers une terre promise mais encore inconnue.
(Le liner « ATHINAÏ », un navire de l’ex Grace Line. On avait mis cinq jours pour traverser jusqu’à Haïfa à cause des escales en Grèce)
Cinq jours de traversée pour rejoindre Israël et le port d'Haïfa. J’étais un peu amoureux de ma tante Irène qui avait un visage si doux...Je me souviens de cet après-midi passé sur le pont supérieur du paquebot alors que nous faisions route vers la dernière escale : Chypre. A côté de moi, deux passagers vêtus de noir évoquaient de curieux souvenirs en parlant de " camps de la mort", de "ghettos." et d’extermination ! C’était quoi ces mots-là ?" Moshe Braun a survécu au Sonderkommando de Majdanek" dit l'un…. « Oui, il a même vu passer toute sa famille entre ses mains » répondit l’autre…Ce jour-là, je le sais, ma vie tranquille d'enfant se termina sous le soleil chaud de la Méditerranée. Demain, nous serions au 27 de la rue Dizengoff, chez Irka (Irena) et Benek.Poser des questions aux adultes ? Je n’avais pas mesuré pleinement l’importance de ces quelques mots échangés par les deux hommes, mais je savais au fond de moi que le temps n'était pas encore venu et que je devais cheminer par moi-même. Pendant quelques secondes, incrédule, recevant de plein fouet des bribes d’information incomplètes, j’avais eu l’impression d’entendre une obscénité tellement énorme que j’étais complètement dépassé, pire même, j’étais bouleversé. Quelque chose dans mon estomac me disait qu'il fallait se taire. Je ne savais pas, je n’en savais rien, même si souvent mon père mentionnait la guerre, Paris occupé, les arrestations, les privations, la milice, la libération, l’entrée de la deuxième DB par la Porte d’Orléans… et insistait sur l’énormité de la "catastrophe ».
(Un L 749 Lockheed de la compagnie nationale Israélienne El-Al)
Curieux débarquement dans le port de Haïfa ; des fonctionnaires en short et en bras de chemises, des bateaux d’un autre âge, des ballots de marchandises sur les quais du port, pas très loin, le mont Carmel. Il y avait aussi des panneaux indicateurs en anglais et en hébreu, le tout sous un soleil de plomb et un ciel si lumineux que le port de lunettes de soleil était obligatoire. La rue Dizengoff dormait dans la poussière d'avril. Des petits immeubles de trois ou quatre étages, une impression de province mais surtout un plaisir intense à revoir cette tante dont je ne savais finalement rien sinon qu’elle parlait Polonais avec mon père, que ce dernier avait une adoration pour elle, et qu’elle était bien plus souriante que notre mère…. Durant la guerre, Irena était la seule de la famille à pouvoir passer pour chrétienne dans une Cracovie où résidaient entre soixante et quatre-vingt mille juifs ! Elle avait donc réussi à échapper ou ghetto, à survivre à l’horreur de Cracovie occupée par les nazis sous les ordres du gouverneur général Hans Frank. Elle avait rejoint la résistance polonaise puis une fois les menaces écartées, émigré vers Eretz Israël, la terre d’Israël, alors que de nombreux autres membres de la famille élargie avaient terminés brusquement leurs vies au petit matin, déportés vers la mort, encore incapable de bien comprendre ce qui leur arrivait. Ne parlant ni Hébreu ni Anglais en cette année soixante-deux , la seule conversation que je pouvais avoir, du haut de mes onze ans, avec Irene et son mari Benek, passait simplement par le regard et quelques mots simples comme « falafel » et « gazoz », le premier étant un mélange de farine de pois chiches et de fèves, sous forme de boulettes frites dans de l’huile, le second étant une boisson « socialiste et gazeuse » que l’on pouvait trouver en trois couleurs dans les petits kiosques de la ville à une époque où Israël était encore loin de l’influence et du niveau de vie d’une Amérique en pleine conquête économique. Mes cousins Amir, le garçon et Daphna, sa grande sœur étaient beaux et avenants. Ils étaient « sabras » nous avait dit le père. Curieux de faire notre connaissance comme nous étions nous-mêmes content de les rencontrer pour la première fois, un lien s’était créé, sans mots : ils étaient de notre famille. Balades à pied dans un Tel-Aviv sans fioritures ni grands buildings de fer et de verre, le pays n’avait que quatorze ans, visite chez un oncle qui avait un piano laqué blanc, passage obligatoire dans une Jérusalem coupée encore en deux, vision surréaliste sur la route entre Tel-Aviv et la Judée de restes de véhicules militaires improvisés datant de la guerre de quarante-huit, à l’époque où des gouvernements « amis » fournissaient le futur état hébreu en matériel militaire déclassé mais encore utilisable.
Dans un quartier particulier de Jérusalem (Mea Shearim, Les Cents Portes, quartier réservé des Juifs Orthodoxes) ma mère avait reçu des pierres de la part d’hommes vêtus de noir qui ressemblaient étrangement aux deux hommes aperçus sur le bateau. Je n’avais pas compris pourquoi. C’étaient des hommes sévères, portant de grosses lunettes à monture d’écaille, de longues papillotes de cheveux de chaque côté de la tête, parfois une barbe. Partageaient-ils un même secret avec les hommes du bateau ? Savaient-ils quelque chose ? Il était impossible d’en apprendre plus, impossible même de poser la question au père tant je percevais l’existence d’un interdit. La guerre avec les Arabes, l’Irgoun, un certain David Ben Gourion, un certain Avraham Stern qui avait dirigé un « groupe », un autre qui se nommait Adolf Eichmann qui avait été capturé en Argentine et qui attendait l’issu de son procès, tout cela tournait dans ma tête quand les parents parlaient à table et que nous nous taisions. « Il sera pendu » disait mon père ! « Heureusement qu’il y avait le Mossad… » Je ne savais ni pourquoi il fallait pendre Adolf Eichmann, ni même qui il était. Depuis Haïfa, nous avions pris un taxi collectif, une vieille guimbarde Américaine, dans lequel nous avions empilé les bagages. Le chauffeur qui parlait anglais et ressemblait à un terroriste de l’Irgoun, avait réussi à déchiffrer l’adresse où nous devions nous rendre… Au marché Carmel, pas très loin de la limite avec le faubourg de Jaffa, j’avais vu plusieurs personnes dont l’avant-bras portait un curieux tatouage représentant un numéro, mais je n’avais pas fait le lien avec les hommes du bateau. Comment aurais-je pu ? Les juifs ? mes cousins étaient juifs ?
(Terrasse de café à Tel-Aviv début des années soixante : une culture venue d’Europe)
Je connaissais le quartier du Marais à Paris…oui, c’est vrai, il y avait des hommes en noirs, normaux, qui ne jetaient pas de pierre quand nous passions avec le père par la rue des Ecouffes pour aller chercher du foie haché chez Jo Goldenberg. En fait, j’avais compris sans comprendre, j’avais écouté sans retenir. Tout ce que je savais maintenant était que les falafels achetés dans les petits kiosques de la rue Ben Yehuda étaient sublimes, que le « Gazoz » de couleur bleue était mon préféré et que j’aurais bien voulu que ma tante Irena fut ma mère tant la vie semblait facile avec elle.
Alors commença au fil des cinquante dernières années le long questionnement. Les vingt premières années pour découvrir...Les vingt suivantes pour réfléchir...Les dix dernières pour accepter... puisque tout est vrai, tout est authentique, depuis les accusations fondatrices de l’antisémitisme jusqu’à la libération du dernier camp de la mort en passant par l’élimination de Moshe Maurice et de Feigel Françoise Ubersfeld, habitants du ghetto de Podgorzje à Cracovie. Le parcours fut long : lire, creuser, questionner, visiter, s’enquérir, poser des questions qui blessent, apprendre à poser ensuite les mêmes questions mais en évitant les souffrances inutiles. Il y eut aussi la bibliothèque de guerre du Père, riche en documentation mais encore plus riche en horreurs indicibles, les livres plus « savants », les séjours plus longs en Israël, jusqu’à y habiter par chance pendant quatre années et demies, autant d’étapes sur la voie de la compréhension de ce qui était incompréhensible, de l’acceptation de ce qui reste inacceptable. Une fois les quatre ans et demi passés en Israël, une fois mon Mensch de père passé à « l’Orient Eternel », une fois versées des larmes qui me venaient « du fond de mon âge » en marchant dans la rue Rekawka de Cracovie, une petite boite à chaussure qui était bien cachée au fond d’une armoire a livré finalement ses secrets et a enlevé de mes épaules un poids bien lourd à porter pour un ado en devenir d’homme, puis pour un homme qui cherchait un peu de paix de l’âme.
Dans cette boîte en carton se trouvaient des lettres avec un timbre du gouvernement général de Pologne, des « collants » de la censure Allemande sur les enveloppes, des faux papiers vierges ou déjà remplis du nom d’Alexandre HUBERT, des photos datant du Lycée juif de Cracovie, le visage sévère de Moshe, mon grand-père, celui plus doux de Feigel, ma grand-mère, tout un concentré d’une histoire cruelle que le père avait enfermé pour ne pas continuer à y faire face, toute une histoire dont il ne fallait pas parler parce qu’elle était trop dure à supporter. Il fallut lire à travers les lignes, déchiffrer à travers des courriers ancien les signes annonciateurs de la catastrophe à venir....
Aujourd’hui, j’ai trouvé une recette pour faire des « Hallot » (1), Muriel mon épouse sait préparer le foie haché avec les oignons, je vibre encore à l’écoute de la « Hatikvah »(2). Les cafés de Tel-Aviv sont pleins et le petit immeuble du 27 rue Dizengoff est devenu pour moi, insignifiant. La seule chose qui compte encore est le souvenir de la voix d’Irena prenant de nos nouvelles, depuis Israël, par téléphone, et qui commençait chaque conversation en disant dans un Anglais mâtiné d'accent Polonais : « Hello, children » …. Même si nous n’étions pas ses enfants….
(Un paquebot Israélien dans le port de Haïfa fin des années cinquante)
[if !supportLists](1) [endif]Il s’agit de pains confectionnés spécialement pour shabbat. Le plus souvent, cela ressemble à de la brioche avec parfois des raisins secs. La définition usuelle est la suivante : La 'hallah (hébreu : חלה /xɑːˈlɑː/, /ˈhɑːlə/ ou /ˈkɑːlə/, plur. 'Halloth), également connue dans les langues germaniques comme bar'hes, barkis ou bergis, est un pain traditionnel juif, de consistance riche, proche de la brioche (mais sans beurre), habituellement, mais pas obligatoirement, tressé
[if !supportLists](2) [endif]Hymne national de l’Etat d’Israël
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…alors je flottais entre deux mondes et le cocon n’était maintenant plus qu’une enveloppe sans contenu, un vague machin gris qui se déliterait sous le vent de la fin du printemps. J’avais reçu officiellement en témoignage de mon évolution une clé « MUEL » qui ouvrait la grande porte.
Dans une optique de concessions, j’étais maintenant libre de venir à la campagne, ou de ne pas y venir. Les parents, eux, y allaient régulièrement avec « armes et bagages », plus les chats enfermés dans des paniers en osier, le plus gros, tout seul, deux autres qui devraient composer pour une heure de trajet en essayant de ne pas s’entre-tuer. L’exil dominical n’était plus imposé, mais il était choisi. Si les parents partaient le vendredi, la nuit de vendredi à samedi était délicieuse et l’appartement plongé dans la torpeur. Je pouvais sortir sans crainte d’être pris, je pouvais rentrer sans crainte de devoir expliquer où j’avais traîné, avec qui, et pourquoi. Mai 68 était passé par là et nous avions fait le grand ménage dans les croyances, les convenances, les interdictions. De temps en temps, une fois l’appartement à ma disposition, j’étais pris de regrets en regardant le ciel bleu alors d’un coup de métro, je filais vers la Gare de l’Est pour faire comme si je partais pour un long voyage. Pour quelques francs, j’avais droit à un ticket en carton brun, un aller et retour vers la vallée du Grand Morin, un hot dog dégoulinant de moutarde de Dijon. Le goût de la saucisse fumée me faisait penser à l’époque de la vapeur, quand, en passant devant une locomotive Pacific 231, on pouvait sentir l’odeur des briques de coke qui brûlaient dans le foyer. Le train de l’aventure n’était qu’un train de banlieue, un « train à chagrin » qui véhiculait ses voyageurs entre Paris et Meaux en s’arrêtant à quelques gares importantes. De vielles rames dites « réversibles » tirant des voitures « allégées » héritées pour certaines de la compagnie des Chemins de Fer de l’Est, partaient des deux points de départ toutes les trente minutes. Au pire, si tu loupais ton train, tu avais un peu de temps pour aller regarder les convois en partance pour la Pologne, la Hongrie, ou d’autres destinations magiques comme Istamboul ou Prague.
(Il y avait des affiches dans les trains, vantant les produits phytosanitaires KB. .On savait donc qu’on était en route vers la campagne)
Le train partait, passait à travers des banlieues tristes, entre des immeubles gris, derrière un paysage industriel de la fin des trente glorieuses et crachait ses voyageurs à Noisy-le-Sec, Vaires, Lagny, ou Esbly avant d’arriver à Meaux.
Ce que tu dois comprendre avant tout, c’est que la cassure dans ma tête se faisait justement à Esbly, la gare d’où partait un petit bout de ligne de rien du tout, qui terminait sa course à Crécy-La-Chapelle. Tu quittais l’esprit de Paris, celui de la grande ligne, tu te retrouvais en mode « Grand-Morin », « cœurs à la crème », « maïs qui se balançaient au gré du vent dans le champ en face de la maison ».
Pour finir de te faire passer d’un monde à un autre, il y avait l’autorail « Picasso », un vieux X.3800 avec son moteur Renault. Trois arrêts entre Esbly et Crécy-la-Chapelle, trois petits parcours avec le cœur à cheval sur les souvenirs d’enfance dont certains remontaient aux années cinquante.
Pendant la trentaine de minutes entre Esbly et Crécy, tu avais le temps de te torturer la mémoire, de laisser ton regard dériver sur les vaches, de compter les fils du télégraphe qui courraient le long de la voie sur de bêtes poteaux en bois. Après le dernier passage à niveau, tu savais qu’il fallait se préparer à descendre. Paris derrière, devant toi, le "chauffeur du jour" qui venait te chercher pour faire les derniers six kilomètres avant de retrouver les herbes folles, les rosiers « Madame Meilland », le repas du samedi soir ou il n’était question de rien en particulier mais où l’on parlait de tout, le pain azyme toasté du dimanche matin sur lequel fondait le beurre.
Dans les voitures du train banlieusard qui t’emmenait de Paris à Esbly, il y avait de grands espaces réservés aux affiches publicitaires « Ecole Pigier », « Bonbons PEZ », et surtout « KB Jardin », une marque de produits phytosanitaires dont le seule vision me transportait, à n’importe quel moment, à côté de la roseraie campagnarde où ma mère, une partie de l’esprit pensant certainement à Ferdinand de Lesseps et à l’aventure du Canal de Suez (1), combattait avec entêtement et ardeur, des bataillons de pucerons qui avaient fait des ravages, le temps d’une absence hebdomadaire de cinq jours.
En montant dans le train à la Gare de l’Est, si tu voyais une affiche "KB jardin", tu savais que tu étais dans le bon convoi. Sur le papier, dans son emplacement protégé par un cadre en plexiglas, la photo de la bombe de produit pour rosiers, ou celle de la boite en carton contenant une poudre jaunâtre ennemie jugée des dévoreurs de rosiers, confirmaient bien que tu étais en route pour la cambrousse. Dans le sens du retour, la vision des mêmes affiches attisait la douleur d’un retour obligatoire tout en restant une promesse d’autres visites, d’un autre week-end, plus long cette fois, mais, bon, il restait encore plein de choses à faire à Paris.
Les parents avaient bien de la chance. Eux pouvaient, au gré de leur fantaisie, de leur humeur, ou de l’agenda du « Mensch », décider en dernière minute de ne rentrer à Paris que le lundi matin, ou le mardi, ou même plus tard, et dans ce cas, les affaires courantes des entreprises paternelles étaient conduites par téléphone, tandis qu’au jardin, Francine continuait son combat perdu d’avance, contre les hordes d’insectes malfaisants.
Dans cette liberté qui régnait en maîtresse dans ma tête, et n’en finissait pas de combler les vides, de remplir les interstices, de semer des indices, de m’inviter au rêve, il y avait encore des hésitations, des regrets, des décalages entre ce que je voulais et ce que j’aurais aimé, entre ce que je devais faire et ce que j’aurais souhaité ne pas faire. C’était un peu le bordel ! Je n’étais pas encore mûr pour « la grande aventure », il fallait laisser du temps au temps…
( En haut, un train avec voitures à impériales au début du siècle dernier. En dessous, un autorail "Picasso" en gare de Crécy-la-Chapelle. Il y avait trois arrêts entre Esbly et "Crécy-en-Brie" comme la ville se nommait à l'époque)
A la gare d’Esbly, sur chemin du retour en « adulte indépendant" une sonnerie annonçait l’arrivée prochaine du train vers Paris. Les dimanches d’été, le train était désert ! Qui voulait retourner en ville alors que dans de nombreux jardins, des nappes Vichy, fixées avec des pinces en métal, accueillaient encore les vestiges d’un déjeuner dominical qui s’était prolongé jusqu’à l’apéritif du soir. Devant les fenêtres de la voiture ou quelques voyageurs étaient plongés dans l’avant-torpeur de Paris, tristes à l’idée d’une reprise laborieuse le lendemain, les rideaux volaient alors que le train prenait de la vitesse.
L’appartement était plongé dans le silence, un peu comme si la vie s’était retirée. Pas de grincement des lattes du parquet, pas de portes qui s’ouvrent…
Je l’avais croisée plusieurs fois en prenant l’ascenseur. Rien de particulier. Je gardais les yeux fixés sur le sol de la cabine, par timidité, peut-être même par culpabilité d'avoir des pensées légères et "dévêtues".
Elle, c’était la locataire de la vieille voisine du cinquième étage. Elle aurait pu s’appeler n’importe comment, Madeline, Maryse, Josépha, Ariane…mais dans ma tête, elle était tout simplement « la locataire ».
Etait-ce «« pour elle » que j’étais rentré ce dimanche soir, alors que j’aurai pu passer une nuit de plus dans la maison des champs et être réveillé par le chant du merle ?
Elle logeait dans une chambre donnant sur la cour, située à six ou sept mètres de la verrière de notre duplex, une verrière depuis laquelle j’observais souvent, en dérapant parfois de l’esprit, les scènes simples de la vie quotidienne dans d’autres appartements. Comme souvent dans les anciens immeubles Parisiens, si les pièces du côté « face » étaient munis de volets repliables en métal, celles du côté « pile » n’étaient protégées que par un léger store fait de lattes de bois de quelques millimètres d’épaisseur.
Un abat-jour teinté de violet, répandait dans sa chambre, quand elle allumait sa lampe de chevet, une lumière propre à entretenir l’imagination, ou même, à la sublimer. Dans le silence de l’appartement, alors que déclinait le jour, et que le clocher de Saint-Pierre-de Montrouge égrenait vingt-et-une heure, vingt-et-une heures trente, vingt-deux-heures, j’attendais, le cœur battant le moment où, dans sa chambre, un rayon de lumière indiquerait qu’elle était bien là.
J’ai bien souvent pris, le dimanche, le train de 18H54….
[if !supportLists](1 [endif]Ma mère était née à Ismaïlia où de nombreux membres de sa famille avaient fait carrière à la Compagnie Internationale du Canal de Suez. La vie coloniale de sa jeunesse était un sujet de discussion sans fin.
(Un train de banlieue reliait Paris-Est à Meaux. Il s’arrêtait à Esbly où il fallait changer de train pour effectuer les derniers kilomètres avant l’arrivée à Crécy-en-Brie)
RUBAN BLEU
Quand les platanes de la cour de récréation de l’école communale rue Prisse d’Avennes commençaient leur floraison, et que les odeurs de bière de la brasserie de la Nouvelle Gallia se glissaient dans l’appartement aux fenêtres ouvertes, nous savions que bientôt les plumes sergent-major regagneraient leur plumier, que les leçons de morale matinales resteraient suspendues au tableau noir et que se profileraient très prochainement les semaines de congés des « grandes vacances ».
Plus de montée de marches deux par deux, plus d’encriers à remplir, mais aussi, hélas, plus de « bonbecs » chapardés dans les bocaux en verre de la boulangerie rue du Père Corentin, située juste à côté du bar « Au Géorama », le troquet où les balayeurs de la ville de Paris allaient volontiers écluser du blanc-sec au lieu de chasser la poussière et les feuilles tombées des arbres.
Adieu Madame Perron ! au revoir Monsieur Daveau ! Je me sauve, je suis sûr que vous pouvez vivre sans moi. Les gens snobs disaient « la Riviera » avec ce ton un peu prétentieux qui mettait en rage « le Mensch » …chez nous, on disait simplement « la Côte d’Azur » et aussitôt on pouvait voir le bleu profond du ciel, le vert cinglant des pins. Ce n’était pas la Côte d’Azur de maintenant, c’était simplement le bout de la route nationale 7 entre Paris et la frontière Italienne à Menton. Traction avant Citroën «15 », parents devant, enfants derrière calés sur la banquette de velours gris. Neuf cent soixante-deux kilomètres de route avec étape obligatoire l’hôtel « Terminus PLM » de Lyon-Perrache pour couper le voyage. Au bout ? La plage de la Salis, l’avenue de Provence, le marché couvert d’Antibes, les pralinés qu’un vendeur bronzé transportait sur un plateau métallique en marchant le long des plages privées de Juan-les-Pins où, comme disait ma mère, il n’y avait « que des gens bien ». Même maillot de bain pour les trois enfants que nous étions, mêmes sandales de plage, mêmes lunettes de soleil pour enfant. « Ce sera plus pratique pour vous retrouver si vous vous perdez ».
Mais la RN7 qui commençait à la Porte d’Italie et terminait sa course au bout de la riviera, la ou les policiers se transformaient en « carabinieri », c’était juste de temps en temps. Souvent c’était plutôt le chemin de fer, un convoi « haut de gamme » avec un wagon-restaurant où les plats en sauce tanguaient au gré du profil de la voie, et des compartiments douillets où les enfants étaient trop occupés à regarder par la fenêtre pour même penser à demander : « c’est quand qu’on arrive ». Nous savions que ce serait dans la soirée. On arrivait de Paris après onze heures de train. Alors que la locomotive à vapeur recommençait à haleter, en route vers Nice, et que le "Mistral » s’éloignait, on traversait les voies dans le bruit des grillons, suivant la robe à fleurs de ma mère, et les jambes des voyageurs. Des odeurs de figues flottaient dans l'air et le vent nocturne soufflait délicatement la poussière de suie déposée sur la peau pendant le trajet...Pour aller de la gare endormie d'Antibes, jusqu'au Mas Djoliba, avenue de Provence, il fallait vingt minutes à pied pour effectuer les onze cent mètres qui séparaient l’hôtel de la gare. Alors nous marchions en rêvant au lendemain, quand on irait au Luna Park de Juan les Pins, tirer sur des ours « électroniques » avec nos fusils à rayon lumineux ! Nous passions enfin le porche de la pension de famille...le gravier blanc crissait sous les chaussures…les vacances commençaient. Madame Thomas, la propriétaire de cet établissement « pour famille » nous accueillait avec déférence, mais également avec méfiance car nous n’étions pas les enfants les plus sages du monde. C’est probablement pour cette raison que nous ne résidions pas dans le corps principal du bâtiment, mais plutôt dans une sorte de petite villa située dans le parc, à l’abri des regards, là ou faire du bruit dérangerait moins les clients de l’hôtel. Un jardinier Italien a la peau cuivrée du nom de Bruni, égalisait chaque jour les graviers du parc pour effacer les longs sillages de nos pas. Une terrasse protégée par des canisses en bambou qui filtraient la lumière du jour, servait de salle à manger.
(Le Mas Djoliba. On allait chez « Madame Thomas »)
Nous étions bien loin des hôtels conventionnels et dès que les parents avaient le dos tourné, nous en profitions pour fuir la table et descendre dans le petit parc pour regarder des plantes exotiques et tropicales qui ne poussaient bien sûr pas du côté de la rue d’Alésia. Madame Thomas avait été touchée par la grâce de quatre chanteurs « Américains » et pour tenir compte de sa clientèle anglo-saxonne, mettait à chaque repas sur un « tourne-disque » les galettes en vinyle gravées d’un groupe qui s’appelait « Les Platters », et s’était spécialisé dans le « doo-wop ».Au moment des repas, l’entrée était nécessairement accompagnée par « Only you », le plat était une combinaison de « Great Pretender » et « Twilight Time », et quand finalement le moment du dessert arrivait, c’était au rythme de « Sixteen tones » ou de « Magic touch ». Les parents adoraient, plus tard je suis devenu accro.
La plage du Ruban Bleu était situé à Juan-les-Pins. Pour y arriver il fallait avec nos petites jambes couvrir les deux kilomètres qui nous séparaient de ce lieu de plaisir. Il y avait des cabines pour se changer, un beau sable fin, des matelas de plage épais comme de vrais matelas de vrais lits, et des serveurs qui venaient prendre les commandes pour le déjeuner. Le « Mensch était plongé dans « Le Monde, la mère dans « Elle », nous, nous étions plongés dans l’eau du bord de plage, et nos pieds s’enfonçaient tout doucement dans le sable dès qu’on bougeait un peu les orteils. De temps en temps au "Ruban Bleu" passait un photographe qui avait trois tourterelles domestiquées qu’il posait sur les épaules des enfants…un cliché, deux, à récupérer au magasin, quelques francs changeaient alors de main, et l’homme de l’art partait vers ses prochaines « victimes » appareil dans une main, oiseaux sur l’autre bras… « Si vous êtes sages, je vous emmènerai au Luna-Park en fin de journée ». Alors nous étions sages, restions dans l’eau claire jusqu'à ce que la peau des doigts se plisse, le corps doucement ballotté par le clapotis de cette mer qui ne connaissait ni les marées, ni le varech Breton auquel nous étions plus habitués. Au Luna-Park, il y avait des jeux « électromécaniques » qui nous fascinaient. Des billards électriques dont nous de devions pas nous approcher (c’est pour les voyous disait ma mère) et des ours « électroniques » sur lesquels nous devions tirer avec un fusil qui émettait une sorte de rayon lumineux. Quand l’ours était touché, il se levait sur ses pattes arrière, changeait de direction, et repartait dans l’autre sens avec un grognement de colère qui sortait d’un haut-parleur.
(Juan-les-Pins, avant !)
(La plage du Colombier, à côté du Ruban Bleu, Juan-les-Pins, notre enfance)
Pour aller à Cagnes-sur-Mer retrouver « une grand tante », des cousins, des cousins issus de germain, des amis des cousins, bref des « gens bien » qui avaient tous comme port d’attache de leurs souvenirs les villes d’Ismaïlia, Suez, Alexandrie ou Port-Fouad, il fallait prendre un autocar des Rapides Côte d’Azur. Les chauffeurs portaient une casquette et une grande blouse blanche. La gare routière était située non loin du marché couvert, pas loin de la vieille ville d’Antibes. On traversait entre les étals d’où se dégageaient des effluves de thym, des parfums de fleurs, on avançait entre les mètres de tomates sagement rangées, les melons empilés. L’autocar sortait d’Antibes et cahotait jusqu’au quartier du Beal à Cagnes-sur-Mer. De là, une avenue pentue menait à la maison de famille où les grands parleraient de choses sérieuses, et où les cousins épisodiquement réunis comploteraient assidument en préparant les pires bêtises dont ils tireraient une fierté inoubliable jusqu’à la fin de leur vie, c’était sûr. Puis l’heure du retour vers Antibes sonnait. Adieu les cousins, vite, les Rapides Côte d’Azur pour rentrer chez Madame Thomas, avenue de Provence. Dans la lumière du couchant, les verrières des dizaines de serres où s'épanouissaient des fleurs de culture, renvoyaient des éclats de lumière qui faisaient mal aux yeux.
(Les Platters : la magie des séjours chez Madame Thomas)
25 août 2017
Prendre le temps de passer avenue de Provence, à Antibes, voir le Mas Djoliba encore une fois…Heureusement, j’ai le navigateur. Au fur et à mesure que je vois la distance se raccourcir, je sens que j’ai le cœur qui bat plus vite, comme si j’allais à un rendez-vous amoureux, quand tu sais que tout est possible...J’ai voulu y aller seul...Sans témoins...Aujourd’hui j’ai rencard avec ma mémoire, j’ai rendez-vous avec les tourterelles du photographe de Juan. Avenue de Provence, j’ai du mal à rentrer dans la cour, c’est étroit, pas pratique de manœuvrer, ou alors c’est que je suis trop ému pour le faire correctement. Le gravier crisse sous les roues de la voiture, puis sous mes chaussures. Je monte à l’étage. Je me demande même si je ne vais pas croiser Madame Thomas…douces minutes d’un voyage dans le temps, mais les "Platters" sont partis très loin.... Le temps s'arrête pour que je puisse refouler l’émotion…Vite, partir, descendre l’avenue de Provence, fermer pour toujours le chapitre « Antibes », dire au revoir à la plage de la Salis, saluer d’un clin d’œil le phare de la Garoupe, chercher le long de la route vers Cagnes des repères impossibles à trouver, et au loin, voir la petite église de Cros de Cagnes qui veille encore sur quelques vieux pêcheurs, puis se demander où est parti le temps.
Il y a longtemps déjà que l’on ne sent plus l'odeur des figues en arrivant à la gare d’Antibes…
(Le Cros de Cagnes, Cagnes sur Mer, fin des années cinquante, bien avant le tourisme de masse…Il y avait encore de vrais pêcheurs)