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ECRITURES (3)

-INTERDIT AUX JUIFS

-RUE SAINT-VINCENT

-BAS RESILLE ET CHAPEAUX MOUS

-DE MON TEMPS

-HENRI-DESIREE

-BABY-BOOMER

-LE MENSCH

-RUE PRISSE D'AVENNES

-COEUR DES HALLES

-MORVANDIAU LE COEUR LEGER

INTERDIT AUX JUIFS


Je m’appelle Arsen Kerkorian. Je suis un immigré, ou plutôt ce sont mes parents qui le sont puisqu’ils sont arrivés en France en 1895. Marseille les a accueillis. De braves teinturiers mes parents, venus d’un petit coin de notre terre natale : Sevan, près du grand lac. Je suis né le 31 janvier 1912 à Paris où j’ai fait mes études. Mon père, Apraham, descendant d’une vieille famille du Sud Est de l’Arménie, ardent défenseur de l’ordre républicain, m’a conseillé sur les différents chemins de vie qui s’ouvraient à moi à la sortie de la faculté de droit. J’aime lire le texte en Allemand des lieds de Schubert et autres compositeurs romantiques du 19ème siècle. J’aime les échecs, Paris, et la vie en général. Au lycée, les copains m’appelaient Arsène, Arsène Lupin, ou bien Arsouille aussi parfois car ils connaissaient mon penchant pour l’arak. Les surnoms sont restés. Ma mère Endza, (bonne étoile), qui porte le nom de famille bizarre de Bagratounis, m’a conforté dans le choix d’un métier dans l’administration. Chez mes parents, au 41 rue du Roi de Sicile, a toujours régné une ambiance laïque. Mon père jure comme si dieu n’avait jamais existé, ma mère le toise sans rien dire mais n’en pense pas moins.

Mon oncle Hagop Bedrossian, lui-même fonctionnaire aux renseignement généraux, m’a bien aidé pour rentrer à la Sécurité Publique, ce corps de police qui regroupe les commissariats de quartier. La chance a voulu que je puisse être affecté au commissariat le plus proche de chez moi, la chance a aussi voulu que je puisse passer rapidement le concours des commissaires de police. Comme mes collègues exerçant le même emploi, j’ai dû prêter serment. « Je jure fidélité à la personne du chef de l’état, promettant de lui obéir en tout ce qu’il commandera, pour le bien du service et dans l’intérêt de la patrie. Je m’engage à exercer mes fonctions selon les lois de l’honneur et de la probité ».


9 juillet 1942.Carte de Police en poche sur laquelle figure mes noms et prénom, chemise blanche à manche courte en ce début juillet 1942, je vais flâner dans Paris envahi par un vert-de-gris qui donne la nausée. Il y a quatorze mois, en mai 1941, des juifs étrangers, polonais en majorité, ont été arrêtés et envoyés dans les camps Français de Pithiviers et Beaune-la-Rolande. En Aout, c’était un peu plus de 4200 personnes envoyées à Drancy en attente…en attente de quoi ? Personne ne sait ou ne veut le savoir. Avec Simon Eisenbaum, surnommé Avi pour je ne sais quelle raison, un ancien copain de lycée, on se retrouve souvent pour une partie d’échec dans un café select du côté de la rue de Rivoli. Comme moi, Simon est célibataire. Il serait probablement plus simple de jouer chez lui, ou chez moi, mais nous sommes tous deux amoureux de Paris et trouvons toutes les occasions pour nous retrouver en dehors du quartier Saint Paul. De la Rue des Blancs Manteaux où il habite dans un deux-pièces, il faut une vingtaine de minutes à Simon pour rejoindre la rue des Pyramides, et le lieu de nos rencontres.

Simon est juif, comme je suis Arménien.


Maintenant Directeur commercial depuis trois semaines dans la succursale Parisienne d’une société Allemande qui fabrique des lampes de Radio, convaincu dès la première heure des dangers que courre la France, le monde en général, et les juifs en particulier, Simon a changé son prénom en Siegward, et son nom de famille trop juif à son goût, s’est mystérieusement transformé en Schirach…. Une bonne « odeur » germanique qui devrait lui permettre de vivre sans être inquiété, du moins le croit-il. "Je suis Français d’origine allemande" dit-il à qui veut bien l’entendre. Ses vrais faux-papiers le protègeront-ils ? Cela fait deux ans que le drapeau à croix gammée flotte sur Paris. Les troupes d’occupation sont rentrées dans la ville le 14 juin 1940. Je me souviens que cela a divisé la Police Nationale. « On va enfin mettre de l’ordre dans ce foutoir, se débarrasser des juifs, des profiteurs, des communistes » disent les uns alors que d’autres, sous le manteau, commencent la longue évacuation de documents administratifs vierges et de tampons humides vers des caches secrètes. Ils ont compris que tout n’était pas aussi simple et que le plus difficile restait à venir.

Les Allemands sont des hommes de goût, ils sont disciplinés.

Qu’ils sont beaux dans leurs uniformes en cet été 1940 pensent quelques parisiennes…mais qu’ils sont devenus laids en ce juillet 42, pillant la France avec leurs marks d’occupation alors que la population de Paris subi de plus en plus de privations. Certains qui les acclamaient il y a deux ans commencent à leur tourner le dos. Paris violé par des troupes belliqueuses, par un état-major ivre d’une victoire facile contre la république. Les hauts fonctionnaires aiment le luxe et les prérogatives, comme toute armée d’occupation, mais eux, dirigés par un guide qui faisait Führer, sont les pires de tous ceux qui auraient pu un jour venir prendre le contrôle du pays.

Alors Paris se résout à les accepter, Paris se recroqueville. Paris ne sait pas combien de temps va durer cette cohabitation. La ville est sous la coupe de du boche maintenant honni. Les blagues des titis n’ont plus court, remplacées par le glacial « Ausweiss bitte » et les coups frappés, même en pleine nuit, aux portes des appartements : « Police Allemande, ouvrez ! »


Entre autres brimades, les juifs sont quasiment exclus de toute vie publique et n’ont plus droit à l’accès aux squares, jardins publics et cabines téléphoniques. Depuis presque deux mois, le porte de l’étoile jaune a été imposé aux Juifs de plus de six ans en échange d’un point « textile » Une première commande a été passée par la SS à l’imprimerie parisienne Charles Wauters & Fils. Paris est triste. Les grands hôtels des moments d’oubli sont passés sous la botte des nazis. Les boches ont importé toute une logistique d’occupation et des panneaux indicateurs indéchiffrable par ceux qui ne sont pas germanophiles. Les Gestapistes sont partout avec leurs chapeaux mous et les manteaux en cuir. La perversité ambiante a même permis à de vrais truands bien Français de profiter des occasions offertes par l’occupant pour s’enrichir.

Pour moi en ce début Juillet 1942 : sortie de métro au Champs Elysées.

Trois « feldgendarmen » vérifient les papiers des piétons. Je tends d’abord ma carte d’identité.

-Kerkorian ? fous êtes vranzais ? Je sors vite ma carte professionnelle. -Tiens, regarde cette autre carte ! tu vois, il y a même marqué POLICE dessus, avec l’emblème de Vichy…et c’est même marqué » qu’il faut me laisser passer… -Ach, tésolé Komissaire, c’est seulement ma teusième semaine à Parisss. Le militaire reprend : -Kerkorian ? alors Arménien fous êtes. Pas chuif alors. -Non, les Arméniens sont en majorité des chrétiens. Je suis né à Marseille, tu connais Marseille ? Le collier de chien du feldgendarme bouge dans tous les sens alors qu’il fait « non » de la tête. -Nein, che pas connaitre…un chour peut-être. -Je peux y aller ? -Jawhol, che fous prie Monzieur…

(Jour de rafle : en route vers la mort)


Je remonte vers l’Arc de Triomphe alors que la fanfare de la Wehrmacht descend vers la Concorde dans le son des cuivre et la cadence fascinante du défilé au millimètre près. Il fait chaud mais Paris à froid à l’âme. Depuis quelques jours, une chape de plomb est tombée sur la préfecture de police. Une vague relation de l’oncle Hagop, Jean-Christophe du Plessis-Casso, rejeton d’une noblesse désargentée et qui travaille au Haut-Commissariat aux Questions Juives sous les ordres d’un autre aristocrate, Louis Darquier de Pellepoix, m’a confié il y a quelques jours déjà que des évènements importants se préparaient.


- « Les juifs : c’est fini, tu vas voir. Enfin les bonnes décisions. On aurait dû faire ça il y a longtemps ! »

L’idée d’un mystérieux évènement me donne la nausée…et pourtant, si je pouvais savoir…

« Pas chuif vous êtes » a dit le feldgendarme ! Il ne connait pas bien l’histoire de l’Arménie. Il devrait creuser un peu plus. Bien sûr qu’il y avait et qu’il y a encore des juifs en Arménie, même s’il y en a peu, et je me souviens parfaitement, dans mon enfance, avoir vu ma mère, la bonne étoile, recevoir Shabbat en allumant les bougies, mais c’est il y a tellement longtemps et puis il y a eu ma montée à Paris, l’école de Police, cette guerre qui me pose plein de questions, qui m’interroge aussi sur mon passé, mon héritage….


14 juillet 1942. Par la concierge de l’immeuble ou habite Simon, Madame Charmaison, une Morvandelle de Semur en Auxois qui écoute la BBC, j’ai appris le 14 juillet au soir, en raccompagnant mon ami joueur d’échec, qu’il y avait eu à Londres un défilé du premier bataillon de fusiliers-marins menés par un certain commandant Kieffer.

Une nouvelle qui m’a serré le cœur de bonheur sur le chemin du retour vers la rue du Roi-de-Sicile.

15 juillet 1942. En revenant d’une ballade le long de la Seine, je trouve devant mon immeuble un agent de police du commissariat du 3ème arrondissement que je connais bien : Francis Lagneau. J’aime bien Francis avec son franc-parler. Fils d’un poilu survivant du Chemin des Dames, il s’occupe de son père, une gueule cassée à faire peur. Je l’aide de temps en temps à préparer le concours d’inspecteur, son rêve. Il me remet une convocation m’appelant à être présent le 16 juillet à 4h00 du matin exactement, dans les locaux du commissariat de quartier afin de mettre en pratique les décisions de la circulaire 173-42 de la préfecture de police ordonnant l’arrestation et le rassemblement de 27427 juifs étrangers habitants en France.

…Simon, nom de dieu !


16 juillet 1942. 4H00 du matin. Le pire est là, sous mes yeux ! Les listes nominatives avec les adresses sont distribuées. La rue des Blancs Manteaux fait partie du secteur qui m’est attribué. Au 73, un immeuble de 5 étages et 10 appartements. La liste des habitants parle d’elle-même : Dollfuss, Weinberg, Sarfati, Eisenbaum, Rappoport, Bloch, Zeitoun, Himmelblau, Lednitzer et Finkelstajn. Le début de la rafle est prévu pour 6h00. La logique imbécile de cette rafle : prendre les gens au piège à la fin du sommeil. Les prendre ensemble avant qu’ils ne se préviennent, on verra après pour le tri. Les autobus de la TCRP sont garés tout près. Avertir Simon, vite, il me reste à peine deux heures… Le briefing terminé, prétextant le besoin de vérifier sur place que la sécurité de mon groupe d’inspecteurs sera assurée, je file au 73 rue des Blancs Manteaux, chez Simon. L’immeuble dort encore même s’il fait déjà jour. Un chat est assis devant la porte de l’immeuble, étranger à ce qui va se passer. La porte de l’immeuble est entr’ouverte…Cour pavée, immeuble ancien, escalier « A», troisième étage. La carte de visite est épinglée à même le bois du montant de la porte sur lequel est clouée la mezzouzah que ce crétin de Simon a oublié de faire disparaitre en lieu sûr… SCHIRACH Siegward, indique la carte.. un aryen d’origine Allemande avec une mezzouzah ? ça ne tiendra pas la route. Et puis ce nom qui ne figure pas sur la liste censée être parfaitement à jour des habitants de l’immeuble. De quoi alerter les fonctionnaires pointilleux qui n’hésiteront pas à questionner l’utilisateur de l’appartement. Je cogne à la porte. Simon, nom de dieu, ouvre vite !

Quatre secondes, les plus longues de ma jeune vie. Simon ouvre… -Fous le camps Simon, les boches seront là dans quarante-cinq minutes ! Ils raflent tout le monde ! -Ils raflent ? Mais qui ? pourquoi ?

Simon, sonné, à moitié endormi, saute dans son pantalon, enfile une chemisette, des chaussures basses, pense à prendre son portefeuille qu’il coince dans sa ceinture. Nous dégringolons les trois étages d’une même foulée. Vite la rue, tourner à gauche et courir. Mais il est trop tard, les gardes mobiles sont déjà là, il y a quelques gradés boches et les chapeaux mous Allemands. Alors j’attrape Simon par le bras, le tenant comme on fait lors d’une arrestation tout en essayant d’extraire de mon portefeuille mon identification professionnelle. Devant nous à une vingtaine de mètres un barrage de forces de l’ordre bloque la rue sur toute sa largeur.


Carte de Police à la main droite, le bras de Simon prisonnier de ma main gauche, je fonce sur le plus gradé du groupe, un Oberfeldwebel qui semble avoir une bonne tête. Rassemblant mes restes d’Allemand datant de l’époque où je lisais avec passion le livret des Lieds de Schubert dans le texte original, je me fais le plus agressif possible en gueulant, à la mode Allemande :


-Dieser ist ein Terrorist. Ich werde ihn direkt zum gestapo bringen !


Le boche s’écarte avec « dizipline » et nous continuons à marche forcée. Surtout ne pas courir… Au coin de la Rue des Archives, c’est plus calme. A quelques centaines de mètres se trouve la rue de Rivoli qui ouvre presque sur l’Hôtel de Ville. J’ai lâché Simon qui s’est un peu éloigné de moi. Au bout de la rue, le feu est au vert. Un vélo-taxi venant de l’est est arrêté rue de Rivoli. -Saute dedans, Avi, vite fous-le-camp et ne reviens plus ! Le vélo démarre emportant son passager vers l’ouest.

Aujourd’hui, Simon EIsenbaum a échappé à la rafle du Vel d’Hiv.


(1942, les juifs ont l’interdiction d’utiliser les cabines téléphoniques publiques)


 

RUE SAINT-VINCENT


Les hommes sont cons ! D’abord, ils s’entretuent et ensuite ils élèvent des monuments pour ne pas oublier qu’ils se sont entretués ! Le 19 juillet 1870, l’Empire français déclare la guerre au royaume de Prusse. Les hostilités prennent fin le 28 janvier 1871 avec la signature d’un armistice. 139.000 morts, 143.000 blessés, la famine, la chasse aux rats et aux chats pendant le siège de Paris. Dans la foulée, la grande aventure de la commune de Paris et ses deux mois d’insurrection avec violences bien sûr.3000 ? 30.000 ? pas mal de morts d’un côté comme de l’autre. Le nombre exact ? personne ne le connait. Mourir pour des idées, ils sont bien morts. Alors se réveille la vieille culpabilité judéo-chrétienne. Vite, vite, il faut expier toutes nos déviances, Versaillais et Communards inclus, alors on lance une souscription pour construire une basilique qui attirera sur nos pêchés le pardon divin pour l’éternité. Et voilà le machin construit par Paul Abadie, l’architecte des curetons, un machin en pierre blanche qui est toujours là, plein de japonais ou de chinois, ce cœur sacré qui doit veiller au bon déroulement de la vie, à la rémission des malveillances. Souscription Nationale, nouvel ordre moral, allez les p’tits gars, à vo ’t bon cœur, personne n’est obligé de donner des ronds, mais bon, ce serait pas mal de contribuer surtout si vous voulez avoir droit à la paix avec les Prussiens et à un petit coin de paradis en prime. Une coupole, des clochetons, la gloire du ciel, le souvenir des morts, et Monseigneur Félix Fournier qui a le bon dieu qui dort sous ses godasses, d’asséner à la France son diagnostic limité "nous reconnaissons que nous avons été coupables et justement châtiés". "Dormez bien pour l’éternité, vous les morts de 70, soyez maudits vous les fédérés de la commune de Paris" susurrent sous le manteau la bourgeoisie de Paris... Mais le monument d’Abadie sera-t-il assez imposant pour faire oublier la mort des généraux Lecomte et Clément-Thomas, dieu seul le sait.

(Rue Saint-Vincent au début du vingtième siècle)

Suivant que tu sois riche ou pauvre, tu peux donner ton obole ou acheter une ou plusieurs pierres pour édifier la basilique et laisser ta propre trace dans les moellons sous forme d’initiales gravées mais il faut payer un petit supplément car vois-tu, même dans la religion ou la bigoterie, il y a toujours une différence entre l’humble et le riche. Pas très loin, place des Abbesses, le pauvre Dyonisius, évêque missionnaire envoyé d’Italie pour évangéliser le bon peuple de Paris a perdu la tête mais continué à marcher avec icelle entre les mains. Un évêque qui perd la boule, ce n’est pas commun. Le folklore, on s’en fout un peu. Il faut dire aux peintres de la place du tertre de remballer le matos, il faut dire aux bistrotiers de chasser leurs clients, il faut dire aux chats de venir se retrouver en haut des escaliers pour regarder la ville d’un regard dédaigneux puisque ceux qui vivent en bas des marches ne savent pas ce que c’est que le souffle de la liberté. Commune libre de Montmartre, communards privés de leurs rêves à la force du canon, il faut aussi demander au père Labille qu’il efface le mauvais souvenir des boches qui venaient picoler à la terrasse de la Mère Catherine, il faut ressortir le petit blanc et jouer sur le billard en bois. Tu vas à Montmartre pour échapper à ceux qui n’y vivent pas et te blottir auprès de ceux qui y vivent et qui, eux, savent ce qu’est la liberté et quel en est le prix. Cent trente mètres au-dessus du commun des mortels, tu es nécessairement plus près du ciel et de la mémoire de Claude de Beauvilliers, abbesse de son métier, et pécheresse devant l’éternel puisque le relâchement des mœurs de l’abbaye fit passer le saint édifice pour le magasin des putes de l’armée lors du siège de Paris de 1590. Plus fort que le souffle de l’esprit saint, celui de la luxure appelait il déjà les nonnes vers un septième ciel plus amusant que le vrai ? Mais comme chacun sait, Henri de Bourbon, le Vert-Galant n’avait pas sa langue dans sa poche, alors que dire d’autre ?

(Montmartre en 1904)

Je suis venu chercher quoi dans ce Montmartre chanté par Bruant, Aznavour, ou la gentille Pervenche, plus connue sous le nom de Frehel : La nostalgie ? le miracle ? l’image qui resterait gravée pour toujours, l’ambiance ? Rien de cela, je le sais. J'avais besoin d'un fil conducteur qui me relierait à Pablo Picasso et à Bruant... J’y ai trouvé les souvenirs du dispensaire de la rue Lepic ouvert par le bon Francisque Poulbot, et celui des peintres du bateau-lavoir, j’ai respiré le même air que les fédérés, vu les mêmes aubes qu’eux. J’ai mis mes pas dans ceux du père Frédé, posé les mains sur la rampe de la rue Saint-Vincent avant d’aller rêver à Gérard de Nerval du côté du Château des Brouillards. Au coin de la Rue des Saules, j’ai même rencontré Rose, elle était belle, elle sentait bon la fleur nouvelle, elle habitait rue Saint Vincent…La terre est rare puisque c’est maintenant la ville et non plus le village, et que pierre et béton se partagent l’espace restreint de la butte ou chaque centimètre compte, mais Adelaïde de Savoie, première abbesse longtemps avant la débauche a planté quelques ares de vignes et dans un réflexe commun relevant du miracle, les siècles, les édiles, les générations, les promoteurs et autres nuisibles se sont mis exceptionnellement d’accord pour protéger l’espace réservé aux ceps courageux qui élèvent leurs grappes de Gamay et de Pinot noir sous la protection sans doute d’un éternel bienveillant envers tout ce qui touche au pinard. Le patriarche Noë étant le premier ivrogne de l’histoire du monde, il est donc juste que, par l’intermédiaire de l’ancien testament, ce soient nonnes ou moines qui plantent les vignes du seigneur.

Aller à Montmartre pour visiter ? N'y penses même pas. Ce serait une folie touristique qui te pousserait ventre contre dos dans les rues qui se tortillent, ou dans le maelstrom d’envahisseurs qui se pressent au sommet des marches en regardant le soir d’été remplacer la journée lumineuse d’une fin de juin. N’y vas pas non plus pour y chercher du folklore frelaté, de la rébellion artificielle, de l’inspiration, ou de la sérénité : tu serais déçu. La vraie chance, c’est d’y aller le soir, quand le calme se fait et que refluent les hordes vers le bas de la ville. C’est seulement après le crépuscule que flotte au fond de certaines cours le grand esprit de ce que fut la commune libre. C’est dans la lumière douce d’un réverbère, dans l’échange d’un regard de plus de six secondes avec l’une ou l’autre de tes belles, dans le reflet d’un néon sur le pavé mouillé, que tu comprendras pourquoi cet endroit est vraiment magique, pourquoi il faut s’y rendre en toute humilité, pourquoi il faut aimer ceux qui y ont vécu en osmose avec la rue Saint Vincent, la rue du Mont-Cenis, le Rue Norvins ou même avec la minuscule impasse du Cadran.

Alors vas sur la butte, à pied, gravis une à une les marches pour avoir au bout ta récompense, prend de la hauteur, tutoies peut-être l’âme des pauvres fusillés des carrières de Montmartre et finalement, une fois arrivé sur le parvis du Sacré-Cœur en regardant la ville qui vibre au-delà du square Louise Michel, souviens toi du vieux dicton Montmartrois « Il y a plus de Montmartre dans Paris, que de Paris dans Montmartre ».


 

BAS RESILLE ET CHAPEAUX MOUS


Quand il était temps de violer périodiquement l’interdit, je sautais parfois dans l’autobus 68 qui reliait la Porte d’Orléans à la Place de Clichy. Personne ne savait ou j’étais passé, encore moins les parents, le silence était préférable à la honte ! L’entreprise que dirigeait mon anarchiste de père avait été chargée de la création du système de sonorisation du cabaret « Le Lido » situé sur les Champs-Elysées. De temps en temps, il m’emmenait avec lui dans le célèbre cabaret et me déposait près du vestiaire des « Bluebell Girls », cette troupe de danseuses d’élite crée par l’Irlandaise Margaret Kelly, une ancienne danseuse des Folies-Bergère qui avait monté sa propre troupe de « girls » en 1932. « Tu ne bouges pas d’ici » disait-il, l’esprit déjà ailleurs.

Alors je ne bougeais pas. Je n’aurais d’ailleurs bougé pour rien au monde puisque c’était le moment de la journée pendant lequel les danseuses répétaient en costume de scène, jusqu’à n’en plus pouvoir, les chorégraphies des deux spectacles du soir. Ce fut les premières plumes d’autruche et les premiers seins nu bien avant l’heure. De longues périodes d’attente, le regard fixé sur la quasi nudité de ces femmes à la plastique exceptionnelle qui passaient devant moi dans un brouhaha où dominait l’anglais, ont certainement éveillé peut-être un peu tôt un sympathique intérêt pour la gente féminine. Mais l’immobilité forcée dans les coulisses du Lido, ce n’était pas ma tasse de thé et mes jambes souvent engourdies prirent bien vite le dessus ; je préférais marcher, le nez au vent, les yeux à l’affut.

Banni de la Rue Jules-Chaplain et de la rue Bréa par des belles de jour qui m’avaient trouvé trop jeune, mon terrain de découverte devint vite le nord de Paris, à l’ombre de la butte, ou le milieu avait ses habitudes, les Corses disputant aux Marseillais ou aux Stéphanois le contrôle des jeux, des filles, de la vente de coco ou de cigarettes de contrebande. C’était l’époque de Jimmy Mignon et de Fernand Bernard dit « Louis d’Auteuil » ou Edouard Ternier dit « Le Camionneur ». Pour faire bonne mesure, on rajoutait ici et là quelques « juges de paix » censés faire régner un peu d’ordre quand des conflits éclataient entre bandes rivales. Les frères Panzani et Jo Attia géraient les belligérants du côté de Pigalle tandis qu’André Stora et Sion Atlan faisaient de même pour les cercles de jeux du faubourg Montmartre opérant sous le contrôle de Marcel Francisci et des frères Zemour, des pieds noirs venu de Sétif dans les années 50 ! Le 68 montait en direction du nord en passant par la rue de Clichy. Il en descendait en utilisant le rue Blanche. Place de Clichy, c’était le terminus, pas très loin de l’académie de billard ou des demi-sel et des futurs voyous passaient leur journée, entourés de boules blanche ou rouge roulant sur d’impeccables tapis vert. Après être descendu de l’autobus, il fallait prendre son temps pour faire à pied les 850 mètres qui séparaient la vertu du vice en passant par la très bourgeoise rue de Douai bâtie d’immeubles Haussmanniens.

Les derniers cent mètres de ton parcours, tu prenais un raccourci par la rue Duperré et tu débarquais dans un autre monde, bien loin de la sage morale du 14ème arrondissement, à des lieues de Saint-Pierre-de-Montrouge.

(Il y avait souvent du rififi chez les mafieux : ça dessoudait ferme…)

Tu étais alors place Pigalle, tout près de la rue Frochot, haut-lieu des belles de nuit, des bars louches, des cabarets un peu chics mais surtout près des vitrines dans lesquelles, sur fond de satin punaisée au bois, s’annonçaient les spectacles avec les photos de femmes dénudées dont la vision était l’ultime but de ces voyages interdits.

Noyade des yeux dans les néons rouges et roses allumés de jour comme de nuit, aboyeurs en livrée avec casquette à gallon, sourires en coin qui te faisait comprendre que tout le monde savait pourquoi tu étais venu, que tout le monde s’en foutait, tu te demandais alors pourquoi ne pas rentrer dans un établissement ou s’effeuillaient Lolo-Pigalle, Frédé gueule d’ange, ou Cléo de Saint-Amour au nom bidon mais bien trouvé. En fait, si une bonne partie du quartier était dédié à la glorification de la fesse et de la poitrine, une autre était plus orientée vers des plaisirs brefs et tarifés. Suivant le lieu, suivant la géographie, c’était de l’esthétique, du beau, du moins beau, ou parfois même, du purement moche, du foutrement triste. Place Pigalle, c’était la vitrine de la nuit. Dans les petites rues avoisinantes, rue Frochot, rue Victor Massé, des hôtels de rien hébergeaient des filles à tout le monde avec bas résille, talons-hauts, et rouge à lèvres remis après chaque passe.

Régulièrement, des descentes de police prenaient place avec véhicules noir et blancs, tractions-avant, foule de curieux dans la rue, inspecteurs de la mondaine en veston croisé et chapeau mou, qui connaissaient chaque fille par son vrai prénom, et ne rechignaient pas à boire un coup une fois l’emballage terminé et le panier à salade déjà en route pour Saint Lazare. En passant avenue Frochot, en été tu savais que tu n’étais pas venu pour rien. Les filles étaient là, toute voiles dehors et rien en dessous, plantées comme un fanion à la porte des bars qui jalonnaient les trottoirs. Les tapins te regardaient quelques secondes, et si un petit poil de barbe ornait déjà ton menton, tu avais droit au « tu montes, chéri? » qui te faisait presque croire que tu étais un homme, même si tu n’avais en poche que de quoi te payer le ticket d’autobus du retour !

Dans la fin des années soixante, les objets motorisés avec variateur de vitesse et masselotte excentrée n’existaient pas, pas plus d’ailleurs que les sex-shops qui ont envahi le quartier depuis bien des années, dans la foulée des mouvements de libérations des mœurs des années soixante-dix. Alors ne restait aux uns et aux autres que l’imagination, la gymnastique à base de cordes ou de menottes, l’imagination, te-dis-je, celle qui valait encore le coup et développait parfois l’artisanat sur fond d’images spécialisées datant du siècle précédent. A côté des bars-à-filles, tu avais aussi des bars pour affaires, pour affaire de mafieux ! Partie de poker, négociations entre caïds du milieu, l’accès en était réservé aux seuls initiés ou aux invités qui ne savaient jamais s’ils ressortiraient vivant du boui-boui en question tant les Corses étaient susceptibles, les Pied-Noir ombrageux, les Stéphanois sournois, les Marseillais ambitieux. Place Pigalle, sur le rebord circulaire de la fontaine, des pigeons opiniâtres se pressaient pour le bain. Point de club spécialisés, pas de donjons, zéro piercings, tatouages pour les marins seulement, Pigalle était encore un peu endormi dans un non-conformisme de bon aloi avec des limites établies dans une période encore prude. Le potache y allait avec des copains pour abandonner une virginité devenue encombrante, le provincial s’y rendait pour un spectacle à plume et une photo-souvenir, le parisien pour y flâner avec l’espoir d’une rencontre, d’un regard échangé par-dessus la table d’un restaurant, le voyou pour se refaire aux cartes, les militaires en permission pour s’en mettre plein les yeux. C’était finalement une affaire de famille ou chacun connaissait sa place. Les taxis de la G7 déposaient les touristes étrangers, le métro de la ligne 2 crachait les parisiens en goguette. A quelques centaines de mètres, rue Fontaine, les souvenirs d’Henri de Toulouse-Lautrec, de son atelier, faisaient rêver les amateurs de peinture, les amoureux de Jane Avril ou de La Goulue. Les lieux restaient un passage obligé pour ceux qui voulaient s’imprégner de l’esprit du quartier dans la foulée du génial peintre mort à trente-sept ans, usé par l’absinthe, le cognac et surtout la syphilis.

En fin de journée, après une énième promenade dans l’interdit loin du clocher de Saint-Pierre de Montrouge, l’heure du retour au bercail arrivait et mes pas me rapprochaient de la tête de ligne de la Place de Clichy.

Le long du boulevard de Clichy, les troquets se faisaient plus rare, les touristes aussi. Tu sortais de Pigalle en t’approchant de la bien sage place Blanche et en continuant sur le boulevard, tu te retrouvais bientôt devant le Wepler avec son étalage de fruits de mer pour bourgeois, les écaillers à casquette de marin, son aspect riche et sécurisant, sa carte et son menu inaccessible pour un jeune piéton de mon acabit. Dans la tête, il fallait se préparer à la transition, au retour vers Alésia, aux tours de roues du 68 qui traverserait la Seine du côté de la rue des Saints Pères.

Alors les seins nus des danseuses de Pigalle se voilaient de mousseline blanche, les casquettes des aboyeurs étaient remisées sur l’étagère des souvenirs, l’appétit visuel de nudité sagement contenu jusqu’à la prochaine fois. Le contrôleur du 68 validait le billet dans l’étrange moulinette qu’il portait à la ceinture, l’autobus démarrait et redescendait la rue Blanche en direction de l’église de la Trinité, haut-lieu de piété, juste en bas de la rue Pigalle. Pendant ce temps-là, Roland, Théodore, Edgar, William et Gilbert Zemmour préparaient le prochain épisode de leur guerre des gangs.


 

DE MON TEMPS….

Les billes en terre cuite et les petits cyclistes en métal peint sont restés dans ma mémoire et ne veulent surtout pas en sortir. Les billes en terre cuite, c’était celles de Bretagne, achetées dans une boutique qui vendait épuisettes et fil de pêche dans la petite bourgade de Locquirec lors de vacances venteuses à Pâques ou à la Trinité. Les petits cyclistes, c’était le parcours du traditionnel Tour de France pendant le mois de Juillet ou nous rééditions dans le sable de la cour les exploits du jour des Rudy Altig, Roger Rivière et autres Bahamontès ! Une pichenette envoyait la bille le plus loin possible sur le parcours, le petit cycliste en métal était posé là où la bille s’était immobilisée, le prochain joueur à son tour faisait avancer son cycliste et tout cela nous suffisait. Les copains avaient tous des billes en verre avec plein de couleurs dedans qui faisaient de jolies spirales arc en ciel mais pour moi, la terre de mes billes cuites apportait une âme et surtout permettait de conserver mon bien identifiable puisque totalement différent des billes des autres joueurs. La fin des années cinquante se profilait à l’horizon .Aux limites de mon petit monde, là où se trouvait le dernier terrain herbeux où se posaient parfois des tourterelles ou des pigeons ramiers, dans ce quelques ares d’herbes folles protégés jusque-là par une palissade en bois sur laquelle il était interdit d’afficher, les cohortes du BTP mandatée par la Ville de Paris érigèrent pas les loin des immeubles bourgeois de la fin du dix-neuvième siècle , au détour d’une rue ou régnait un grand calme, deux immeubles d’habitation que l’on appelait autrefois HBM (habitation bon marché) et que l’on nomme maintenant HLM . Tout autour de Paris, sur l’empreinte immobile des fortifications détruites depuis 1919 et sur laquelle s’étaient établies des générations de marginaux, réprouvés de la société, chiffonniers et autres mal lotis, les travaux avaient commencé pour construire une route circulaire permettant de contourner la capitale et ses foutus bouchons. Des camions de chantiers dans tous les sens, de moins en moins de terrains vagues pour aller y débusquer des lapins !


(Les « blousons noirs » des trente glorieuses)

Le 12 avril 1960, la première section du Boulevard Périphérique située entre la porte de la Plaine et la porte d’Italie, est inaugurée. Il y a encore deux ans de guerre d’Algérie à se taper, alors des rumeurs courent ! Dans le béton du futur périphérique se trouveraient de nombreux cadavres d’opposants à l’Algérie Française pour les uns, et de porteurs de valises travaillant pour le FLN pour les autres. Les Parisiens d’aujourd’hui rouleraient-ils sur les morceaux d’une histoire particulièrement douloureuse ? L’Algérie préoccupait beaucoup. Au journal télévisé de la RTF on voyait des images ou des films d’attentats perpétrés dans la casbah d’Alger. J’ai gardé en mémoire un certain mois de 1961 ou tout le monde parlait d’un putsch, une menace contre la république. Mon père m’avait emmené voir l’assemblée nationale gardée de tout cotés par des militaires loyalistes alors qu’un quarteron de généraux félons avaient entrepris de renverser la république. Des mouvements politiques en quête de fonds n’hésitaient pas à aller chercher à la source l’argent dont ils avaient besoin. Le métro de la recette, qui circulait chaque soir sur le réseau ferré souterrain, permettait la collecte des sommes recueillies dans la journée à une époque où la carte bancaire n’existait pas. Des tonnes de pièces, des monceaux de billets, étaient rapatriés chaque nuit vers la caisse centrale de la RATP située quai de la Rappée. L’état avait mis en place une protection militaire dans cette période incertaine et le train de la recette circulait avec des soldats armés de mitrailleuses couchés sur le toit du wagon de tête afin de prévenir toute tentative de hold-up dans les tunnels ou lors de l’arrêt rapide en station pour le ramassage des sacs chargés de « nouveaux francs » mis en place depuis un peu plus d’un an. Dans la foulée de quelques films Américains et celle de l’invasion du Rock-and-Roll, les premiers « blousons-noirs » faisaient leur apparition à Paris sous le regard horrifié des parents qui mettaient en garde leur progéniture contre tout fréquentation de ces voyous habillés de cuir ! Au début des années soixante, la morale, la pudeur et la bienséance avaient encore sept ou huit ans pour voir pousser les graines d’une révolte à venir dans les années proches, mais bien sûr personne ne le savait et les blousons noirs faisaient l’objet de tout le mépris et de toutes les peurs.

(Manifestants pro-FLN à Paris pendant la guerre d’Algérie)

« Tu deviendras un blouson noir » disait ma mère en se désolant devant les annotations portées sur le carnet de correspondance ! Le 18 mars 1962, La France signe les accord d’Evian mettant fin à presque huit ans de guerre et cent trente-deux ans de présence Française en Algérie. Dans trois mois j’aurai onze ans. L’Algérie ne m’évoque pas grand-chose même si je suis chaque jour imprégné par les commentaires des parents qui s’inquiètent du futur, et particulièrement par les analyses du père qui voit dans tout changement possible de la société la main des communistes ! Une idée fixe ? ou bien la peur de voir se transformer la France en un pays miné par le déclin économique et la dictature d’un système de pensé orthodoxe proche de la ligne d’un certain Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev, ancien copain de Jo Staline et grand pourfendeur de libertés individuelles ! Du côté de la porte d’Orléans, les travaux continuent. Des immeubles de « l’ancien temps » sont promis à la démolition pour faire place à des bâtiments plus luxueux, dans un marché immobilier en plein développement ! Après le réveil pénible du matin, un bol de « BANANIA » et « Ya bon ! » Le tirailleur Sénégalais dessiné sur la boite en métal me fait un sourire et il me plait bien ! Je n’ai bien sûr aucune idée de l’aventure coloniale des pays européens et heureusement je n’ai aucun préjugé. L’Afrique, c’est les lions, ce sont les cartes de géographie suspendues sur les murs de la classe, Tintin au Congo, les quelques billets de banque que j’ai trouvé à la maison datant d’une époque où nous comptions parmi nos proche un Haut-Fonctionnaire en poste à Conakry. Elevé dans une famille avec des principes complètement hermétiques à la fantaisie, j’ai eu toutefois la chance de ne pas grandir au milieu de préjugés, à moins que se fut simplement une tendance naturelle à la découverte qui devait me mener plus tard sur les chemins du monde et des cultures différentes.

(Ya Bon, Banania…un slogan d’un autre temps, mais c’était vachement bon mélangé avec du lait chaud)

Rue Sarrette, en allant vers la Porte d’Orléans, il y a un magasin qui m’intrigue par sa devanture sur laquelle sont inscrits les mots "Produits Coloniaux ». Tu entres là-dedans, ça sent le thé, mais pas un seul thé, des centaines. Tu aurais pu penser que tu croiserais au moins un Chinois, mais non, c’est un vieux monsieur qui ouvre pour toi des grandes jarres en métal qui sentent le rêve et le pays lointain où tu n’iras jamais, alors ma mère achète deux-cent grammes de Lapsang Souchong et quatre-vingt grammes de thé à la bergamote. Depuis un peu plus d’un an, le Dahomey de mes leçons de géo s’appelle le Bénin et dans quelques mois un certain lieutenant-colonel Bastien-Thiry embusquera un commando au Petit-Clamart dans une tentative de faire payer au Général de Gaulle l’abandon de l’Algérie Française ! Depuis presque deux ans, le paquebot « France » redonne des couleurs à la Compagnie Générale Transatlantique. Yvonne de Gaulle, tante Yvonne comme l’appellent les Français, a baptisé le grand navire à Saint Nazaire. Rue Alphonse Daudet, il y a encore si peu de trafic que le double sens de circulation est encore possible. La Citroën 15CV 6 du père se gare facilement devant la 2CV de ma mère, devant le débit de boisson du bougnat, Monsieur Chareirre, un exilé du Cantal. Daniel Cohn-Bendit a dix-sept ans et fait un séjour en Angleterre. Angelo Roncalli, le réformateur, Pape de son état est toujours aux manettes à Rome. Un certain René Dumont, futur candidat écologiste avant la date à l’élection présidentielle de 1974 écrit un livre prémonitoire sur l’Afrique Noire mal partie tandis qu’un groupe de tendance « rock and roll » se forme en Angleterre sous le nom de « pierres roulantes », les Rolling Stones, alors qu'un autre groupe de quatre garçons signe un contrat avec une maison de disque au curieux nom de Parlophone.

Les « trente glorieuses » sont à leur apogée et je prends toujours l’autobus tout seul. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Mais il y a plusieurs vers dans le fruit et personne ne se doute que dans moins de six ans, la société va imploser.

(Rue de Charonne vers 1960)

 

HENRI-DESIREE


Je suis né à Paris, rue de Puebla, du côté de la Rue des Pyrénées, pas loin des Buttes-Chaumont, le 12 avril 1869. Mon père, Julien est chauffeur aux Forges Vulcain et ma mère Flore est blanchisseuse à domicile. Le Parc des Buttes-Chaumont a été créé deux ans avant ma naissance. Cette même année, Paris s’est enorgueilli d’un grand magasin situé près de la Seine et qui répond au joli nom de « La Samaritaine ». J’ai deux ans lorsque les communards dressent une barricade sur l’avenue de Puebla. L’année de ma naissance, en Novembre, le monde a changé grâce à l’ouverture du canal de Suez. L’impératrice Eugénie, depuis son yacht L'Aigle, a pris la tête du premier cortège de navires qui ont franchi le canal construit par Ferdinand de Lesseps en Égypte. Avec l'ouverture du canal de Suez, les côtes de la Mer Rouge et ses débouchés ont acquis une importance considérable, et sont maintenant livrées à la convoitise des nations européennes dont l'Italie, le Royaume-Uni et bien sûr du beau pays de France.

Tout le monde veut avoir sa part. Si j’en avais, moi, de l’argent, je pourrais faire bien plus ! Mais à défaut d’une situation et d’une réputation, j’ai de l’imagination à revendre. J’ai réussi à louer une jolie petite maison à Gambais, pas très loin de Dreux, mais bien loin de mon ancienne location de Chantilly. J’ai monté une grosse escroquerie en vendant des bicyclettes à pétrole que je n’ai jamais fabriqué. C’est la grande mode, tu vois. Tout le monde veut aller vite, ce siècle sera celui de la vitesse. Alors oui, j’ai vendu un peu de rêve en demandant un acompte du tiers du prix, tu comprends, les enfants, ça coute cher et j’en ai quatre ! Oui, c’est vrai aussi, les bicyclettes n’ont jamais été fabriquées. Je me suis aussi loué un petit garage automobile du côté de la Porte de Chatillon. Un de mes clients, un certain Jules Romains, écrivain je crois, et qui habite avenue du Parc-Montsouris a dit de moi que j’étais « un monsieur dont la voix montrait une bonne éducation, et qui avait des habitudes de courtoisie élégante". Il a même dit que je ressemblais à un pharmacien, un docteur ou un homme de loi, tu vois, je ne suis pas une crapule ! J’ai même été enfant de cœur à l’église Saint-Louis en L’Île ! c’est pour dire…

Mon épouse, Marie-Catherine, ne le sait pas encore, mais officiellement je suis veuf et j’ai de bons revenus. J’ai même plein d’expériences acquises dans plusieurs professions ! Eh oui, j’ai été cartographe, comptable, couvreur et même plombier ! J’ai aussi travaillé au cabinet des architectes BISSON, ALLEAUME et LECOEUR. La patrie ? Oui, j’ai donné trois ans de ma vie au service militaire et j’ai terminé en tant que sergent. J’aime bien séduire les femmes jeunes à condition qu’elles ne soient pas sans le sou car moi, des sous, j’en ai bien besoin. Alors voilà, j’utilise des pseudonymes, des faux-noms, quoi, et je mets des petites annonces dans les journaux comme l’Aurore, Ce Soir, La Croix, Le Figaro, l’Echo de Paris ou le Petit-Journal. Pour ne pas me mélanger les pinceaux, j’utilise toujours la même annonce, c’est plus simple : « M. 45 ans, seul, s. famille, situation 4000 ay. inter. désire épous. Dame âge situation, rapport. C.T. 45 Jal.” Et voilà, c’est si simple. Avec cette saloperie de guerre, plein de femmes sont intéressées. Eviter les grisettes qui n’ont pas un rond, peut être privilégier des rentières dont le mari est tombé au champ d’honneur ? Le futur me le dira. Après, on peut toujours s’adapter ! Dans les jardins du Luxembourg, j’ai rencontré une femme plutôt sympa, Jeanne Cuchet. Elle me dit avoir un fils prénommé André. Bon, on va aviser ; déjà prendre les billets de train pour le voyage. 3 à l’aller mais un seul au retour : le mien. De la partie de ma jeunesse pendant laquelle j’étais comptable, j’ai gardé le goût des chiffres et de l’exactitude des calculs. Alors je tiens une petite comptabilité sur des fiches quotidienne. Epicerie, viande, transport, tabac, tout y est noté rigoureusement et cette précision dans les calculs me rend serein.


Thérèse Laborde, elle, fait un peu plus exotique ! Elle est née en Argentine. Elle a répondu à ma petite annonce début Juin 1915 je crois. Je m’en souviens bien car quelques jours avant ou après cette réponse, j’ai pu lire, dans un journal, ce qui se passait en Turquie, toute cette violence contre les Arméniens. On est tout de même mieux à Paris…Marie-Angélique Guillain, elle, je l’ai rencontré en Aout 1915.C’est une ancienne gouvernante qui vit maintenant seule et a mis de côté, mois après mois, les économies prises sur ses gages. Après, il y en a encore cinq autres…qui m’ont raconté leur vie et parlé des économies dont elles disposaient. Toutes étaient prêtes à m’épouse, l’une parce qu’elle me trouvait beau, l’autre parce qu’elle pensait pouvoir se reposer sur moi pour le restant de sa vie, la troisième parce qu’elle aimait la campagne. En Novembre 1918, la guerre se termine. Comme j’aime bien les chiffres, je me souviens du total estimé par le biais des différents documents et état-major qui tenaient une comptabilité exemplaire des blessés comme des morts : 18.591.701 individus, civils et militaires ont disparus de la surface de la terre. Je ne fais pas de politique, j’ai suffisamment à faire avec ma propre comptabilité et mes allers-retours vers l’Ouest de Paris, le train du vendredi soir, et celui du dimanche après-midi pour le retour !


C’est en 1919 que j’ai fait la connaissance de « la dernière ». C’est vrai que ça commence à faire beaucoup, et puis les week-ends, j’ai comme l’impression que la fumée dérange un peu les voisins !

Elle, c’était Marie-Thérèse Marchadier, une bordelaise, ancienne prostituée, ex tenancière de maison-close Rue Saint Jacques. En bonne gestionnaire, elle avait été économe de son pain de fesse ! Une vraie aubaine. Mais elle a terminé comme les autres, fin de parcours en Gare de Houdan, quelques coups de scie, un peu de charbon, et surtout aucun remords. Rue de Châteaudun, au numéro 22, là où se trouvait l’appartement ou nous vivions, Fernande et moi, jusqu’à il y a peu, les policiers qui s’occupent de l’enquête trouveront sans doute ma comptabilité, et après ? Qu’est-ce que ça prouve ? Mon avocat, Maître Moro-Giafferi m’a dit hier que dans le dossier d’instruction, il y avait au moins cinq-mille pièces à conviction, ne représentant aucunes preuves en elles-mêmes par contre il m’a fait aussi fait part de la découverte dans les deux villas que j’ai loué successivement, à Vernouillet, puis à Gambais, de débris supposé humains dans un tas de cendres retrouvé dans le hangar, dans la cheminée, dans la cuisinière ; Ils ont trouvé également des agrafes, des épingles, des morceaux de corset, des boutons en partie brûlés. En tout, 4,176 kg de débris d'os calcinés, dont 1,5 kg provenant de corps humains, ainsi que 47 dents ou fragments de dents. Le médecin légiste a annoncé à la presse que ces os correspondent à trois têtes, cinq pieds et six mains. J’avais pourtant demandé à mon fils Charles de tout bien nettoyer…

Tu vois, faut pas faire confiance aux gamins !

(Henri-Désirée Landru en route vers son procès. Il sera condamné à mort et guillotiné)


 


BABY-BOOMER


1958, changement de république ! L’affaire des piastres qui a éclaboussé le gouvernement de l’époque est derrière nous et la guerre d’Indochine est terminée depuis quatre ans. La France a devant elle une autre guerre, aussi meurtrière, mais pour le moment, on souffle un peu ! Dans quelques mois, Michel Debré sera nommé premier ministre. Au début de l’année, un évènement important a marqué les esprits, la création de la CEE. Jamais personne n’aurait pensé une telle chose possible ! Depuis 1923, le salon des Arts Ménagers se tient tous les ans à Paris, au Grand Palais. Encore trois ans et le salon s’installera au CNIT, à Puteaux, qui est en train de sortir de terre ! Mais pour le moment, c’est à quelques centaines de mètres du Palais de l’Elysée que se retrouvent les machines à laver, les réfrigérateurs et les accessoires de ménage tels que cireuses et autres aspirateurs ! Pour y aller, on prend le métro et on descend à Champs-Elysées Clémenceau ! Jusqu’à il y a peu, dans l’appartement du troisième étage de mon petit royaume, il y avait une machine à laver "Laden" » qui fonctionnait à l’électricité ET au gaz ! Une veilleuse devait être allumée avant toute utilisation, et je regardais avec une admiration non feinte, le père qui, à genoux sur le carrelage, portait une allumette devant le petit bec de gaz d’où sortait bientôt une flamme bleue.

(L’ancien aéroport d’Orly avec un L 749 de la compagnie nationale Air France)

Dans le domaine du progrès technique qui faisait son apparition mon père avait remporté de haute lutte un combat contre la copropriété pour faire installer au 2 rue Alphonse Daudet un ascenseur « à clé » autorisant ceux des propriétaires qui paieraient une cotisation spécifique, à utiliser la cabine au lieu de monter à pied. Seuls les propriétaires du premier étage avaient refusé de contribuer financièrement à l’aventure, jugeant que vingt marches, ce n’était pas la fin du monde. Paris se transforme doucement, mais plus vite toutefois que la société elle-même, engoncée dans plusieurs siècles de tradition sur fond de valeurs judéo-chrétiennes. Les architectes de la ville de Paris ne se sont pas encore penchés sur le cas du quartier de Ménilmontant qui n’en finit pas de mourir, qui n’en finit pas de vivre, non plus, dans les souvenirs d’un temps ancien. L’insalubrité régnante faisant du tort à la « Ville-Lumière », les habitants de « Ménilmuche » dont beaucoup étaient Arméniens, Grecs ou juifs Polonais finiront par déménager quelques années plus tard quand Paris fera peau-neuve ! Mais pour le moment, il y a des travaux dans tous les sens et d’un mois à l’autre, les quartiers changent de visage, les clodos perdent leurs repères, les tranchées où passeront les canalisations du progrès séparent même parfois les commerçants de leur clientèle. En 1958, peu de personnes possèdent une radio-portable, un " transistor" comme on le nommera plus tard. La diffusion de programmes par la télévision ne se fait qu’à dose homéopathique avec deux ou trois programmes par jour, le reste du temps, si on met le poste sous tension, une magnifique mire en noir et plan avec en son centre l’image des chevaux de Marly. Pas de matraquage radiophonique ou télévisuel ! On peut encore respirer et apprécier le graphisme toutefois convaincant les affichistes de l'époque. En ce début de "consumérisme", dans la foulée de la mise sur le marché des premières offres de crédit à la consommation appelés encore pudiquement « prêts d’équipement »,on fait de la réclame et les murs de la ville comme les autobus et le métro se couvrent d’affiches aux formats différents vantant les qualités des produits de l’époque tandis que la vie quotidienne passe à la vitesse supérieure grâce à l’introduction de nouveaux objets qui vont, c’est certain, bouleverser la vie de tous les jours sans retour possible en arrière. La grande marche du Siècle a démarré. Il y a le presse pommes-de-terres, les nouveaux réfrigérateurs, les nouvelles machines à laver, la yaourtière, le moulin à café électrique, et l’aspirateur qu’il faut traîner puisque pas un seul ingénieur de l’époque n’a pensé à équiper l’engin avec des roulettes.

Il y a aussi la cireuse Electrolux qui fait son apparition : j’aime monter dessus, la mettre en route, et la laisser m’emporter dans un tourbillon de cire liquide sur le plancher en chêne de Hongrie, jusqu’à ce que le câble et sa fiche mâle soient violements arrachés de la prise. ! Pendant que je poursuis une scolarité pour le moins aventureuse, la maison de la Radio sort de terre tout doucement, recouvrant un vaste terrain situé au 116 quai de Passy et le futur Palais de l’Unesco voit lui aussi le jour. A onze kilomètres de Paris, il y a le vieil aéroport d’Orly et en été, quand le vent porte les bruits en provenance du Sud, je peux entendre les moteurs des Constellations d’Air France dont il reste encore dix-huit exemplaires en exploitation. Mais surtout, il y a, juste sortie de la terre, l’inquiétante ossature du futur nouvel aéroport qui permettra aux ailes Françaises de partir encore plus loin avec l’introduction chez Air France des B 707 dès le début des années 60, quand j’aurai neuf ans ! Si les murs de certains immeubles portent encore la trace de peintures murales d’avant mon époque, d’autres se couvrent d’énigmatiques affiches qui portent parfois à la réflexion : comment donc faire pour qu’un avion puisse transporter un éléphant qui aurait mangé une voiture avec une bague dedans ? (1)

J’ai l’impression qu’il va me falloir du temps pour comprendre tout cela !


[if !supportLists](1) [endif]référence est faite à une affiche de la compagnie Air France vantant son service de transport de fret.


(L’époque du progrès domestique tout puissant)


(Le premier supermarché en France : 1960, les jeunes années des « baby-boomers ». Jusque-là, il y avait tout simplement les épiceries pour aller faire les courses, et le marchand de couleurs, et le boucher, et le boulanger, et l’électricien, et…)

 

LE MENSCH


Dans la culture Ashkénaze, la langue commune aux juifs d’Europe de l’Est, le Yiddish, regorge d’expressions uniques, certaines même ne pouvant être traduites dans d’autres langues tant elles sont spécifiques à un monde bien particulier.

En Yiddish, le mot «mensch» désigne un homme doté des vertus morales essentielles permettant de passer à travers la vie en appliquant un certain nombre de principes comme respecter les parents, donner priorité à la famille, faire le bien autour de soi, être une personne imprégnée de courage, de droiture et d’honneur. Dans les années 1950 vivait un Mensch, du côté de la Porte d’Orléans, dans un Paris d’après-guerre pansant encore les plaies laissées par l’occupation. Il était arrivé de sa Pologne natale ou il avait été élevé dans une famille pratiquante. Feigel et Moshe, ses parents, avaient voulu pour lui et ses frère et sœur, le meilleur qui puisse exister afin que les enfants puissent avancer dans la vie avec un bon métier et devenir des « shayner yid » (1) Comme depuis l’époque de Louis XV et de sa royale épouse Maria Leszczynska, une grande amitié liait la Pologne et la France, c’est tout naturellement vers le territoire Français que se dirigea l’étudiant Polonais, débarquant dans le nord de la France puis rejoignant l’est pour y étudier les vertus des électrons à l’Institut d’Electricité de Nancy d’où il sorti ingénieur. Le premier contact avec Paris a dû s’établir aux environs de 1937 alors que l’étudiant enthousiaste visita l’exposition internationale. A vingt-cinq ans, la vie encore devant lui, il continuait à se battre avec une langue Française qu’il ne maîtrisa jamais complètement. Le « mensch » tomba immédiatement amoureux de Paris sans se douter qu’il devrait y vivre caché pendant quatre ans. Avec l’invasion de la Pologne en septembre 1939 par les troupes d’un petit caporal devenu dictateur, les choses devinrent difficiles pour les juifs de France, autochtones comme réfugiés, et les lois de Vichy d’octobre 1940 et de juin 1941 sonnèrent pour le « mensch » la fin d’une vie étudiante sans histoires.

C’est grâce à de « vrais » faux-papiers qu’Alexandre survécu. D’une façon étonnante, le « mensch » avait compris que s’abriter au plus près des allemands pouvait être une solution de survie comme une autre. Changeant d’adresse dès qu’il le pouvait, il passait de petits hôtels de quartier en maison closes (2) recevant du personnel militaire allemand et dans lesquelles il restait pendant quelques jours ou quelques nuits au gré des évènements pouvant affecter la vie des « illégaux » porteurs de fausses-identités. Un petit hôtel rue Thérèse, un autre place du Panthéon, l’hôtel des Grands Hommes, une adresse rue du faubourg Montmartre, une autre rue Saint-Romain, une troisième au début de la guerre au Château de Mérignac près de Bordeaux, le « mensch » a eu le temps d’apprendre la géographie !Lors de la libération de Paris, le « mensch », qui avait rencontré sa compagne pour la vie sur les bancs usés de l’ancienne faculté de médecine, participa aux secours médicaux des combats d’août, en ramassant au quartier latin, sans distinction, insurgés et soldats allemands blessés. Il racontait à qui voulait l’entendre que les cocktails molotov jetés sur les troupes d’occupation avaient un effet dévastateur, que quand on essayait de mettre un blessé de la Wehrmacht sur un brancard, la peau partait en lambeaux. Le « mensch » garda pendant des années une dague allemande prise à un officier SS et un pistolet Mauser portant un numéro d’identification électro-gravé dans le métal.

(Le Mensch, Alexandre, fils de Moshe et Feigel)

Et ce fut la fin de la guerre, le temps du décompte, le temps des blessures aussi car le « mensch » dû se résoudre à accepter la disparition du reste de sa famille demeurée pour toujours au pays de Chopin. Depuis juin 1942, le « mensch » ne recevait plus aucune lettre en provenance de Podgorze, le quartier de Cracovie ou se situait l’un des cinq ghettos crées par les nazis du gouvernement général de Pologne. Dans les familles ashkénazes, pudeur et discrétion concernant l’argent étant de rigueur, personne n’a jamais su comment il avait pu s’acheter son premier appartement d’homme libre au 2 rue Alphonse Daudet (3). Personne n’a jamais su non plus comment il avait trouvé la force de bâtir un environnement professionnel d’entrepreneur créant puis gérant plusieurs sociétés dont l’activité devait le mettre en contact avec beaucoup de « grands » de l’époque. Le « mensch », qui ne maîtrisait toujours pas complètement la langue continuait à confondre les mots, tourner ses phrases de façon fort peu orthodoxe, et affichait clairement son côté anarchiste, incompatible avec l’éducation stricte qu’il avait reçue au Lycée Juif de Cracovie dont il avait été élève avant son départ pour le France. Il aimait choquer l'assemblée par des jurons délicieux, des propos parfois orduriers mais toujours adaptés au sujet. Dans son esprit, tout ce qui ne convenait pas à sa propre vision d’un monde idéal, méritait « une bombe » et tous les malheurs de la France et de l’Europe dans le début des "trente glorieuses » ne pouvaient être que la faute d’un certain général « dont je ne me rappelle plus le nom ». Confondant oursin et ourson, refusant avec entêtement de comprendre les finesses de la langue Française, il maîtrisait toutefois la politique, crachait sur l’indépendance de l’Algérie, méprisait l’église catholique Romaine (4), insultait avec véhémence ceux qu’il n'estimait pas être à même de comprendre sa pensée ! Le «mensch» riait rarement et aimait ses enfants à distance, ayant confié à sa "Francine" la tâche d’élever trois « petits parisiens » Le «mensch » était fait pour être lézard puisque sa peau, naturellement cuivrée et héritière d’un lointain passé mongole, bronzait encore plus vite au moindre rayon d’un soleil à qui il vouait un véritable culte.


Souvent, il donnait l’impression d’être « hors du monde » laissant son regard dans le vague. « Je réfléchis » disait-il parfois, mais personne n’aurait jamais osé demander quel était l’objet de cette réflexion. Le « mensch » méprisait les riches mais se satisfaisait des grands palaces quand il partait en vacances, il montrait peu de considération pour les jeunes filles dénudées qui ornaient les plages de Juin-les-Pins dans les années cinquante mais ne pouvait résister à l’attrait de telle ou telle belle-femme avec laquelle il se sentait des affinités. Il s’était construit son petit monde et avait réussi, respectant ainsi la promesse qu’il avait fait à ses parents. Il avait conçu pour le peuple Polonais un grand mépris teinté d’amertume (5) mais fréquentait toutefois le seul restaurant Polonais de l’époque, l’auberge « Bartek », rue Royer-Collard, en plein Quartier-Latin, ce quartier qui lui rappelait ses études et également l’occupation et la traque des juifs dans un Paris sous la botte des nazis ! Le «mensch» était un homme de culture, un athée convaincu, un scientifique incollable, un mélomane averti qui avait développé un amour presque filial pour Chopin, Mozart et Beethoven, et une haine violente contre Wagner (6) ! C'était un homme qui ne rentrait pas dans les critères de son temps, un homme plein de questions qui resteraient toujours sans réponses. Il voulut toujours comprendre « pourquoi », il sut après la guerre « comment » et maudit le monde ! Il aima Paris et l'explora parfois aux commandes de sa moto "Terrot". Le « mensch » traversa la Suisse dans tous les sens, passa de nombreux étés entre les eaux parfois turquoise d’une Bretagne ensoleillée, d’un Riviera pleine de promesse. Il bâtit des rêves d’un nouveau départ au Vénézuela, d’une retraite au soleil à Roquefort-les-Pins. S’il eut des maîtresses, il est certain que c'était des femmes d'exception.

C'est finalement au 2 rue Alphonse-Daudet, dans ce Paris qu’il avait tant aimé, que le "mensch" eut le plus important rendez-vous de sa vie. Dans les années 1950, j'ai connu un "mensch" qui habitait du côté de la Porte d'Orléans, derrière la rue d'Alesia, pas loin de la brasserie de la Nouvelle Gallia.

Les gens qui l’aimaient l’appelaient Olek !

Ce « mensch » était mon père.


[if !supportLists](1) [endif]Expression Yiddish désignant « un bon juif », un juif « bien sous tous rapport »

[if !supportLists](2) [endif]Il avait compris que parfois on était le mieux protégé en se rapprochant de l’ennemi…ou plutôt des bordels fréquentés par les troupes d’occupation.

[if !supportLists](3) [endif]Il vivra dans l’immeuble jusqu’à la fin de sa vie. L’immeuble du 2 rue Alphonse Daudet avait reçu un prix d’architecture à la fin du dix-neuvième siècle.

[if !supportLists](4) [endif]C’était un anticlérical convaincu qui vouait à l’église catholique une haine féroce basée sur la complicité du Vatican avec certains des dirigeants nazis. Il déplorait également le silence du pape Pie XII concernant les persécutions contre les juifs.

[if !supportLists](5) [endif]Il disait de ses compatriotes qu’ils étaient des manants.

[if !supportLists](6) [endif]Il associait la musique de Wagner à la période Hitlérienne.


(Le Mensch avec Francine et son petit-fils Cyril Alexandre en 1975)


 

RUE PRISSE D’AVENNES


“Quand vous aurez fini de vous tortiller comme des vers, je pourrai peut-être faire l’appel ? »

Alors la classe se calmait un peu, les jambes s’immobilisaient sous les pupitres et la litanie des noms commençait tandis que Madame Perron, sanglée dans un tailleur strict regardait sans un sourire sa classe de futurs délinquants. « Aubier, Armand, Bertheau, Camille, Dussaillant, Rozlan…. »

J’étais le dernier sur la liste des vingt-huit, alors ça me laissait encore un peu de temps pour rêver. J’avais monté avec les autres les escaliers en bois qui avaient été mille fois lavés et relavés à l’eau de javel et l’odeur de ces lavages quotidiens, mélangée à celles de l’encre et des craies est restée gravée dans ma mémoire olfactive, à tel point que même avec un bandeau sur les yeux, je saurais encore aujourd’hui, rien qu’à l’odeur, que je me trouve dans une école communale, fierté de la république pour le plus grand bonheur de Jules Ferry et de son lointain prédécesseur Louis-Joseph Charlier. La rentrée, et sa « période d’accompagnement » n’était pas un moment comme les autres. Le jour de la rentrée, les souvenirs de vacances avaient du mal à mourir et le soleil de la Bretagne au mois d’août, les visions de marée basses, de bitume sur la route nationale, les odeurs de sable mouillé, de varech, des galettes sablées chaudes des retours de plage conservaient toute leur légitimité, alors tu penses, un appel, je m’en foutais bien !

« Ubersfeld….. » ça y est l’appel est terminé. Il fait encore tiède dehors en ce début de semaine et la fenêtre qui donne sur la cour avec ses marronniers, est ouverte. Les arbres ont déjà commencé un peu à roussir et ce 12 septembre, jour de la St Apollinaire, (mort en exil au sixième siècle), commence un nouveau cycle.

« Le menteur n’est jamais écouté, même lorsqu’il dit la vérité !" Sur le tableau noir, Madame Perron a écrit la morale du jour et interroge quelques têtes hirsutes mal réveillées. Au bout de la cour, dans un petit bâtiment préfabriqué, juste à côté des toilettes où les gamins se donnent des airs d’homme en fumant en cachette une « royale » ou une « Lucky », des élèves un peu spéciaux ont leur classe à eux. Ce sont les élèves du «PF 1 et PF2 » (1) en difficulté profonde, à qui l’éducation nationale essaie toutefois de donner une instruction de base pour permettre, peut être au bout de deux ans, une intégration « manuelle » dans la société des trente glorieuses. Quand Madame Perron et Monsieur Daveau parlent d’eux lors de la récréation, c’est avec une moue méprisante et des commentaires bien peu dignes des principes égalitaires de cette moitié de siècle achevée. « Ils sont voyous, on ne pourra pas en faire de bon élèves ». La république nous libère à 11H30 ! Cavalcade dans les escaliers de bois, sortie bousculée du 5 Rue Prisse d'Avennes. Je passe devant l’épicerie Will…, celle chez qui nous n’allons jamais faire de courses parce que les Yoghourts en pot de verre « c’est pas pour nous » et en plus," la mère Will…a une tête à avoir fait du marché noir pendant la guerre et son mari porte un béret bleu », deux raisons suffisantes du boycott familial de cet établissement suspect qui possède pourtant une machine électrique pour trancher le jambon de Paris.

(L'école de la République, rue Prisse d'Avennes, au Petit-Montrouge)


Pour ceux qui restent à la cantine, c’est langue de bœuf et coquillettes obligatoires. Pour les chanceux dont je suis et qui habitent tout près (en cinq-cent-soixante-dix-huit pas, je suis chez moi) deux heures nous séparent de la reprise de treize-heures-trente. Alors avant de remonter à la maison, deux ou trois voyous, moi compris, rentrent régulièrement dans la boulangerie de la rue de Père-Corentin, celle située pas très loin du bar « Au Géorama » et tandis que l’un fait compter laborieusement à la boulangère 57 caramels à un franc, les deux autres plongent dans les bocaux en verre remplis de confiseries diverses, des mains tachés d’encre violette, résultat d’une matinée laborieuse à base de plume sergent-major, de carte de géographie suspendu au mur, d’interrogations moralisatrices sur la vérité, de questionnements indiscrets sur les accord verbes/participes, le tout sur fond de table de 8 , de table de 9 et même parfois, de table de 12 quand Madame Perron détectait chez l’un de nous une étincelle d’intelligence précoce qui pourrait nous aider à nous élever au-dessus du lot commun des voyous en herbes qu’étaient donc ses propres élèves.

Voler un peu de temps, échapper au retour à l’heure à la maison, souvent après la liberté retrouvée de la fin de journée, quand, à seize-heure-trente, les petits « communards » s’échappaient des salles de classe pour aller jouer aux billes dans le jardin du HLM du 41 rue Sarrette, j’allais faire un tour vers la grande avenue du Général Leclerc. Comme par un fait exprès, les rentrées scolaires de septembre s’effectuaient dans une période ou bien souvent se terminaient des travaux de voirie commencés pendant l’été, quand la capitale était doucement désertée par ses habitants, puis complètement vidée au mois d’août. Alors que s’ouvraient les chantiers de réfection de la chaussée, les parisiens, eux, délaissaient le créneau, empilant la « Frégate » ou la « Versailles », de quoi survivre deux ou trois semaines et partaient vers les sorties de la capitale, vers les grandes routes de l’exode estival qu’étaient la N 10, la N12 et surtout la N7 au bout de laquelle attendaient les palmiers de Juan, l’eau bleue de La Napoule, et le petit Mas Djoliba, avenue de Provence à Antibes.


(On voyait les ouvriers de la SMAC

qui fabriquaient du goudron et ça

sentait génial)

Pendant ce temps, les ouvriers de la « SMAC » (2) décaissaient les avenues parisiennes et après avoir effectué les travaux de maintenance, recouvraient la chaussée d’un magnifique goudron odorant fabriqué à même le camion-goudronneur. On pouvait voir le foyer de la chaudière maintenant à la bonne température le bitume noir. On pouvait assister aussi au moment magique ou des hommes équipés de genouillères faisaient la chaîne en se passant des seaux en bois cerclés de fer remplis d’un goudron encore brûlant qui était ensuite étalé sur la chaussée à l’aide d’un outil spécial en bois. Le goudron étendu fumait quelques instants et cette fumée remplissait mes poumons d’un incroyable bonheur olfactif ! Alors que le goudron comblait les dépressions de la voie, d’autres ouvriers, cent ou deux-cent mètres plus loin, martelaient la chaussée à l’aide de pics pneumatiques qui grignotaient le ciment ou déchaussaient les pavés ! Le bruit des compresseurs et la douce chaleur qui se dégageait des moteurs exerçaient sur moi une force d’attraction incroyable. J’étais hypnotisé. Oubliés les départements, oubliées les tables de multiplication, les compresseurs avaient toute mon attention et je pouvais sentir mon corps s’engourdir à l’écoute du bruit régulier des pistons diesel alors que j’étais envahi par une sérénité sans égal, coupé du monde et totalement en harmonie avec le bruit régulier des engins du chantier.

Quand il pleuvait sur Paris, non seulement le goudron chaud étalé fumait de plus belle, mais la goudronneuse elle-même était entouré d’une volute de vapeur qui faisait disparaître le camion et les hommes pendant quelques instants. A l’ombre du clocher de Saint-Pierre de Montrouge, les seuls qui se plaignaient des odeurs de goudrons chauds et de la vapeur blanche qui montait du sol étaient les marchandes et marchands des quatre-saisons (3) avec leur étal mobile chargé de fruits et de légumes d’automne.

« Ça pue drôlement vot’ truc ! et mes clients, vous y pesez à mes clients ? qui c’est qui va m’acheter des pommes avec vos odeurs de goudron ? » Alors le chef de chantier, la main déjà sur le paquet de gauloises, levait un bras vers son équipe et leur disait : « Bon Paulo, on arrête un peu le temps que ça se calme…vient, on va au Bouquet s’en jeter un, le goudron ça me donne soif et ça fait chier le commerce... ».


[if !supportLists](1) [endif]Il s’agissait de deux classes de « transition » préparant les élèves à leur intégration dans le monde du travail pour cause d’incapacité à suivre un parcours scolaire classique.

[if !supportLists](2) [endif]Société des Mines d’Asphalte du Centre : une société dont le cœur de métier était l’étanchéité des chaussées.

[if !supportLists](3) [endif]Cette profession semble avoir complètement disparu aujourd’hui.


(Une « marchande des quatre-saisons à Paris)

 

COEUR DES HALLES 1957


A l’ombre de Saint-Eustache, il y avait de quoi donner à manger au bon dieu et à tous ses saints. Tu ne savais pas où donner de la tête de veau mais heureusement on pouvait mettre facilement du beurre dans les épinards car quelques dizaines de mètres seulement séparaient les pavillons de la crèmerie de celui des fruits et légumes.

Tu aurais vu le bordel ! Le père avait accepté de venir faire un tour dans le quartier car pas très loin se trouvaient les petites boutiques du quai de la mégisserie, le long de la Seine, ou des animaux domestiques et de basse-cour étaient vendus et même s’il ne voulait pas l’avouer, il adorait les animaux.

Les pavillons des Halles regorgeaient de choses qu’on ne pouvait pas voir au marché d’Alésia. C’était surtout la quantité qui était impressionnante, autant que l’était le désordre apparent qui régnait dans les environs des Halles. Si tu avais vu les mètres de saucisses, les cagettes de légumes empilées, les demi-bœufs sur l’épaule de forts-des-halles qui faisaient trois fois la taille de mon père, tu te serais demandé comment tout cela était possible. Au marché d’Alésia devant l’étal de la boucherie qui vendait aussi du gibier en période de chasse, je passais discrètement ma main sur la fourrure des lapins qui avaient pris du plomb et qui regardaient d’un œil mort sanguinolent, pendu par les pattes arrière, le sol bitumé du trottoir.

Je n’aurais jamais supporté que quiconque me vit faire ce geste de bonté envers une victime animal. Aux Halles, en passant par le pavillon quatre, celui du gibier, j’avais senti mon cœur se serrer à la vue de ces centaines d’animaux immobiles, lièvres, lapins, faisans, sangliers aux yeux fermés et au poil dru, monceaux de poulets avec ou sans tête. Au pavillon dix, on se croyait dans le livre sur les paquebots que je possédais et dans lequel il était question de l’approvisionnement du liner « Liberté » qui devait stocker pendant son voyage tant de millier d’œufs, tant de litre de lait, tant de pots de crème fraîche.

Tout était là, sous mes yeux. Peut- être était-ce aux Halles de Paris que se fournissaient les cuisiniers du grand bateau ? Mais alors comment faisaient-ils pour amener, sans les casser, tous ces œufs frais depuis Paris jusqu’au port du Havre ?

Le long de l’avenue du Général Leclerc, dans mon quartier, les rails de l’ancien tramway N°8 couraient encore depuis la porte d’Orléans jusqu’à la fin du boulevard Saint Michel. Il n’y avait pas un jour de pluie parisienne sans qu’un cycliste ne dérape sur les rubans d’acier et se retrouve le nez saignant sur le pavé. J’avais attendu pendant longtemps de voir passer un de ses vieux trams électriques jusqu’au jour où le père m’expliqua qu’aucun tram ne circulait plus à Paris depuis déjà bien longtemps, mais que les rails parallèles qui passaient non loin du « centre du monde », rue Alphonse Daudet, avaient servi pendant longtemps non seulement à aller depuis la Porte d’Orléans jusqu’à la Gare de l’Est mais également à permettre l’accès à Paris de l’Arpajonnais, ce petit train arrivant de la lointaine Seine-et-Oise qui transportait les légumes en provenance des cultures maraîchères entre Palaiseau et Etampes.


En fin de journée, dans les premières heures de la nuit, dans des wagons à marchandises, les caisses en bois contenant des salades, des poireaux, des tout ce qui acceptait de pousser en lointaine banlieue, s’approchaient des Halles à petite vitesse. Le convoi, tracté par une locomotive électrique ne faisait pas beaucoup de bruit pour ne pas réveiller les bourgeois qui dormaient le long de l’avenue de l’observatoire ou du boulevard Saint-Michel. Dans les cafés autour des Halles on entendait des conversations pendant lesquelles les gens utilisaient des mots dont je n’avais jamais entendu parler, des expressions que ni Madame Perron, ni Monsieur Daveau, n’avaient mis au programme de nos années scolaires. On parlait de louchébem, de « bijoutiers » ou des « marchands d’arlequin » de l’ancien temps. Je n’y comprenais rien. Quel drôle de langage. Tout près des pavillons des Halles, de nombreuses rues abritaient des commerces que ma mère appelait des "magasins de bouche », alors moi je m’imaginais que l’on pouvait acheter des bouches mais je ne comprenais pas comment cela pouvait fonctionner. En vérité, il s’agissait de commerces vendant les ustensiles de cuisine réservés aux professionnels, et la rue Montorgueil en était pleine. De belles casseroles en cuivre, comme celles de la brasserie Zeyer, pendaient depuis le plafond dans le magasin, il y avait aussi d’énormes cuillères, des écumoires gigantesques, des machines à trancher la viande, des hachoirs, des plats qui s’empilaient les uns dans les autres mais qui n’aurait jamais pu rentrer à l’intérieur de notre four ! Pour sortir des pavillons, il faillait enjamber des monceaux déchets de légumes, passer par-dessus des cagettes en bois, contourner parfois des restes de légumes avariés. Alors que les nombreux petits cafés autour des halles attiraient souvent des cloches qui termineraient leur matinée endormis le long du mur de Saint Eustache, les hôtels de la rue Saint-Denis ouvraient discrètement leur porte aux commissionnaires des Halles à la recherche d’une extase furtive. Comme le quartier était en permanence victime des embouteillages, tu avais intérêt à venir en métro ou éventuellement en autobus. Mais le mieux restait d’y circuler à pied et de s’imbiber du cri des différentes corporation. Puis un jour de Mars 1960 la longue et douloureuse mutation fut décidée par d'anonymes édiles et Victor Baltard se retourna dans sa tombe quand il sut que ses halles allaient être tout simplement détruits et les marchés qu’ils avaient abrités seraient transféré dans une vague banlieue ou des jeunes faisaient la course en mobylette.

(Les forts des halles transportaient sur leurs épaules, des demis-bœufs, des sangliers. Après, ils allaient s’accouder au zinc d’un bistrot pour « reprendre des forces »)

Personne n’y put rien faire. Les belles de jour qui officiaient dans le quartier allaient perdre une bonne partie de leur clientèle. Seuls les clochards n’étaient pas trop affectés. Les très anciens du quartier te disent que ce fut le déménagement du siècle qui fit bouger 20.000 personnes, 1000 entreprise de gros, 10.000M3 de matériel. Moi, je sais qu’une fois les Halles de Paris réduites à des tas de graviers, des piles de fer et de fonte, et à des photos dans les archives de la ville de Paris, la soupe à l’oignon du « Pied de Cochon » changeât de goût, les cris des forts des Halles s’envolèrent pour toujours du centre de Paris, les employés du nettoyage urbain se réjouirent en un grand soupir, et le trou des Halles se mis bientôt à faire parler la France entière. Plus de têtes de veau exposées impudiquement au regard des riverains, mais plus grave encore, les marchandes de fleurs ne seraient plus jamais là pour offrir les bouquets de couleurs dont la présence donnait aux Halles l’aspect d’un coin de campagne en plein centre de la ville. Personne n'avait encore réalisé mais en fait, le cœur de Paris venait de se briser.

 

MORVANDIAU LE CŒUR-LEGER


J’ai quitté mon patelin d’Arnay-le-Duc, dans le Morvan avec mon baluchon, une paire de soulier neufs et, inscrite à la plume sur un morceau de papier, l’adresse de la « cayenne » où devait avoir lieu mon premier rendez-vous chez les Compagnons du Devoir.

Mon père François Laboureau, qui était lui-même compagnon mais avait atteint l’âge de revenir au pays, m’a donné quelques noms « au cas où » mais m’a bien précisé que je devrais me débrouiller tout seul. J’ai l’âge requis pour prendre ma vie en charge. Ma mère, Marie Delestraint aide mon père à la ferme où trente-sept « charolaises » et quelques animaux de basse-cour suffisaient jusqu’à présent à nous faire vivre. Dans ma "cayenne" (1) situé près du Boulevard Saint Germain à Paris, il y a plus de confort que chez nous.

Je partage une chambre avec un compagnon plus âgé, François Perrineau, de 7 ans mon ainé et qui a été reçu sous le nom de « Savoyard la Fidélité ». C’est le « premier en ville » (2) et c’est grâce à lui que j’ai trouvé du travail comme apprenti et finalement compagnon sous le nom de Morvandiau le Cœur-Léger. Chaque matin, je vais rejoindre l’énorme chantier où se construit un bâtiment qui doit se nommer Palais de Chaillot. Je n’ai jamais vu un chantier comme celui-là. Savoyard la Fidélité est un fonceur qui croit en l’avenir. « Que du vieux tout ça » dit-il en regardant avec moi les décombres de l’ancien bâtiment.


(Les travaux du Trocadéro dans l’intervalle entre la déconstruction de l’ancien palais et la construction des nouveaux bâtiments. Années 1935/1937)

C’est vrai que j’ai un peu de vague à l’âme en voyant ce qu’il reste de l’ancien Palais du Trocadéro un une partie de l'ossature qui a survécu à la démolition sera partiellement utilisée comme squelette du nouveau bâtiment de style « néo-romain ».

J’avais vu des photos sur carte postale de l’ancien Palais dans une librairie à Avallon et cela m’avait bien plu. Je m’imagine souvent vivant en 1900, lors de l’exposition universelle, traversant la Seine depuis la Tour Eiffel, marchant vers l’immense Trocadéro. Depuis sa construction en 1878, jusqu’à sa destruction, le bâtiment aura vécu cinquante-six ans, ce n’est pas mal pour un palais qui n’avait pas vocation à survivre à l’exposition universelle de 1878 mais a finalement vu passer celles de 1889 et de 1900, et servi également de repère aux parisiens à travers le conflit de 1914 à 1918.

Mais cette époque est terminée, une autre doit commencer, et le règne du béton prends le pas sur les anciennes méthodes. C’est un de mes regrets ! c’est vrai que j’ai du mal à vivre ce changement d’époque, car en fait c’est bien de cela qu’il s’agit : effacer un passé pour construire un avenir, et tout cela me fait peur et quelque part m’affecte plus que je ne veuille l’admettre.

Les autobus remplacent les tramways, les voitures sont de plus en plus puissantes, les techniques nouvelles se développent tandis que chez les compagnons, on est plutôt dans la tradition, l’ordre, le calme, le geste précis, le beau, le noble. On fait des rampes d’escalier en bois, des charpentes, des clochers d'église, certains restaurent même des châteaux et des bâtiments historiques. Dans les parcs de la capitale, les « autres » ont même fait des arbres en béton car depuis Napoléon III qui a encouragé cette nouvelle technique, l’homme imite la nature dans les grands parcs de la capitale en fabriquant des rampes d’escalier et autres garde-fous censées représenter de vrais troncs d’arbres.

Savoyard-La-Fidélité, qui a été à l’école bien plus longtemps que moi, n’aime pas le style architectural utilisé par les architectes du projet « Ça fait massif, ça fait martial, ça fait Mussolinien » me dit-il. Même si la disparition de l’ancien palais m’attriste, j’aime finalement bien ce bâtiment équilibré qui sort de terre, comme je me suis également mis à aimer ce chantier depuis lequel, en se tournant vers le sud on a une belle vue sur la Tour Eiffel. Entre les deux ailes du projet, il y a un grand espace qui me rappelle que, compagnon du tour de France, je suis voué au voyage et à la liberté. Hier j’ai aperçu Léon AZEMA (3) qui venait inspecter le chantier avec Jacques CARLU et Louis-Hyppolyte BOILEAU, des messieurs à chapeau dont le projet gigantesque a été retenu par le ville de Paris. Pour aller de la cayenne jusqu’au chantier, je prends le métro sur la ligne 4 et la ligne 6. J’aime bien la ligne 6, c’est un peu plus long depuis Saint-Germain des Prés, mais quel bonheur de voir Paris défiler sous mes yeux depuis mon siège en bois dans mon wagon de deuxième classe.

Le métro sort de terre à la station Pasteur et rentre dans son tunnel à Passy. Quand le métro traverse la Seine sur le pont qui relie Passy au quartier de la Tour Eiffel, je peux voir l’énorme chantier et tous les travaux de l’exposition en préparation, celle qui doit ouvrir au public ce 1er mai, une date symbolique pour ce gouvernement qu’on appelle « front populaire ». Chez les compagnons, on suit avec intérêt ce qui est en train de se passer. Il y a un an, Léon Blum était nommé président du conseil. La politique, on en fait pas, chacun a ses propres opinions, ses propres idées, et ce qui compte chez nous c’est avant tout l’amour du travail. Pour moi, c’est le travail du cuivre, des mètres et des mètres de tuyau de cuivre pour les installations sanitaires du Palais de Chaillot, des collets à battre, du cuivre à travailler, mes journées sont pleines. Savoyard-la-Fidélité a une voiture, une Simca 5, et de temps en temps, il m’invite pour une promenade du côté de Nogent ou nous mangeons de la friture. Il me parle de sa Savoie, je lui raconte la Nièvre. L’an dernier, il y a eu une grève sur le chantier, nous, les compagnons, nous sommes faits discrets, se faire remarquer n’est pas dans notre culture, mais c’est vrai, les mille ouvriers du chantier de l’exposition ont arrêté le travail et fait circuler des troncs en fer blanc pour recueillir les dons du public qui visitait les travaux.

(Compagnons charpentiers et leurs chefs-d’œuvre, escaliers tournants, charpentes de toits…)

Chaillot est à un jet de pierre de Passy…J’aime bien ce quartier bourgeois dans lequel habitent des grands noms de la finance, du spectacle, du cinéma, des arts et des lettres. Le Palais de Chaillot est situé sur la colline du même nom. Au-delà, il y a de grandes avenues bien dégagées, l’arc de Triomphe, et les allées qui mènent vers le bois de Boulogne. Dans ma cayenne de Saint-Germain des Prés, Eulalie Grangier, la « mère », s’occupe avec amour des neuf compagnons qui travaillent avec moi sur le chantier du Palais de Chaillot. Nous l’appelons avec affection « Maman-Lili ». Baptiste Cornavin, le père veille avec « Maman-Lili » au bon moral et à la cohésion du groupe de compagnons. Pas de beuverie, des sorties raisonnables, les tâches ménagères auxquelles nous participons volontiers, tout est organisé pour vivre dans l’harmonie et le respect du travail à accomplir. Dans la cayenne, aucun journal ne circule. C’est pour ne pas froisser les sentiments des uns ou des autres. Il y a quelques jours, alors que j’étais dans le métro, un ouvrier assis en face de moi lisait l’Humanité. A la une, le bombardement d’une petite ville Espagnole du nom de Guernica a retenu mon attention. Il y a quelques jours, un dirigeable qui assurait la ligne atlantique entre l’Allemagne et les Etats-Unis s’est écrasé à Lake Hurst et a complètement été détruit par les flammes.

Aux actualités cinématographiques du cinéma boulevard des Italiens, juste avant le film « « Pépé le Moko » on pouvait voir des gens qui s’enfuyaient du dirigeable en flammes. Cet accident fera trente-cinq morts. En dehors de la cayenne, quand le temps nous le permet, nous discutons souvent de cette guerre en Espagne, dans laquelle sont impliqués, en plus des combattants espagnols, des volontaires qui viennent d’un peu partout. Un des compagnons de « chez nous » a même décidé de mettre entre-parenthèses son engagement compagnonnique pour aller rejoindre les brigades internationales. Recherche de la perfection, amour de l’équilibre, passion du beau, la liturgie des compagnons s’accorde mal avec le rythme du chantier et la pression qui nous pousse à devoir travailler toujours plus vite. C’est vrai que la vie des compagnons a changé depuis l’époque d’Agricol Perdiguier, mon héros, qui a porté notre mouvement ouvrier sous le nom d’Avignonnais La Vertu.


Pas très loin de l’entrée du bâtiment dans lequel je travaille, un sculpteur qui se nomme Henri Bouchard a prévu d’installer une statue qu’il a appelé « Apollon musagète » ou Apollon conduisant les muses…Il parait que la statue lui a été inspirée par le ballet d’un certain Stravinsky, datant d’il y a dix ans. Hier soir, alors que je terminai ma journée de travail, j’ai remarqué en sortant de l’aile du côté de Passy, une inscription sur le fronton du bâtiment :

« Choses rares ou choses belles Ici savamment assemblées Instruisent l'œil à regarder Comme jamais encore vues Toutes choses qui sont au monde »


Voilà de quoi faire réfléchir les représentants des cinquante-quatre pays qui vont participer à l’exposition dans quelques jours. Demain, je « battrai aux champs » (4) pour aller rejoindre d’autres compagnons au chantier de la Ciotat ou un bateau ravitailleur de la Marine Nationale, l’ « Adour », est en construction. De nombreux compagnons qui savent travailler le cuivre sont déjà sur place. Avant de quitter Paris, je suis allé faire quelques pas sur l’île aux Cygnes, pas très loin du pont sur lequel passe le métro. J’avais besoin de retrouver un peu de calme avant mon départ pour le sud.

En retournant à pied vers ma cayenne de Saint-Germain-des-Prés je suis passé une dernière fois devant le Palais de Chaillot : les premiers drapeaux des nations participant à l’exposition universelle, étaient déjà montés en haut des mâts, Sur l'un d'eux, il y avait un marteau et une faucille.

Je ne sais pas à quel pays il appartenait...


[if !supportLists](1) [endif]Lieu de vie et de réunion des compagnons

[if !supportLists](2) [endif]Il s’agit d’un titre utilisé par le compagnonnage désignant un compagnon chargé de familiariser les nouveaux arrivants dans une « cayenne »

[if !supportLists](3) [endif]Un des architectes de la ville de Paris. Il a réalisé à Paris et en province, de nombreux bâtiments qui ont marqué leur temps. Il était prix de Rome d’architecture.

[if !supportLists](4) [endif]Partir d’une Cayenne pour aller dans une autre Cayenne sur le Tour De France, après qu’on lui ait fait "sa Conduite".


(Une canne de compagnon)


 


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