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ECRITURES (2)

-TRAIN DE NUIT

-BOULMICH'

-SIXIEME BON TEINT

-CHEZ ANDRE

-AU FOND DE LA COUR

-AU DESSOUS DE TOUT

-LA CEINTURE

-SCEAUX

-DOUCEMENT VERS L'EST

-HÔTEL DU NORD


TRAIN DE NUIT


J’ai toujours aimé une petite bouffe avant un départ en train ! Un réflexe ? Une mentalité de ghetto héritée des grands parents prisonniers à Podgorze avant leur grand voyage définitif ? Mangeons maintenant au cas où nous ne mangerions pas après ? C’est dans l’ADN ? Ça se soigne ?

Curieuse journée ! Flotte légère pour arriver sur « Auster », le sol est luisant de pluie en cette fin de jour. Reflets pisseux des néons sur l’asphalte. Ça fait longtemps que j’ai envie d’une saucisse frite ! Une vraie avec de la moutarde et des frites comme s’il en pleuvait. Les troquets du boulevard de l’Hôpital inondent le trottoir de leurs lumières blanche. Lui, il sert des plats auvergnats, l’autre de la bouffe de tous les jours probablement issue d’un cash and carry prétendant vendre des vrais plats cuisinés bien de chez nous. Quelle infamie…Mais j’ai faim. Troquet bizarrement vide, lumières blafardes des quelques ampoules électriques qui ont survécu au temps. Les chiottes sont propres, un bon signe ? Hareng pomme à l’huile qui a vu de meilleurs jours, vague saucisse de poulet avec des frites trop larges cuites par un cuisinier probablement mal salarié, j’abandonne ma bière sur ma table. Sept enjambées pour me retrouver dans la cour « d’Auster ». Pas très loin, les toits de la Salpêtrière veillent sur la nuit qui tombe vraiment sur le 13ème.


21H20…panneau d’affichage, contrôleurs en queue de quai qui filtrent les voyageurs…Voiture 21 Couchette 11 (1) Le bas, c’est quand même mieux si tu as envie d’aller pisser la nuit ! Déjà que tu es complètement endormi, alors si tu avais une couchette supérieure, je ne te raconte pas. Cachés sous la couchette, mes mocassins de bateau attendront bien demain matin l’arrivée à Toulon ! Trois femmes et un homme, moi. Microcosme pour une durée de 9 heures, destins ou aventures qui se croisent sans nécessairement se mélanger, silence des uns et des autres après les bribes de phrases obligatoires quand on est un bon voyageur, bien poli par les années de déplacement. Elle, c’est une Canadienne. Elle a loupé son TGV à cause du trafic imbécile dans Paris. Son chauffeur lui avait dit : « pas de souci ma petite dame » mais la circulation sur le pavé humide en a décidé autrement, alors adieu confort d’un TGV avec Antibes à 5 heures de roues, la voilà qui se retrouve avec une valise grande comme elle dans un espace ou la contrainte corporelle est omniprésente. Tu bouges, tu butes dans quelque chose ! Couchette 12, une minette entre 17 et 19 ans, agrippée à son portable. Ah ! Sacré « Facebook ». Untel a pété à 15H46, une telle s’est fait larguée par son crétin de mec à 18H17 et aussitôt le réseau social est au courant, de Dunkerque à Tamanrasset, pour peu que l’on ait des amis dans ces coins du monde.

Au-dessus de la minette, une autre qui bouquine. Une intello ? Elle ne lit pas une BD mais un vrai livre avec des mots, pleins de lignes, une couverture austère.


21H23 précises. Les roues commencent à chuinter sur l’acier. Passer sous le périf, s’engager dans des banlieues misérables qui n’ont pour horizon que le match de foot du week-end dans un stade sans confort. Puis les immeubles se font plus rares et sont remplacés par des petites maisons avec des jardinets pour retraités, des poireaux pour soupe d’automne, des chiens mangeurs de facteur, des auvents en verre épais qui sont censé protéger de la pluie d’Ile de France.

Les liseuses sont allumées, le plafonnier est éteint. Tu fermes les yeux en essayant de t’endormir et puis tu te demandes ce qui a fait que quatre voyageurs qui ne se connaissent pas se retrouvent dans deux mètres cubes d’air vicié à partager pendant un éclair de vie.

Tu ne sais pas par où tu passes et tu t'en fous puisqu'il fait nuit... L’ancienne ligne a oublié depuis longtemps le souvenir des trains de luxe. Ne foulent les rails que les convois en fin de vie, les voitures promises à la ferraille, les voyageurs qui ont choisi de s’allonger quelque temps sur des couchettes superposées, tentant de protéger leur intimité en se glissant dans un sac à viande, espérant dormir la tête posée sur un oreiller exigu qui a vu de meilleurs jours, peut être à l’époque où le train de nuit pour Nice faisait partie des trains de rêve. Il est quatre heures du matin. Tu veux pisser. Les questions importantes se fraient un passage dans ton cerveau en demie-léthargie : mettre les godasses ? Marcher nu pied jusqu’aux toilettes ? Tu ne sais pas, tu hésites. Si tu mets les pompes, ça achèvera de te réveiller pour de bon avec trois heures de plus à vivre couché les yeux fixés sur la couchette du dessus. Si tu ne les mets pas, rien ne te garantit contre les mauvaises surprises d’un chiotard ferroviaire utilisé avant toi par une population en migration le temps d’une nuit. Va pour les mocassins. Couloir vide, porte qui bat quelque part…cuvette blanche suspecte, se tenir d’une main tandis que de l’autre tu procèdes aux opérations de vidange, retour à la couchette, tu retrouves ton microcosme avec un certain plaisir, tu te replonges dans le vague, les yeux mi-clos, tu essaies de rattraper le sommeil qui a déjà fait un bout de chemin de son côté.

Le train ralentit. « Marseille Blancarde » annonce le bas-parleur pour ne pas trop réveiller ceux qui dorment. Et on repart vers les pins maritimes, sous un ciel qui commence à déchirer la nuit avec des couleurs mauves et violettes. Et toujours de chaque côté, en bout de voiture, cette information imbécile et totalement inutile, sablée dans le verre des portières : « PORTE DONNANT SUR LA VOIE » …. Comme si les portes d’une voiture de chemin de fer ne pouvaient s’ouvrir sur du rêve ….


[if !supportLists](1) [endif]Ce train de nuit, dernier vestige de la longue lignée des trains partant pour la « Côte d’Azur » a été supprimé en 2018.

 

BOUL’MICH


C’était sûr, nous étions tous promis à un avenir radieux…Du haut de nos vingt ans, presque encore dix-huit, rien ne pouvait échapper à notre fringale de vie. Sortis de l’enfance, enfin nous le pensions, tout nous était permis. Rêve de richesse, de célébrité, de bonheur, des trois à la fois, tu n’avais qu’à piocher dans les vitrines du Boul’Mich pour trouver ce qui te convenait. Le Boul’Mich, et pourquoi donc ? Simplement parce que, dans un passé ancien, des étudiants anticléricaux avaient tout simplement éludé l’existence du fameux destructeur de dragon... Pas de Saint qui tienne, Michel suffira donc…un raccourci qui est resté...On traversait le Luxembourg, poussière sur les chaussures, petits bateaux en bois qui flottaient sur le bassin, quelques gueules cassées de Verdun perdus dans leurs pensées assis sur les fauteuils verts qu’une chaisière revêche te faisait payer quelques centimes, mais à l’époque les centimes c’était cher ! Sortir du « Luco» en face de la gare du « train de Sceaux », tourner à gauche sur le Boulevard Saint-Michel, rester sur le trottoir de gauche et se laisser descendre lentement, dans la longue descente vers la Seine.

Les pieds te portaient naturellement. Les jambes tricotaient toutes seules la dentelle de ton parcours. On allait où ? Rue de la Huchette ? Rue Saint Séverin ? Rue Xavier-Privas, Rue de la Harpe ? Non…On allait partout, partout ou des petits troquets accueillaient des étudiants désargentés autour d’un flipper avec au comptoir un café, un Orangina, ou, pour les plus aventuriers, un « baby », dose de whisky des apprentis adultes jouant aux grands blasés. Devant le lycée Saint-Louis où se fabriquaient les élites des mathématiques, le respect se lisait souvent sur nos visages. Nous étions des branleurs, « eux » étaient des cracks…mais on continuait notre descente vers le bas du Boul’Mich.

(Le cinéma Champollion, rue des écoles, un haut-lieu de la culture du Quartier-Latin en général et du Boulevard Saint-Michel, le Boul-Mich en particulier, mais on y allait autant pour le film que pour l’obscurité de la salle et la proximité avec les facs)


Immeubles bourgeois, propriétaires riches, tapis dans les escaliers, barres de cuivre frottées et polies par de moustachues concierges Ibériques fières de leur intégration à la France des années 60. A gauche toute ! Je connais une petite boutique qui vends des viennoiseries rue de l’Ecole de Médecine. Peut-être le père y passait-il de temps à autres pour manger du gâteau au pavot ? Le magasin sent la cannelle. Une odeur de pâte chaude se faufile au milieu du souvenir des milliers de carabins qui ont dû passer par là en sortant des amphis de l’ancienne fac de médecine…. Puisqu’on était là, autant continuer jusqu’au Boulevard Saint Germain qu’on reprenait à droite. Attirés comme des aimants par le carrefour Saint-Michel Saint Germain, nous reprenions notre parcours pour aller trainer devant les bacs à livre d’occasion de Gibert. Pour quelques francs, tu avais droit à la connaissance et aux livres qui avaient vécu mais pouvaient encore servir. Tintin au Congo, Ric Hochet, Michel Vaillant, des bandes dessinées pour quelques centimes et on repartait content. De l’autre côté du Boul’Mich, le musée de Cluny continuait à dormir dans le souvenir des abbés de cet ordre Bourguignon. Nous n’y jetions qu’un vague coup d’œil, les antiquités c’était un truc de vieux.

On arrivait bientôt devant l’archange et sa fontaine, rendez-vous incontournable des étudiants. Le bruit de l’eau qui coulait couvrait celui des baisers volés. De temps à autre, en période de résultats d’examens, des potaches farceurs déversaient dans la fontaine des kilos de lessive ou de produit à vaisselle, et la place Saint-Michel se transformait en nuage de fine mousse blanche. Alors nous plongions vers les petits restaus du côté de Saint-Séverin.

Comment te décrire cette intimité qui me liait à ces petites rues ? L’imagination du « comment c’était avant, au moyen-âge », ce besoin de te plonger entre les murs rassurants qui font une protection contre les ravages du temps ? Tu vois, un truc qui me touchait beaucoup, était de voir au fil des mois tel ou tel immeuble ancien de Paris disparaitre pour faire place à du neuf, à du moderne, mais dans ce quadrilatère magique, pas de risque : tu touchais pas à ce pâté de maison…c’était protégé, rien ne pouvait l’atteindre, ni l’avidité de promoteurs immobiliers véreux, ni le temps qui passait. L’église grecque melkite se cachait tout près, église ancienne pour dieu ancien, tradition et orthodoxie de rigueur, un jubé partageait le monde profane du monde sacré dans lequel, dos aux fidèles, un prêtre tout de noir vêtu psalmodiait dans la langue de Zeus et d’Alectrona. En bas du Boul’Mich, c’était Babel…du Hongrois, de l’Allemand, de l’Anglais, du Turc, de l’Américain, de l’Espagnol, un concert de langues, d’interjections, de mots d’extase. Pas loin, il y avait le Champollion, Rue des Ecoles, ou depuis 1938, des générations de carabins ou de futurs avocats parisiens ont pu voir des films qui font pleurer, ou rire, ou même profiter de l’obscurité pour pratiquer des travaux manuels après les travaux dirigés de la fac. Entre le Boul-Mich et la rue Saint-Jacques, la pâtisserie du Sud Tunisien située au cœur du quartier était le lieu de passage obligé de ceux à qui il restait quelques francs au fond d’une poche. Au milieu de la boutique bleue au sol carrelé, un ou deux Tunisiens d’un autre âge t’emballait dans un papier gras des beignets tout chauds saupoudrés de sucre en poudre et là, tu fondais de plaisir… C’était l’époque où le Boul’Mich avait encore une âme, avant le tourbillon de la mondialisation, le tourbillon du fric pour le fric, avant les vigiles qui empêchent de piquer des livres chez Gibert, avant les aboyeurs qui trainent devant les vrais-faux restaurants grecques tenus par des non grecs, avant, quoi ! Pour les plus éclairés, le long de la Seine, sur le quai Saint Michel ou en remontant la rue Saint Jacques, il y avait des librairies ésotériques ou l’on pouvait rencontrer des radiesthésistes en mal de pendule, des mages en quête de Padre Pio, ou des adeptes du tremblement de mobilier lors de séance de spiritisme.

L’égrégore de la connaissance pouvait se ressentir en fouinant dans les étagères poussiéreuses. Gibert Jeune, pressentant le filon, avait racheté l’une d’elle.

Tu avais fait le tour du quartier, tu étais content, tu avais en toi cette satisfaction inexplicable, cette curieuse impression de t’être ressourcé à peu de frais, alors par tradition, on remontait le côté gauche du Boul’Mich en trainant un peu la patte, on retraversait le Luco, et on profitait de l’inter-classe pour rejoindre l’intérieur du Lycée Montaigne en essayant d’échapper à la vigilance du «surgé », un Corse intraitable répondant au nom de Costa-Maroni qui s'était donné pour mission terrestre de faire la chasse à ceux qui séchaient les cours...

(La fontaine Saint-Michel, en bas du Boulmich'. Parfois, un farceur vidait dans le bassin plusieurs flacons de liquide vaisselle ou de poudre à laver, et une fine mousse se retrouvait sur le trottoir)

 

SIXIEME, BON-TEINT


(Jusqu'à la déconstruction de l'ancienne Gare Montparnasse

il fallait passer sous les voies de chemin de fer qui passaient

par dessus l'avenue du Maine. Pendant quelques délicieuses

secondes, la lumière s'obscurcissait le temps que l'autobus

franchisse le pont au dessus de lui)

Alors, d’un coup d’autobus 28 qui descendait l’avenue du Maine sur les pavés d’avant 68…on s’en allait à l’aventure…Un moment d’obscurité en passant sous les voies de la gare Montparnasse, un virage à gauche sur le boulevard en bas de l’avenue avec un bout de Tour Eiffel qui dépassait de je ne savais ou, et on descendait de l’autobus, en suivant les jambes gainées de soie d’une mère, d’une tante. Le tabac du Chien qui Fume faisait le coin avec la rue du Cherche-Midi. Tandis que l’autobus 28 repartait vers une lointaine Gare Saint-Lazare, terminus de la ligne, tu t’engageais dans cette rue à la recherche du mystérieux cadran solaire et tu passais la frontière sans le savoir entre « leur » monde et « notre » monde. Eux, c’étaient les grands bourgeois du sixième arrondissement, juste à quelques tours de roues du Petit-Montrouge pourtant. Eux c’étaient les vrais riches des hôtels particuliers avec des jardins en plein Paris, eux c’étaient les bondieusards qui se cachaient de la vie dans les bâtiments des Missions, les chapelles de la rue du Bac, les oratoires de la rue de Sèvres, partout où se planquait le Bon Dieu, eux c’étaient les clients exigeants du plus incroyable des grands magasins qu’il me fut donné de connaitre : le Bon Marché. Le père, toujours critique disait souvent qu’au Bon Marché, les Bonnes Sœurs qui faisaient leurs courses vestimentaires dans les rayons spécialisés « religieux » avaient l’air de se déplacer sur des roulettes tellement on ne voyait ni les chevilles ni les chaussures. Ça me faisait marrer, mais c’était vrai ! Le père préférait les rabbins plutôt que les curés mais reconnaissait que de temps en temps il y avait des bonnes sœurs « pas mal pour une bonne sœur" Dans le Sixième arrondissement, tu sentais le pouvoir de l’argent quand tu passais du côté de Saint Sulpice. « Des gens bien » disait ma mère qui avait passé une partie de sa jeunesse entre la Rue Saint Romain et le Lycée Victor Duruy. Alors pour nous, pour moi, ce quartier de Paris était devenu l’Eldorado. Tu avais une impression de sécurité une fois que tu étais engagé dans les petites rues sages qui dormaient dans le sillage de la Rue de Sèvres, sous les frondaisons voisines du Luxembourg.

(La station de métro Sèvres-Babylone au cœur du sixième arrondissement, près de la rue de Sèvres et de la rue de Babylone)

Les ecclésiastiques en noir portaient lunettes de vue et missel Romain, en route pour un prêche, une visite à un mourant, une promenade de réflexion au square Boucicaut. Les commerçants chics de la Rue Saint-Placide ou de la rue de Sèvres ronronnaient sans se douter que les trente glorieuses ne seraient pas trente-et-un et que les boutiques de quartier disparaitraient dans le futur pour faire place à de mornes enseignes qui opèrent à « marge-forcenée ».En face du Bon Marché, ce magasin icône déjà dans les années cinquante, la station de métro Sèvres-Babylone, rencontre surréaliste entre une banlieue à céramique et les barbus frisottés de l’antique Babel. Deux époques qui se croisaient sous terre, sur la ligne « Nord-Sud ». T’avais quitté Le Petit-Montrouge avec ses métro rouge et vert, tu arrivais à Sèvres-Babylone dans un métro jaune et rouge ou gris et bleu…Un escalier mécanique en bois te portait du tunnel jusqu’à l’air libre, en face du Bon Marché…Entrée dans la taule, parfums de femmes, poudres et maquillage, rouge à lèvres, et des jambes , des jambes des jambes dans du nylon qui était arrivé quelques années plus tôt avec les G.I de l’oncle Sam. Douce chaleur du magasin, ascenseurs avec liftier qui énumérait la spécialité de chaque étage avant d’ouvrir une grille cuivrée que se repliait latéralement pour laisser passer le bourgeois. Premier étage, parapluies, lingerie fine, vêtements d’hiver, deuxième étage jouets, ceintures, bagages, vêtements d’été…Le plus incroyable restait le passage souterrain qui reliait « l’ancien » et le « nouveau » magasin, une vaste bâtisse de 1924. Dans le court passage au niveau du sous-sol, les murs abritaient des aquariums avec bruits d’eau, ambiance humide, et vision des petites étincelles de vie à fines nageoires qui regardaient, derrière leurs petits murs de verre, passer les belles femmes du sixième allant à leurs affaires.

(La fontaine du Fellah, rue de Sèvres : un souvenir des campagnes Napoléoniennes en Egypte)

Si tu voulais voir du haut de gamme hôtelière, tu devais traverser le boulevard Raspail et te frotter au Lutétia, un hôtel de luxe qui avait vu passer les voyageurs de l’exposition universelle, les boches ensuite, puis en 1945, les déportés de retour de l’enfer nazi. Moi, ce qui me plaisait, c’était la belle porte à barres de cuivre, les trois marches qui te faisaient pénétrer dans un monde incroyable et l’odeur si particulière de propre qui régnait dans l’établissement. Les nappes de la brasserie étaient raidies par l’amidon, les serviettes en forme de cône, les chaises bien trop hautes pour moi. Pas très loin du Lutétia se trouvait un coiffeur Arménien à qui ma mère me confiait mais seulement pour les grandes occasions. En face de Saint-Sulpice qui se dressait pas très loin du «Lutétia » se trouvait le quartier du Vieux-Colombier, un petit coin de province avec son aimable théâtre, la charcuterie Doremus, les magasins d’instruments de musique de la Rue de Rennes, et pas loin le collège Stanislas, autre fabrique d’élite d’un niveau bien trop difficile pour que je prétende pouvoir un jour user mes fonds de culotte sur les augustes bancs de cet institution privée d’obédience catholique…A deux jeux de jambes du 17 Rue Saint Romain (1) se trouvait un mystère encore plus insondable pour moi : la fontaine toute proche de la rue Vaneau, souvenir en pierre de l’époque Napoléonienne et de la campagne d’Egypte. Par un curieux hasard, la statue du Fellah se trouvait à quelques dizaines de mètre à peine de l’appartement de mes grand -parents, nés à Ismaïlia, élevés entre deux cultures, et restés amoureux de l’Egypte et de sa Compagnie Internationale du Canal de Suez. Mais que faisait donc cet émissaire de Pharaon en plein cœur du sixième arrondissement ? En sortant du Bon Marché, les yeux encore pleins d’images, nous passions parfois prendre le pain dans une petite boutique au tout début de la rue du Cherche Midi. Ce n’était pas le gros pain de quatre livres mais un pain en forme de boule. J’ignorais qu’un tel pain puisse exister. Le boulanger, un certain Pierre Poilâne livrait dans les troquets du quartier le bon pain cuit dans un four à bois.

Pour rentrer, il fallait passer devant un bâtiment sombre, triste, d’un autre siècle qui se dressait au coin de la rue du Cherche-Midi et du Boulevard Raspail. Le visage des parents s’assombrissait un peu en passant devant la sinistre bâtisse : l’ancienne prison militaire du Cherche-Midi avait vu défiler tant de résistants… Pourquoi je te raconte tout-ça ? Simplement parce que le sixième arrondissement de Paris ne m’est jamais sorti complètement de la tête. Il a laissé des cicatrices visuelles, des souvenirs auditifs, des senteurs de feuilles mortes humides, des odeurs de marrons-chauds devant le métro, et surtout le souvenir des premiers parfums de femme respirés en entrant au "Bon Marché"…

[if !supportLists](1) [endif]Là où se trouvait l’appartement de mes grands-parents maternels. Mon père y avait aussi trouvé refuge pendant la guerre.


 

CHEZ ANDRE


Je n’ai jamais eu l’impression d’être à ma place, un problème d’éducation peut être ? Comme un gaucher contrarié peut porter des séquelles de sa contrariété, ai-je moi-même porté ce sentiment de ne pas appartenir à l’aimable famille dans laquelle on essaya de m’éduquer à coups de bonnes manières, de mains sur la table pendant le repas, de vacances à la neige ou à l’eau suivant les saisons ?

Le joli mois de Mai 1968 était passé par là il y avait peu, nous faisant découvrir des sujets de réflexion sur lesquels nous, jeunes anarchistes, maoïstes, trotskistes, sociaux-démocrates, ou fils de bourgeois en quête d'identité, ne nous étions jamais penchés, et pour cause vu notre extrême jeunesse. Pour les plus téméraires, les plus courageux, ou les plus cons, les idéaux généreux que sont l’apanage de la jeunesse, nous avaient éloignés de nos pseudo-préoccupations universitaires. Quelques anars partis dans le Larzac, quelques « maos » en route vers Katmandou en suivant les fameux chemins qui passaient par Rome, et quelques idéalistes admirateurs de Hugo ou Zola, qui avaient temporairement fuit le confort du lit douillet chez papa-maman pour se frotter au prolétariat. Ce n’était pas le tout de bavasser sur la condition ouvrière quand on ne savait même pas de quoi on parlait ! Lutte de classe ? Quelle lutte ? quelle classe ? Maman, je rentrerai après la manif, tu me laisses de quoi manger ?

Il est 4H45, le réveil sonne. Café dans la cuisine, ne pas allumer pour ne réveiller personne… J’ai choisi la voie ouvrière, pour un temps du moins, voie incompatible avec une grasse matinée.

(ID 19, DS 19, on se serait cru dans « Charlot, les Temps Modernes »)

Sur le tapis persan devant la porte d’entrée, j’emboîte mes pieds dans les chaussures. Ils dorment encore ceux de la France qui ne se lève pas tôt. Sept minutes de marche et voici le vrai zinc du Zeyer ! « Léon, un p’tit blanc sec, sauf si t’as du rosé, mais j’hésite, allez mets moi donc les deux… ! » L’ouvrier bosse comme moi chez Citroën, à l’usine du quai de Javel. (1) On ne se connait pas mais on prend le même autobus, le 62, qui dégringole vers l’ouest en allant vers Auteuil et qui nous déposera à la station Javel. L’horloge grignote les minutes. Lui boit son pinard, moi mon café, on prend ensemble le premier bus de la journée qui descends vers la Seine en passant par la rue de la Convention. Le sommeil revient plus fort, les yeux sont à mi fermés à peine en croisant la Rue Vercingétorix, pas loin de là où les voies du chemin de fer passent par-dessus en direction de l’atlantique. L’autobus s’arrête pour prendre à chaque halte des boulots qui embauchent tôt. T’as intérêt à pas te tromper d’heure. L’embauche, c’est l’embauche et les agents de secteur ont des yeux qui traînent partout du côté de la grande porte d’entrée des ouvriers rue Balard. Un retard ? T’es noté, t’auras droit à un remontage de bretelles maison. Chaîne de montage des Citroën modèle ID 19. On dirait Charlot dans « Les Temps Modernes ». Les voitures avancent de quelques centimètres par seconde ? par minute ? quelle importance, elles avancent et sur chaque véhicule tu as un geste précis à faire, poser puis serrer un écrou, essayer une fermeture de porte, vérifier l’emplacement d’un joint. Pisser ? fumer une clope en loucedé ? t’as besoin de la complicité d’un infirmier de chaîne, un type qui a déjà fait tous les postes de ladite chaîne et que tu appelles à l’aide pour te donner un coup de main à reprendre le rythme quand t’as un coup de fatigue.

En fait tu vas serrer tes boulons pendant huit heures, pendant huit heures tu vas penser à l’heure de la sortie, tu vas penser à l’héliport de Paris qui n’est pas très loin, tu vas penser à la copine Eve-Marie qui a promis de faire le trajet de Meudon jusque à l’usine pour aller te chercher à 15H00 alors que l’usine recrachera sur le trottoir ceux qu’elle a avalés à 6H30.Tu voulais de l’ouvrier, fils de bourgeois ? Tiens, en v’là à la pelle. Turcs, Maghrébins, Africains, tu ne fais jamais la différence. Le mec du poste avant le tien est noir ? le mec du poste derrière le tien est Tunisien ? Tu t’en fous. Tu vas manger avec eux à la cantine, ta sueur est leur sueur, ta puanteur en fin de journée est leur puanteur, alors que dans l’air surchauffé par les verrières des toits, mille bras font mille gestes pour transformer en voiture qui roule les différents matériaux utilisés. Il est bien loin le Lénine de la lutte des classes, même pas en photo ! Pourtant on m’avait dit qu’il était proche des ouvriers …Ah ! merde ! j’oubliais…ici c’est plutôt l’avantage aux patrons par l’intermédiaire du syndicat maison, la CFT (2) , « partie émergée du système de flicage de la boite », comme dit le sociologue Robert LINHART. Fais gaffe avec qui tu parles mon gars. Tu verras qu’il y a ici des mouchards de toutes nationalités, un ramassis de briseurs de grèves et de truqueurs d'élections. Le syndicat « jaune » est l'enfant chéri de la direction : y adhérer facilite la promotion des cadres et, souvent, l'agent de secteur contraint des immigrés à prendre leur carte, en les menaçant de licenciement, ou d'être expulsés des foyers Citroën.

Belle mentalité !

Dans le bruit des machines, le ronronnement des moteurs qui font avancer la chaîne, celui des souffleries qui tentent vainement de brasser l’air, je pense aux guinguettes de Nogent, de Joinville, espace pour souffler, pour se reposer du rythme imbécile des trois/huit. Tu voulais de la classe ouvrière ? Ça-y-est, t’es en plein dedans. A la cantine, en échange d’un petit ticket, tu as droit à un repas avec ou sans bière ou pinard. Tu poses ton cul pendant une trentaine de minutes, tu fumes une clope, et te voilà reparti vers ta chaîne et le réglage de fermeture des coffres (vu la piètre qualité de mon travail, de nombreuses ID 19 passées entre mes mains ont probablement dû retourner chez le concessionnaire pour de nouveaux réglages).Les grosses pendules suspendues font renaître l’espoir d’une sortie proche, alors tu n’as qu’un seul souhait : celui de te barrer de cet enfer, de ce bruit, de cette promiscuité où tu n’as plus le temps de penser.

Vestiaire...

(Usines Citroën du Quai de Javel : 22 hectares de chaines de montage)

Course pour gratter une minute, tu te retrouves souvent devant la porte de l’atelier avant même que ne retentisse le signal sonore du changement d’équipe. Tu sors par la Rue Balard, les mecs des syndicats te file de la doc que tu ne regardes pas, tu fonces vers l’arrêt du 62 qui va te ramener dans un monde que tu connais mieux que celui-ci, un monde de plénitude, de sécurité, presque un monde douceur tant la brutale réalité de l’usine a du mal à se frayer un chemin jusque à ton cerveau. Même si mon cœur est prolétaire dans son essence, je n’ai jamais eu des mains d’ouvrier ! J’ai eu cette chance de n’être pas contraint à choisir entre la pauvreté et la misère. Pourtant à chaque sortie d’usine, devant cette assemblée qui s’échappe vers la liberté de la fin d’équipe, jusqu'au nouvel emprisonnement du lendemain, je ne peux m'empêcher de ressentir cette tendresse à l'eau de rose envers les "prolétaires de tous les pays". Ah ! faire défiler dans sa tête les images mille fois ingurgitées des rassemblements du 1er mai, du « front popu », de la révolution de 1917... une affaire de gourmet de l'histoire ? Une affaire de prolétariat ?

Le 62 s’approche d’Alésia….

Retraités, mères de familles avec marmaille, en ce milieu d’après-midi l’autobus est plein, alors que ce matin nous n’étions que trois. Du côté du quai de Javel, l’équipe suivante est au charbon, les agents de secteurs guettent le mauvais geste accompli qui légitimera une sanction. Je descends de l’autobus, le soleil réchauffe la mémoire d’Hélène et Victor Basch, assassiné par les Nazis, et dont l'esprit flotte toujours autour de cette " Place d'Alésia, devant Saint-Pierre de Montrouge. Rentrer rue Alphonse Daudet, grignoter une « ficelle » entre la boulangerie et le numéro « 2 » (3) anticiper sur la grasse mat’ de demain, quand le réveil ne sonnera pas...

Demain ? Pas de Zeyer, pas d'autobus 62. Demain, je dors...

Aujourd’hui, je me suis fait virer de chez Citroën !


[if !supportLists](1) En 1982, l’usine déménage, les bâtiments sont déconstruits et un jardin, le Parc André Citroën, a remplacé les bâtiments.

[if !supportLists](2) [endif]Confédération Française du Travail, devenu par la suite Confédération des Syndicats Libres.

[if !supportLists](3) [endif]J’habitais à l’époque chez mes parents dans l’immeuble du 2,rue Alphonse Daudet


 

AU FOND DE LA COUR


Le temps, ça fait chier, les contraintes aussi, les rues à angle droit, c’est encore pire. Imbécilité architecturale qui te découpe les villes au nom du simple, du géométrique, du pratique, du quatre-vingt-dix quarts de cercle, comme si toi, humain bipède qui te ballades dans la ville, pouvait te satisfaire d’une simple esquisse, d’un simple croquis, comme si tes yeux pouvaient véritablement apprécier les perspectives qui ne mènent nulle part…Du sinueux, de la courbe, de la découverte visuelle au détour d’une petite rue, d’un escalier, ça, c’est rien que du bon. Le temps s’arrête au fond des cours, ou plutôt il continue à vivre, à l’ancienne, avec ses bignoles, ses poubelles, ses chats faméliques vagabonds, ou ces félins domestiques nourris au pot-au-feu de concierge. Tu es à Paris, mais tu n’y es pas …tu es dans une ville mais tu n’y es pas. La porte cochère t’a fait passer, comme Alice, à travers le miroir, et ce que tu vois te plait finalement parce que justement tu viens de découvrir que tu veux échapper à ton présent. Alors tu ouvres les yeux bien grands, tu ralentis ton souffle, tu laisses ton cerveau partir en sucette et s’abreuver d’images qui sortent de partout. Sacré microcosme…Souhaite de toutes tes forces que d’autres ne viennent jamais voler ce que tu vois. Garde tout pour toi : la fontaine qui coule toujours ou s’est tu à jamais, victime d’une copropriété trop radine pour la remettre en état, les vieux pavés qui ont peut-être vu la commune ou trente-six, les odeurs de pot-au-feu de la veuve de guerre qui survit dans sa loge, concierge qui garde les secrets mais peut aussi répartir les médisances d’un locataire à un propriétaire. La porte s’est refermée sur toi, tu as laissé la ville derrière, silence, rayon de soleil pâle qui troue la fin d’automne, une herbe minuscule qui se hausse timidement sur ses racines : heureusement, les herbicides habitent loin d’ici.

La bignole a tout prévu : un petit disque en carton indique plus ou moins le programme de son temps, je veux dire, celui qu’elle ne passe pas à tricoter dans sa loge en pensant à sa vie qui s’écoule, tic-tac, au gré du carillon. Tu essaies de passer le plus discrètement possible devant la porte de la loge, mais la bignole est là, qui a déjà perçu dans sa chair l’arrivée d’un importun, et se trouve donc déjà embusquée derrière ses rideaux prête à te crier : C’EST POURQUOI ? VOUS ALLEZ CHEZ QUI ? Et moi, je t’en pose des questions ? Tu montes par l’escalier plutôt que l’ascenseur qui n’inspire pas confiance mais qui fait le beau dans sa cage, tu sens l’épaisseur du tapis, tu humes l’odeur de l’encaustique, tu passes devant les deux appartements du premier en continuant vers le ciel. Tu te fais tout petit, tu découvres ! Tu retournes dans la cour, tu sens que c’est là que toute vie peut encore exister, même si c’est de la vie d’il y a longtemps. Derrière cette baie vitrée, il y avait une imprimerie, un artisan avec sa machine linotype qui vivait ses jours dans les odeurs de plomb fondu, entre Eros éclairé, Bizerte, et Linéale Duncan, des polices qu’il connaissait sur le bout des yeux et faisait descendre du bout des phalanges pour composer son texte. Au-delà de cette autre verrière, tu peux entendre le coup de marteau du bouif qui tenait boutique dans les odeurs de colle.



(Une concierge avec tricot. Existait aussi en modèle « avec balai de paille », ou modèle « avec chat ». Souvent femmes seules, veuves de guerre. Avait la particularité d’être parfois « dans la cour » ou « dans l’escalier ». Si tu coulais savoir qui couchait avec qui dans l’immeuble, c’était la meilleure source d’information)

Tu regardes autour de toi et tu t’aperçois que dans cet espace consacré, les plantes poussent mieux, les arbustes sont vigoureux, protégés qu’ils sont de la méchanceté humaine et de l’agression perfide des gaz d’échappement qui dessoudent doucement hommes, bêtes, et végétaux. Là, à l’intérieur de cet espace protégé, tu es dans un conservatoire. Tu te sens protégé de tout. Alors pour te remercier de t’être ébahi devant ce temps en suspension, les notes d’un piano te parviennent par une fenêtre entrouverte : le fils de l’archéologue du quatrième étage bute et rebute sur « Je te veux », une valse d’Erik Satie, et toi tu es là, comme un con, mais rempli d’un bonheur inexprimable, car tout est comme tout doit être et le monde tourne rond. Tu découvres que tu peux arrêter le temps, tu réalises que tu as ce pouvoir magique de ressusciter ce qui n’est plus. Volets fermés au rez-de-chaussée, tu y pressens l’existence d’une sieste dans le silence, hortensias bleu pâle ou rose en cours de fanaison, et tu te demandes qui donc des habitants descends pour les arroser, et tu penses à la Bretagne. Il y a aussi les vélos qui sont endormis jusqu’à un futur trajet vers une fac, un patin à roulette oublié d’un retour de parc, une odeur de suranné indécise qui vient du soupirail.

Tu lèves les yeux : plusieurs immeubles se font face, se font la gueule, se créent de l’amitié, c’est selon le bon vouloir des sourires, ou des coups de jumelle des voyeurs impénitent à la recherche de proies dans la salle de bain d’en face. Tu t’imagines dans ce doux microcosme, ou la vie pourrait t'être douce, avec comme seule contrainte d’arroser les plantes en pots réparties sur les pavés de la cour, ne te souciant même pas de savoir qui est leur propriétaire ou même leur tuteur. Tu serais là les soir de fête des voisins, à picoler avec tes semblables sur une nappe blanche recouvrant une table ornée de chandeliers ; apporter une tarte aux pommes, monter une ou deux bouteilles de la cave, déraper du langage parce que c’est la fête et qu’en été tout est permis…Tu vois, tout est simple mon ami, tu passes une porte, tu changes de monde et tu retrouves tes yeux d’enfant…tu oublies que les concierges sont devenues gardiennes, que les éboueurs sont devenus des techniciens de surface, que le vulgaire goudron a remplacé les pavés qui faisaient cahoter les carrioles et riper le pas des chevaux.

Tu voies les mains noires de l’imprimeur, le cuir tanné du bouif, et pour un peu, tu pourrais même rapporter chez toi, bien cachée sous ton chandail, une bonne odeur de pot-au-feu !


(Parfois, au fond d’une cour, on pouvait trouver d’anciens ateliers….)

 

EN DESSOUS DE TOUT


Tout bon dictionnaire d’argot te parlera des morts en inscrivant au patrimoine de la langue le terme de macchabée. De la salle de garde des hôpitaux aux repas de carabins, la mort est présente, cette salope dont on essaie de rire pour ne pas en pleurer. Même pas peur disait l’un, même plus peur dira l’assagi, alors ont fait ami-ami sans trop savoir ce qu’il y a derrière, et on s’en fout un peu : la mort c’est pour les autres. Malgré toute ces certitudes, tu as envie de visiter, de voir un peu à quoi cela ressemble, vaincre la répulsion innée qui te voiles le cœur. Tu te projettes, tu t’imagines…alors quelle chance : tu ne crèches pas si loin, tu mets les pinces à vélo, tu sautes sur ta bécane et hop, te voilà à Montparnasse.35.000 macchabées habitent à demeure dans ce quartier chicos et sont en dessous de tout, et pour cause, mais que du beau linge en fait ! Tu me diras, devant la camarde, tous égaux ! Tous égaux ? On pourrait en faire des manifs pour démontrer que c’est une connerie de philosophe, une prétention de cureton, un mensonge d’humaniste : la preuve ? dans les années cinquante existait déjà des tarifs différents pour enterrer le paumé, le boulot un peu aisé, le bourgeois un peu ventru, le riche aux doigts magiques qui transforment ce qu’il touche en or. Enterrement de première classe ils appelaient ça, avec grande échelle sur le toit du fourgon des pompes funèbres municipales pour pouvoir aller accrocher devant l’entrée de l’immeuble, tout le tremblement funéraire, les larmes d’argent sur fond noir, et même les simagrées des héritiers dont se foutait l'ami Georges Brassens...(1)

(En dessous de tout, il y a les catacombes….et l’empire de la mort, qu’ils disent…)

Voilà ton terrain de ballade : des tombes, des chats, des arbres avec des oiseaux qui, eux, sont au-dessus de tout, planqués dans les branches avec leurs pattes bien agrippées aux brindilles de sophora, de thuya ou de frêne. Les copains reposent en paix, on espère. Bon, de leur vivant tu aurais peut-être eu un peu de mal à t’approcher d’eux : la célébrité isole parfois…je ne te raconte pas la liste des locataires : c’est le bottin mondain, avec de temps à autres un nom qui te parle en te faisant plaisir : Georges Auric, Baudelaire et ses fleurs du mal interdites aux enfants, Georges Bernier, le professeur Choron de tes années Hara-Kiri, des locataires sympas je te dis … ! Ton truc est bien ordonné, bien répertorié dans des registres. Les locataires ne risquent pas de se barrer, mais c’est plus pratique pour savoir un ils sont planqués : le registre te dit tout, tu vas savoir en quelques secondes où trouver celui que tu es venu voir, si c’est ta première visite. Tu pars au gré de tes pas, tu vas au bout de chaque division, tu regardes en te disant que, peut-être, et si, ah non, pas de place pour moi, ça doit être cher, alors j’irai où ? Cher ? Oui mon pote : pour une demeure éternelle, 7500 euros qui se réduiront aux alentours de 2700, si tu décides d’habiter là pour cinquante ans seulement…et ça, c’est le mètre carré, et comme tu es bien charpenté, allez, on va dire que tu as besoin de trois mètres carrés pour ta boutique, je ne te raconte pas la dépense…tu vois, le prix de l’immobilier dans la quatorzième ? Egaux devant la mort ? Tu rigoles… !

Tu ne sais plus finalement si c’est tellement important d’être bien logé, de mourir plus haut que son cul ! si le barbu existe, n’aime-t-il pas plutôt les humbles ? Et s’il n’existe pas, alors tu t’en fous : Montparnasse ou quelques cendres mêlées à un vent printanier qui te répartiras là où tu voudras le plus, que choisis tu ? Tu vois les anges qui gardent les tombes, tu vois les petites chapelles qui ressoudent les familles en chrysanthèmes lors des toussaints pluvieuses, tu vois aussi ces pierres tombales qui ne sont restées qu’un lointain souci pour de vagues descendants ? « On ira l’année prochaine, cette année il faut changer les fenêtres avant l’hiver, alors tu comprends, aller à Paris, c’est chiant ». Et pendant ce temps- là, le macchabée de la quatrième division, allée 6 se dit qu’on est vraiment peu de choses. Et pendant ce temps-là flottent les souvenirs poussés par le vent, et pendant ce temps-là se cognent dans la tête les impressions que si on l’avait peut-être mieux aimé, il ne serait pas parti si vite…mais tu sais bien qu’en fait, la mort, c’est parfois imprévisible et toujours définitif. Au bout du cimetière, il y a le Moulin de la Charité ou plutôt ce qu’il en reste. Lui et ses vingt-neuf frères broyaient le grain dans la plaine de Montrouge, les révolutionnaires le transformèrent en guinguette vois-tu, la vie à côté de la mort, avec ses grisettes et ses demi-portions qui venaient picoler pas loin des mangeurs de pissenlit.


(Nous avons été ce que vous êtes...

Vous deviendrez ce que nous sommes...

De quoi réfléchir pour l'éternité ?)

Après, ce ne fut plus pareil, hop, un coup de crayons…Englobé le moulin, cerné de murs le cimetière, plus d’échappatoire possible pour les locataires, sauf, et ce n’est pas encore certain, si les vingt-et-un gramme des âmes se sont échappés par la voie des airs. Les seuls qui auraient fait une bonne affaire, dans tout cela, seraient les Frères de Saint-Jean de Dieu, anciens propriétaires du terrain à tombes ; c’est bien connu, les curetons de tous poils ont toujours été plus fort dans l’immobilier que dans le pardon des péchés. Pas loin du terrain de repos gardé par les félins et quelques employés municipaux il y un monde magique qui s’étend sur 280 à 300 kilomètres de galeries, de rêves, de flaques d’eau, d’explorations interdites, et dont une petite partie est encore habitée par le souvenir des anciens cimetières. Du souterrain, te dis-je, qui courre sous la ville, dans le silence et la fraîcheur de la terre. Les bâtisseurs des siècles précédents ont pioché pour en extraire la pierre des palais, des hôtels particuliers, des monuments, laissant un vide à combler, qui ne le sera jamais pour la plus grande joie des spéléologues urbains épris de pique-niques interdits par l’inspection des carrières qui s’imagine fonctionner encore sous l’égide du sacré vicomte Héricart de Thury, grand inspecteur des carrières devant l’éternel. Et, oui, pas loin du repos éternel, les spéléos saucissonnent, débouche du pinard, sans se préoccuper de savoir si le repos de leurs voisins doit être éternel, temporaire avant un possible jugement, ou si finalement il n’y a rien après, alors on peut faire du bruit sans risquer de déranger … !

En trente ans de carrière, l’ami François Pourrain, lui aussi parti aux pissenlits depuis bien longtemps et qui fut le dernier aimable fossoyeur du cimetière des innocents, a enterré quatre-vingt-dix-mille braves gens, crapules, menteurs, violeurs, prévaricateurs, athées, musiciens, militaires, prostitués, notaires à cravates, avocats marrons, politiciens, haut-fonctionnaires véreux ou éclairés, mais là, ça déborde depuis un moment et les corps de ces braves pécheurs devant dieu sont transférés dans un ossuaire et disposés par la suite avec art, ce qui nécessairement plaira aux esthètes du tribunal céleste. Voilà le tableau : tu entrecroises des tibias avec des fémurs, tu places un crâne par-dessus, tu indiques qu’il ne faut pas parler trop fort, et cela devient une promenade familiale à condition de bien expliquer aux enfants que les os ne sont pas en plastique. Tu vois, finalement, la mort c’est vachement vendeur, on s’y intéresse malgré tout, même si c’est en cachette, chacun de nous se préoccupe de son propre devenir car nous savons peut-être que les autres ne le feront pas une fois la boite à domino fermée pour de bon… Reste alors le questionnement éternel, encore plus difficile que les sciences de l’espace qui te permettent de mettre des hommes en orbite ou de les faire revenir sur terre à ton gré, car tu vois la mort ne se met pas en équation.


[if !supportLists](1) Le cimetière du Montparnasse, à quatre pas de ma maison. (Georges Brassens, La Ballade des Cimetières)

 


LA CEINTURE (1)


Toi, tu crois que Paris, ce n’est que des immeubles, des églises qui sentent le bon dieu, des rues qui vivent, des places qui se chauffent au soleil d’été sous de vagues nuages blancs, des cafés, des bistrots, des halles à viandes ou à légumes, des tramways qui couinent dans les courbes, des bus Renault, des taxis à chauffeur russes blancs rescapés de la révolution de 1917.Toi, tu ne vois qu’à travers ce qu’il y a aujourd’hui et qui fait vibrer ton cœur sec…Toi, tu crois que tu ne peux parler que de ce dont tu as été le témoin…Toi, tu te trompes. Moi, je ne l’ai pas vu, mais crois moi, j’y étais, sur trente-trois kilomètres, dans la fumée des locomotives Forquenot, dans les odeurs des lampisteries, les effluves de voyageurs en fin de journée, le chuintement des freins à air, la respiration des machines, la chaleur des freins…

C’était dans les années vingt, 1924 il me semble…Je les ai croisés tous les trois mais eux ne l’ont jamais su….

Je m’en souviens…J’y suis….D’abord Marguerite DELETRAZ, une gentille fille à numéro qui bosse au « 106 », une boite à rideaux du Boulevard de la Chapelle et qui habite Rue Saint Yves, pas très loin des anciennes fortifs. Elle prend son train à la gare de Montsouris en route vers son destin de femme à tout le monde. Elle va descendre à la gare de La Chapelle-Saint Denis…Dans sa taule les clients la surnomment « Meg-bouche-d ’Or », va savoir pourquoi...Elle est venue de son patelin de Savoie, Taninges, pour tenter sa chance à Paris. Elle devait être blanchisseuse. Tu parles !

Mauvaises rencontres, mauvaise pioche. Elle bosse de 14H00 à minuit, elle regrette son pic du Marcelly, son plateau qui s’étire jusqu’à Sixt, son reblochon, ses ballades à pied pour monter au col de Joux-Plane.

Ensuite l’ouvrier, le Fernand BLONDEL, qui turbine chez Poncet, le fabricant de meubles du côté de la rue d’Avron. Fernand habite derrière l’avenue de Clichy, en dix-neuf minutes il sera au charbon, maniant le tissus, le bois, la colle qui l’enivre. Et puis il y a aussi le Docteur Amédée PERROTEAU, un fils de riches provinciaux qui est monté à Paris pour faire sa médecine et partage maintenant son temps entre sa consultation à l’hôpital Beaujon et la Faculté où il enseigne aux carabins trois matinées par semaine. Une heure et quatorze minutes pour faire le tour de Paris. La petite ceinture se tortille en suivant le trajet des fortifs, à quelques centaines de mètres vers l’intérieur de Paris. Du souterrain avec de la fumée qui te rentre par les interstices des fenêtres mal isolées, de la suie qui se dépose sur les robes blanches des femmes ou sur le rebord du chapeau des messieurs. Vingt-huit arrêts pour les forçats du rail qui poussent leur machine sur la petite ceinture, vingt-huit occasions de faire connaissance avec son voisin, vingt-huit fois le départ dans le bruit des essieux. Tu es à Paris mais ce n’est déjà plus Paris puisque tu ne vois rien sur la moitié du trajet…mais quand tu sors du trou, tu retrouves l’horizon enfumé de ton année 1924 avec son paysage qui n’en finit pas de changer et ses usines du Nord de la capitale.

Les cheminots de la petite ceinture sont condamnés à tourner en rond. Les passagers, eux, s’en foutent puisqu’ils vont simplement au travail, ou parfois, promener les enfants sous les frondaisons du Parc Montsouris et dans les squares des beaux quartiers du côté de l’avenue Henri Martin. La ligne : un vrai chemin de fer avec ses employés, ses chauffeurs, ses lampistes, ses mécaniciens, et un horaire incroyablement précis pour faire marcher le tout suivant comme une mécanique bien huilée avec un premier tour de roues à 4H23 le matin, été comme hiver. Les parisiens ont besoin de fiabilité. Les voyageurs de la Petite-Ceinture lisent parfois les journaux qu’on repasse à son voisin après avoir parcouru les gros-titres :

Lénine vient de mourir... Sun-Yat-Sen le Chinois proclame les trois principes du peuple... En Allemagne, un certain Monsieur Hitler fait rentrer au Reichstag un parti avec un drôle de nom : le NSDAP…

(Locomotive « Forquenot » du Syndicat du Chemin de Fer de Ceinture, les forçats de la circonférence autour de Paris)

Etrange population que celle de cette ceinture ou se côtoient sans animosité, les grisettes des barrières, les survivants des apaches, les bourgeois qui aiment la vapeur et préfèrent l’escapade circulaire à la traversée de Paris en Métropolitain, les cocottes de haut vol allant à un rendez-vous tarifé à Passy, les garçons de recette au service de la Société Générale, les garçons de café qui vont prendre leur service au Zeyer, à la Brasserie des Ternes, les boulots qui vont bosser chez Citroën quai de Javel et qui s’endormiront dans le train du retour vers Ivry…


Camarade cheminot, Je sais que tu aimes rêver pour te sortir un peu du cercle implacable des rails qui entourent Paris depuis 1862…

Je sais que tu n’as pas droit à la pierre encore blanche des immeubles Haussmanniens. Veux-tu fuir ? Echappe toi vers les Pyrénées en prenant les rails en correspondance à Orléans-Ceinture, sauves toi vers l’Alsace en montant d’un coup de jambes les escaliers de la station Est-Ceinture, ou glisses toi auprès de bretons en retour au pays, en ayant quitté ton train circulaire à Ouest-Ceinture, entre Montrouge et Vaugirard.

Mais non, mon camarade, les vacances, ce n’est pas pour tout de suite, il faut attendre encore un peu en espérant que les patrons céderont un jour, alors toi tu continues à tourner sur tes rails.

Meg « bouche d’or » rentre vers la rue Saint-Yves, le Fernand, lui, reviens vers son impasse ouvrière de la villa Isidore Ponce tandis que Perroteau s’en retourne vers la sécurité bourgeoise d’un Passy douillet. Toi, tu reviens à l’air libre. Le souterrain c’est pas pour toi …et puis le métro n’en finit pas de creuser ses trous dans Paris…des trous jusqu’à la consommation des siècles, pour créer des lignes où la fumée et la vapeur ne seront plus que souvenirs : tu pourrais aller en quarante minutes de Montrouge à Clignancourt, c’est pas beau, ça ? En attendant, les voitures en bois, parfois même à impériale, chuintent sur les rails à petite vitesse parce que c’est la petite-ceinture et qu’il y a peu de lignes droites.

Le métro à fait du tort à la vapeur. Alors en 1934 la petite ceinture immobilise ses voyageurs, fige le passé dans un présent définitif, et tue le futur des rails et de ses salariés. Plus d’argent, moins de raisons de faire courir sur les rubans d’acier les équipes de conduites du « syndicat de la petite-ceinture », et la ligne s’endort. Pendant ce temps-là, à la surface, les garçons de café en tablier blanc et papillon noir, continuent de servir aux terrasses des cafés…

Et puis il y a le reste, la modernité, la course au temps, encore plus de trous, encore plus de rails souterrains…Il ne reste plus qu’à livrer la ligne de ceinture aux aimables chats, aux gentils poètes en recherche d’ effluves du passé, aux spéléologues de l’urbanisme, aux archéologues des années folles, aux historiens de la technique ferroviaire. Du côté de la Rue de Coulmiers, là ou passaient autrefois les convois de ceinture, les plantes sauvages ont repris leurs droits sur le ballast. Dans les souterrains, parfois, des sans-domicile fixe s’enroulent dans de vagues couvertures et dorment en respirant les odeurs de fumée de l’ancien temps, le tout sans craindre le passage d’un convoi-fantôme chargé de travailleurs. Toi tu vagabondes dans ta tête. Il y a longtemps que sont partis sous d’autres cieux les voyageurs auxquels tu penses, Fernand, Amédée, Meg.

Eux n’ont fait qu’un passage sur la ligne, toi tu en connais maintenant les secrets… tu sais que dans certains endroits, il y a des passages qui mènent vers les carrières, tu sais que certains tronçons seront transformés en zone pour piétons, ballades dominicales avec les gamins sur un vélorail, flâneries à la recherche d’aubépines. Tu sais que les traces de suie accrochées à la voûte des tunnels ne s’effaceront jamais.

Tu as compris aussi que, comme beaucoup de lieux de Paris, la petite-ceinture est également immortelle.



(La ligne de la « petite ceinture » qui traverse le parc Montsouris dans le quatorzième arrondissement de Paris. Un lieu de rêverie…)


[if !supportLists](1) Ligne de chemin de fer entourant Paris. Sa longueur était de trente deux kilomètres. Elle avait été ouverte en mille-huit-cent-cinquante-deux. Elle fut fermée en mille-neuf-cent-trente-quatre.

 


SCEAUX


1846. Le gigantisme de l’embarcadère de Denfert-Rochereau tranche avec les dimensions du quartier. Les Ducs de Nemours et de Montpensier, représentant leur roi de père, ouvrent le 23 juin, la route ferroviaire en direction de Sceaux et Orsay. Depuis le milieu du 19ème siècle, le train de Sceaux est la ligne de l’aventure, en route vers les galipettes, le blanc-limé, les baisers volés ou consentis à l’ombre du Grand Arbre de Robinson. De la pierre de taille, un édifice colossal, une boucle pour permettre aux trains de faire demi-tour l’air de rien : un convoi arrive d’au-delà de Paris, ce même convoi est aussitôt remis dans le sens du départ pour envoyer à la campagne les Parisiens en mal d’aventures dominicales. Les fortifs sont à peine terminées par Thiers, qui deviendra la boucher de la Commune, mais qu’importe, la ligne passera à travers, en direction de l’Yvette et l’Essonne. Oublie le Parc Montsouris, tu survoles la rue d’Alésia silencieuse et encore provinciale qui est en train d’être percée, ne t’inquiète pas d’un arrêt à la Cité Universitaire qui n’existe pas…car on va s’arrêter à la gare de Sceaux-Ceinture là où se croisent la ligne de Paris à Orsay et Limours, et celle, obstinément circulaire de la Petite-Ceinture…Pas d’arrêt à Gentilly, encore moins à Laplace. Tel un train rapide lancé vers la province profonde, le train de Sceaux ne s’arrête qu’à la prochaine gare après Denfert : Arcueil-Cachan. Les Parisiens ne le savent pas encore, mais un célèbre musicien habitera au 22 Rue de Cauchy, dans quelques années…un musicien portant une redingote noire, un faux-col et un pince nez. Mais en ce moment, le petit Erik est encore bien jeune et le train de Sceaux continue sa route à pleine vapeur. Le train vers le plaisir ne s’arrêtera pas à Bagneux : et pour cause, pas de gare ! Bourg-la-Reine, puis Sceaux pour le moment car la gare de Robinson est encore un projet dans les cartons de la compagnie P & O ! Sceaux, nous y voilà, sur la route des pèlerins vers Compostelle. Au diable la religion, et si on allait simplement au bal de Sceaux, dans le jardin de la ménagerie, en face de la gare ?

(Gare de Bourg-la-Reine au tout début du vingtième siècle)

Un kilomètre à pied, ça use les souliers, mais pas de quoi faire fléchir l’énergie des voyageurs qui se rendent aussi en masse vers les guinguettes de Robinson. C’était avant, bien avant…La gare de Sceaux est située près de l’église Saint-Jean Baptiste, allons boire un coup avec en prime la bénédiction de l’évangéliste…D’un jeu de jambes, on est au Grand Arbre ou au "Vrai Arbre », deux établissements concurrents avec cabanes dans les branches pour jouer au cache-cache amoureux, peut-être ? A un jet de pierre des fillettes de blanc, des verres de sirop d’orgeat, de la liqueur de genièvre, des boissons de mai au « Wald Meister », la lycée Lakanal fabrique déjà des générations de surdoués, épanouis plus que d’autre par la vertu d’un paysage bucolique. Sceaux : sept kilomètres depuis l’octroi de Denfert-Rochereau, une trentaine de minutes pour passer de la ville à la campagne, du bruit des roues de calèches sur le pavé au chant des merles pensifs nichés dans les marronniers et les tilleuls.

(Rame de la « Ligne de Sceaux »)

2016. Pour venir par la route, tu seras passé par la Vache Noire (1), un carrefour mythique rappelant l’existence d’une auberge éponyme sur la route royale numéro 20, une auberge cadastrée en 1812 et dans laquelle il devait faire bon de s’encanailler en bonne compagnie a grand coup de petit blanc des vignes de Bagneux ou de Montrouge. Vers le sud, à travers de pauvres banlieues grisâtres aux cultures dissolues, en traînant derrière un bus malpropre ou une camionnette de livraison, tu passeras sans le savoir du monde commun en pays commun, au microcosme brillant des « cellae », ces petites maisons, souvent bien grandes, qui abritent leur population derrière de belles grilles en fer forgé peintes en noir ou en vert foncé parce que ça fait plus sérieux et plus durable. Pas d’indifférence en montant la côte qui va te porter en surplomb d’un Paris laissé derrière toi. Tu sens déjà le changement : c’est aéré, les arbres se portent bien, les maisons de l’avenue Carnot sont en ordre de parade avec les belles couleurs des volets fraîchement repeints. Les contraintes de « l’autre » monde ont été abandonnées à Bagneux….

Entre deux cours qui faisaient bien chier, une grande récréation pour les élèves du Cours Florian, rue du Lycée…Sous la houlette bienveillante d’un surveillant non-conventionnel, les crétins que leurs parents ont envoyé dans cet aimable établissement par dépit, jouent les explorateurs dans les souterrains du Parc de Sceaux avec choc imprévu entre un cuir chevelu et le sommet d’une voûte, le tout à la lueur d’une bougie. Qu’importe. Retour à la lumière avec le sang qui coule de la plaie ouverte, lumière de mai sur le parc de Le Nôtre, petits nuages blancs d’une fin de printemps…espace du parc, silhouette du château de Colbert qui ne vivait pas exactement dans la pauvreté, normal pour un ministre des finances. Rue Houdan, les fromages sont bien rangés chez Verdot et les religieuses en pleine prière à la pâtisserie Colbert. « Loden » et « Barbour » sont de sortis sous prétexte de courses préalable à une repas dominical. Tout est bien en place, ancré dans la tradition et dans l'histoire. Au menu des échanges intellectuels du déjeuner, deux savants célèbres, deux voisins d’exception aujourd’hui partis bien loin étudier d’autres rayons différents des rayons « x », d’autres composés que le polonium et le radium. Au jardin de la ménagerie, de sages nounous gardent un œil sur la progéniture confiée le temps de courses en centre-ville. Manège fermé, manège ouvert, un manège bien propre qui fait tourner les têtes blondes. Cuisses musclées des tenniswomen, Lacoste ou Fred Perry des hommes au bout des raquettes, la poussière monte du sol à chaque fois qu’un adepte renvoie une balle jaune ou blanche dans l'enclos du Tennis Club où, en été, le vent malin se fraie un chemin sous la jupette des joueuses.

Rue du Lycée, Avenue Carnot, des maisons tranquilles, des maisons à histoire de famille, une maison au numéro huit qui a vu grandir une famille en même temps que changeait le monde. Une simple maison, non, une maison à Sceaux, avec un petit jardin où se cache une tortue venue d’un autre temps et en route pour vivre certainement plus longtemps que n’importe quels Scéens.


Une maison en pierre de taille avec une terrasse d’où on peut voir au loin la tour Eiffel et constater de-visu que l’on vit loin du rythme infernal d’un Paris intra-muros qui tue ses habitants plus qu’il ne les épanouit. Sceaux n’est pas la France, Sceaux n’est pas Paris. C’est un arrêt sur image, un arrêt dans le temps. Tu montes sur une colline, tu rentres dans un domaine privé ou les valeurs ne sont plus les mêmes, où les oiseaux chantent mieux que ceux du jardin des Tuileries : c’est normal, à Sceaux les arbres respirent. Si tu pars le matin bien tôt, tu ressentiras le silence plus que l’absence de bruit, tu passeras rue du Lycée dans le souvenir d'une fraction de scolarité, tu descendras peut-être ver la lumière blafarde de la gare du RER qui te ramèneras avec son crétin de métro, vers un semblant de ville...


La vraie ligne de Sceaux n’est pas ce transport de masse, mais une route vers la campagne qui allait il y a longtemps bien au-delà de Saint-Rémy-lès-Chevreuse en passant pas très loin de cette abbaye de Port-Royal qui fleurait encore bon le Jansénisme du XVIIème siècle. Qu’importe la technique, je me fous finalement de savoir que Jean-Claude Républicain Arnoux fut polytechnicien et que son système d’articulation des essieux ait pu contribuer aux transports amoureux vers les guinguettes de Robinson et le Bal de Sceaux, ce qui compte le plus pour moi, c’est la souvenir de cette fumée légère sortant de la cheminée des locomotives, et qui traçait dans le ciel, entre les fortifs et l’église Saint-Jean Baptiste, un petit chemin de plaisir.



(Guinguette du Grand Arbre à Robinson. Un célèbre lieu de plaisir que l’on pouvait atteindre en quelques minutes en prenant le « train de Sceaux » pour des baisers consentis, ou volés... Le Grand Arbre fut fermé en 1976)


[if !supportLists](1) Dans les environs proches de la Porte d’Orléans. Le carrefour de la Vache Noire tire son nom d’une ancienne auberge qui existait dans le temps.


 

DOUCEMENT, VERS L’EST.


Si j’ai aimé l’histoire, ce n’est certainement pas grâce aux enseignants qui ont suivi ma scolarité houleuse dans les nombreux établissements publics ou privés de Paris et de la petite couronne…Je me souviens de Monsieur Dorne et de sa blouse grise avec ceinture, de sa rigidité académique qui nous obligeait à ingurgiter et mémoriser des morts de Louis XVI, des Etats Généraux, des terreurs de la révolution, des restaurations de la monarchie, des communes de Paris…des dates qui, pour moi, ne comportaient aucun intérêt et n’engageaient certainement pas à une quelconque découverte de la Grande Histoire. Si j’ai aimé l’histoire, si j’ai appris à développer un intérêt pour le passé, c’est parce qu’au lieu de suivre mes condisciples, j’ai laissé mes pas me porter au hasard des rues de Paris, vers des horizons inconnus, des rues chargées d’une vie ancienne, des lieux improbables ou règne encore le souffle de ce qui fut. Juste un peu d’imagination, juste un instant de calme, juste un regard crédule, juste un silence dans le brouhaha des carrefours où me menait l’instinct ou la curiosité. Du grand soleil parfois, du plus nuageux souvent, à pied, toujours à pied pour vivre le passage d’un endroit à un autre, apprécier les transformations micrométriques du ressenti, les impressions, voir les images se construire doucement quelque part en soi. A pied, toujours à pied. Les autres sont en salle de cours, ma salle de cours à moi, ce sont ces rues qui m’accueillent dans ma quête permanente.

Mes tableaux d’honneur, mes prix d’excellence, ce sont les images qui me fascinent et qui me relient à un passé étonnant dont Paris ne se débarrassera jamais.

Par bonheur, il existe les photos, les preuves de ce qui fut. Ressentir l’irréversibilité du temps et de ses complices le béton et les promoteurs, savoir faire le plein d’images pendant qu’il en est encore temps, domestiquer les souvenirs, apprendre à dompter la mélancolie qui gagne à chaque fois qu’une maison se déchire sous le coup des engins de chantier, cela ne peut être fait qu’en avalant des kilomètres et en restant perméable à tout ce qui a été et qui commence à ne plus être dans un Paris changeant déjà depuis un bon moment. Alors, vite, marcher, marcher encore en découverte, marcher jusqu’ ’à ce que les genoux te fassent mal, que tes pieds crient merci, que ton cœur soit saturé par les émotions du jour.

Le Treizième, c’était un peu la province. Depuis le Lycée Montaigne, il fallait se laisser glisser en passant vers le 5ème, traverser la Mouffe et les Gobelins, et débarquer dans le coin après avoir emprunté l’avenue d’Italie. En partant du Petit-Montrouge, tu descendais la rue d’Alésia jusqu’à ce qu’elle se transforme en rue de Tolbiac et tu continuais vers l’est pour rentrer dans le quartier de la Gare, ce coin de Paris d’où partaient les convois du Paris-Orléans, en route vers le sud-ouest. Trains d’hispaniques retournant au pays le temps d’un congé, trajets moins longs d’un voyage vers le sud-ouest, voyages quotidiens vers l’Essonne ou l’Orléanais. Descendre la rue de Tolbiac, pas vraiment un plaisir, alors il vaut mieux se glisser dans les ruelles secrètes qui font du treizième un aimable bourg de province plein de retraités, de chats, de poussière. Personne n’aurait eu l’idée d’habiter dans le treizième, et pourtant il y a des gens qui n’ont pas encore changé de siècle, et c’est bien comme cela. Rue du Moulin des Prés, Rue du Moulin de la Pointe, impasse Baudran, Impasse Onfroy, Rue Henri Pape, des petites maisons avec un rez-de-chaussée pour vivre et un seul étage pour dormir et rêver, du lierre, des roses trémières, des pavés, et le souvenir du treizième laborieux et modeste qui deviendra bientôt un treizième pour riches mais les gens ne le savent pas encore.



(Avenue de Choisy bien longtemps avant l’époque des frères Tang et des restos Chinois)

A l’angle de la rue Vergnaud et de la rue Wurtz, se trouvait le temple Antoiniste, abritant ce culte guérisseur d’inspiration chrétienne fondé en Belgique à la fin du XIX ème siècle. Ce petit temple gardait fièrement le carrefour, sa façade peinte en blanc, les fidèles du culte étaient répartis en France et en Belgique. Qui aurait pu rêver mieux que ce petit carrefour tranquille du 13ème pour y établir ce lieu de religion théosophique…Pousser un peu plus loin, par curiosité, et découvrir le petit square des Peupliers, se glisser entre les pavés, écouter le temps qui n’en finit pas de s’écouler, cela faisait du bien à l’âme, et si on souhaitait l’émerveillement, il suffisait d’aller pas très loin, rue de la Colonie, et de quitter en esprit Paris pour se retrouver dans une province de n’importe où, et c’était génial. Cette vision récompensait d’avoir fait le trajet à pied depuis le Lycée Montaigne et valait bien de recevoir par la suite une « punition administrative » pour absence irrégulière. Les usines Panhard, Say ou Thomson concentraient dans le secteur une population ouvrière, des petits commerçants, des petits artisans peinant à subsister. La rage de l’immobilier sévissait encore sur d’autres quartiers de Paris, plus rentables, plus visibles, et cela convenant très bien à ce petit monde. Au sud de cette province, la limite était constituée par le ligne en brique rouge des HBM de la ville de Paris, précurseurs des futurs HLM.

Avenue de Choisy, il y avait également pendant un temps l’usine fabriquant les lits Pardon, mais 1928 c’était bien avant l’époque dont je parle aujourd’hui. Pas de Chinois, Pas de Vietnamiens, que des petites épiceries ouvrières avec balais en paille de riz, cire d’abeille, serpillères accrochées et eau de javel ; encore trente-deux ans à attendre avant l’apparition des premières supérettes qui achèveront de détruire une partie du tissu social urbain pour le plus grand plaisir des consommateurs. Pour repartir vers la banlieue, depuis la Porte d’Italie, il y avait des trolleybus bien silencieux équipés de longues perches suivant les fils aériens parallèles en allant vers le sud. Rêver un peu plus dans le brouillard de la fin Novembre ? L’étrange rue Watt pouvait t’accueillir dans ta quête d’émotion. 500 mètres de long, 12 mètres de large, un univers de silence en dehors du grondement épisodique des convois qui roulent au-dessus. Partir du bas de la Rue Cantagrel, longer le trottoir surélevé, et arriver pas très loin de la Seine en étant passé sous la totalité des voies du P & O, quelle affaire géniale avec en plus le souvenir des polars de Léo Malet et de son brouillard au pont de Tolbiac. On suivait le trottoir pour ne pas avoir à se presser, même si seulement de rares voitures empruntaient cette étrange artère dont les pavés inégaux promettaient souffrances et grincements aux amortisseurs les plus modernes. Si tu croisais quelqu’un, c’était bien rare, tu le regardais dans les yeux et tu cherchais à deviner pour quelles raisons il empruntait en même temps que toi cette voie oubliée du temps et qui s’étirait entre deux mondes. Une fois sorti de la rue Watt, le cœur encore tout heureux d’avoir traversé sous les rails, le choix était incertain : traverser la Seine au pont de Tolbiac et s’en aller vers une autre découverte, ou bien tourner les talons pour rentrer à regret au bercail et dissimuler aux parents la journée buissonnière enchanteresse.


(Rue de la Colonie : la province en plein Paris)

Parfois, il fallait faire un compromis. Le temps manquait pour aller jusqu’au bout de l’aventure. Du côté d’Austerlitz, au-delà de la Seine et de ses péniches commandées par des bateliers germaniques, flamands ou bataves, il y avait cet étrange bâtiment aux briques rouges situé au numéro deux, place Mazas, et qui m’attirait tant par son étrangeté architecturale que par son utilisation. « J’aurai bien le temps dans le futur » me suis-je souvent dit en échafaudant dans ma tête une prochaine escapade pendant un cours de math ou bien une composition de géographie. Heureusement, je ne m’en suis jamais rapproché.


 

HOTEL DU NORD


« J’ai besoin de changer d’atmosphère, et mon atmosphère c’est toi… » « Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? Puisque c’est ça, vas-y tout seul à la Varenne ; bonne pêche et bonne atmosphère… »

…La Varenne, 17 kilomètres depuis l’Hôtel du Nord, une éternité pour y aller en autobus, une seconde pour y aller en pensée dans l’esprit de Monsieur Raymond qui se voit déjà le flotteur en liège dans l’eau de la Marne, le pliant bien calé, l’esprit qui dérive vers les chalands qui passent. Hôtel du Nord, un petit bâtiment un peu crade, une dizaine de fenêtres qui regardent la vie le long du canal Saint Martin, une façade qu’a peut-être apprécié Eugène DABIT, écrivain populiste à l’origine du roman qui se matérialisa quand Louis Jouvet et Arletty se retrouvèrent ensemble pour le tournage célèbre. Hôtel du Nord, hôtel des illusions puisque c’est à Billancourt que tout fut reconstitué grâce au talent incroyable d’Alexandre TRAUMER, magicien de la perspective, chef décorateur de génie… Mais tout cela c’est de l’histoire, pas de l’émotion. Le canal, lui, se fout des détails. Ce qui l’intéresse c’est de savoir qui va venir se promener le long de ses berges, qui va poser ses fesses dans les petits bateaux de touristes ou de parisiens curieux qui feront la croisière calme entre le bassin de l’Arsenal et celui de la Villette. L’eau du canal vient de bien loin avant de se jeter dans le bassin de l’Arsenal. Le long des champs du côté de Mareuil-sur-Ourcq, elle commence à couler doucement en espérant arriver jusqu’à la Seine, emportant avec elle le souvenir du grand Nord-Est de Paris, les images des champs plats du côté de Vignely, les souvenirs des grands arbres de la forêt de Retz, ou ceux de l’aimable gare champêtre de Silly-la-Poterie, où finalement tout commence près de la grande plaine de l’Aisne. L’eau, c’est les hommes. L’eau attire les confidences, la langueur, l’introspection, les questionnements et les baisers. Feuilles mortes qui glissent sur la surface du canal, méditation entre deux écluses, entre deux passerelles, entre deux ponts.

Bizarre comme le calme se dépose autour du canal et sur toute sa longueur, un peu comme si une trêve s’était mise en place dans la grande ville. Il y a les autres quartiers où se déroule la vie, et celui qui met tout entre parenthèses, zone préservée qui se love aux alentours de ces quelques malheureux kilomètres encore protégés. A l’Ouest du quai de Valmy : le bruit qu’attire la seule présence de la gare de l’Est et le quartier trop agité de la Rue La Fayette, à l’Est, la gentillesse d’un coin en retrait du monde, Rue de la Grange-aux-Belles, impasse Chausson, rue Vicq d’Azir. Les deux mondes s’observent, se côtoient, se rejoignent par quelques marches d’une rive à l’autre en passant par-dessus le canal qui vit au ralenti. Echappé encore une fois d’une obscure salle de classe, je suis venu attiré par la lumière de ce printemps, alors que dans l’air tourbillonnent de minuscules substances poussées par le vent, une sorte de poussière d’or. Une écluse, des écluses ; je m’arrête, passionné soudain par les mécanismes et le miracle de l’eau qui fait monter ou descendre en quelques minutes un mini bateau-mouche avec ses japonais chargés de technologie photographique, ses allemands, ses hollandais, tous avides de percevoir la vraie nature du canal, entièrement convaincu qu’une fois la croisière terminée, ils en auront appris plus sur la ville. C’est une erreur, car le canal ne peut se découvrir que si l’on est prêt à faire corps avec lui, à marcher depuis l’Arsenal jusqu’à la Rotonde de la Villette et à revenir à la Seine en passant de l’autre côté. Cela prend du temps, pas question d’abréger l’exercice car pour descendre au fond de soi et parler à l’âme du canal, il faut prendre son temps.


(Hôtel du Nord, le vrai)

Si la Seine, pressée de s’en aller vers l’ouest, n’a pas toujours le temps de recueillir les confidences, le canal, lui, est plus à même de le faire. Parler avec le canal, c’est une autre histoire. Une histoire d’amour qui a la forme de la passerelle de la Douane, ou celle de la passerelle de la Grange aux Belles, en souvenir d’une ancienne ferme peut être ? Parler avec le canal c’est aussi lui ouvrir son cœur et lui adresser larmes ou sourires en traversant sur le pont tournant de la rue Dieu, pas le vrai Dieu bien sûr, celui qui est censé être bon, mais plus simplement un général de l’empire dont le parcours guerrier s’est terminé à Solferino. Tu vois, je t'avais dit que pour faire des rues de Paris, il faut se servir de la mort des grands hommes.


Alors tu es là, regardant ton écluse qui a fait monter le petit bateau d’un niveau puisqu’il faut vaincre la pente, et tu penses peut-être à l’éclusier ou à sa femme se souvenant des vers du poète disant : « Sur le canal Saint-Martin glisse Lisse et peint comme un joujou Une péniche en acajou Avec ses volets à coulisse »

(Canal Saint-Martin, 1950)

Magie des mots écrits par ceux qui aiment la ville avec la tendresse d’un père ou d’une mère. Le bateau est encore prisonnier, les portes du bief sont encore fermées, les passagers se préparent dans leur tête à quitter ce moment suspendu dans le temps, captifs d’un instant entre Valmy et Jemmapes, en route vers un nord de Paris et le mystérieux pont mobile du canal de l’Ourcq ou la voûte résonante de la fin de canal du côté de la Bastille. De temps en temps, le canal, comme un malade qui doit être pris en charge après la découverte de trop nombreux symptômes indiquant une santé chancelante, est soumis à un chômage forcé, obligatoire, planifié. Plus de circulation, plus d’âme, son long corps est mis entre parenthèses et ses entrailles sont fouillées. Plus d’eau ! Quelle tristesse ! que de viols de son intimité, même si c’est pour la bonne cause. Extraction des stupides caddies jetés par de stupides voyous, récupération de deux roues volées, de débris laissés par une population qui se dit civilisée mais n’hésite pas à déverser dans le canal les résidus d’un mode de vie défaillant, les restes de méchanceté, l’ordure qu’elle porte en elle. Puis, désinfection, points de suture, réveil, convalescence, ouverture des écluses retapées, nouveaux sourires des Nippons sur le bateau à moteur, la vie reprend.

La neige parfois achève d’endormir le canal, après avoir enseveli les sons dans le grand silence de l’hiver. Pêcheurs disparus, réduit à regarder leur matériel jusqu’à la prochaine opportunité, amoureux transis qui hâtent le pas, migrants désabusés qui campent le long de l’eau noire, triste figure du canal mais belle image qui séduit, surtout si tu sais que tu vas pouvoir, à ton heure, prendre le thé en regardant à travers une fenêtre la neige tomber sur Paris.

Alimenter Paris en eau potable ? Belle mission, mais tu t’en fous un peu. Il y a longtemps déjà que ça ne fonctionne plus comme cela, et tu n’es pas un guide touristique. Ce qui compte pour toi c’est de conserver les images de ce que tu as vu. L’eau continue à couler par l’interstice entre les portes des écluses, sourire en passant sur la passerelle de la Grange-aux-Belles, extase sur la passerelle Alibert. Le tout avec l’espoir que le plan d’eau reste, pour toujours, protégé des bétonneurs avides qui tuent la ville doucement mais sûrement à coup de grands projets validés par les bobos et les escrocs de l’immobilier. Certaines années, j’ai vu le canal se rebeller en congelant sa surface. Des pigeons et des mouettes rescapées de Haute-Normandie venaient y faire du patin. D’autres fois, j’y ai vu sur les berges, du côté du quai de Valmy, un jeune presque délinquant étanchant sa soif de vie avec des discours, des fausses promesses sous le charme des lampadaires d’une nuit d’été ; l’eau est parfois aussi dangereuse que l’alcool…

Odeurs de goudron encore chaud, odeur de poussière Parisienne, odeur de croissant qui s’échappe d’une boulangerie dans un quartier qui dort encore, odeurs d’une nuit d’été dans la ville quand le cœur bat plus vite dans l’attente du jour nouveau autour du bassin des Récollets. Retour à la voûte qui passe sous le boulevard Richard Lenoir. Echos des conversations sur le bateau-mouche, fumée des bateaux à vapeur qui n’est plus qu’une vague trace dans la pierre. Vive Napoléon, premier consul, vive Charles X et les jolies robes des parisiennes invitées sans nul doute à l’inauguration du canal, mais honte à Haussmann qui le fit couvrir.

Fin de rêverie,

fin de ballade…alors ne restent dans la mémoire que le doux visage de Nini Peau d’chien et les paroles de Bruant :

« Quand le soleil brille Dans ses cheveux roux L'génie d'la Bastille Lui fait les yeux doux Et quand a s'promène Du bout d'l'Arsenal Tout l'quartier s'amène Au coin du Canal »…

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