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ECRITURES (1)

-METRO CINQUANTE

-LA DEBAUCHE

-AU PETIT-MONTROUGE

-LE PLETZL

-LA LIBERTE

-LA REVOLTE

-LES PINCES A VELO

-LES MARRONS CHAUDS

-GARE DE LYON

-LE 19 A GUERARD

METRO CINQUANTE

Déjà, il fallait habiter pas trop loin d’un « bouche » de Métro !

Dans certains quartiers, tu devais te taper un peu de marche à pied, qu’il neige, pleuve ou vente, mais bon, dans les quartiers ouvriers ou dans les quartiers d’affaire, ça allait. 5 à 7 minutes, tu étais devant ta bouche de métro. Bien trop souvent hélas, placé tout près de la bouche de métro, il y avait un petit kiosque en bois de la Loterie Nationale. Une petite vieille ou parfois un mutilé de guerre vendait des billets aux couleurs chatoyantes, dont le profit de la vente irait aux « poilus » survivants, ces hommes charcutés par la « Grande Guerre » qui n’avaient plus qu’un demi-visage, des demi-jambes et probablement beaucoup d’amertume dans le cœur.

Quand tu passais devant et que tu voyais la triste « gueule cassée » d’un homme mutilé choisi par le destin, toi le parigot, ça te foutait la trouille et ça te faisait de la peine. Et pourtant, en 1955 la grande guerre était terminée depuis 37 ans seulement et beaucoup de ses acteurs encore en vie, des hommes de la soixantaine qui avaient connu l’horreur absolue et le prix à payer pour la folie humaine. Il y avait aussi l’accordéoniste, perdu dans son monde, qui s’installait bien sûr aux endroits les plus passants, à l’extérieur s’il faisait beau, dans le couloir du métro s’il flottait. De temps en temps, pendant les mois d’hiver, tu sortais du métro et l’odeur des châtaignes chaudes et du charbon de bois te sautait à la gueule ! Pour quelques francs, un homme ou une femme aux mains calleuses et ultra cuites te mettait une dizaine de marrons dans un cornet en papier journal.

Parfois, dans certaines grandes stations tu descendais les escaliers et en entrant sous terre, la première chose que voyais c’était un grand panneau « WC-CIREUR ». Ne me demande pas qui a eu l’idée d’associer les deux turbins, j’en sais rien. Le mec qui cirait les pompes, il avait une sorte de fauteuil pour les clients, et lui il se mettait sur un petit pliant et cirait les pompes de ceux qui étaient trop flemmards pour fait ça tout seul. L’autre, la dame-pipi, elle n’était jamais jeune ! ça aurait peut-être donné des idées à certains ! valait mieux pas. Tarifer le trop plein de vessie, c’était une idée impériale, mon pote ! Vespasien, qu’il s’appelait ! Mais ça c’était avant ! Tu donnais ce que tu voulais je crois ! Bon c’était y a longtemps, quand les gens avaient peut-être bon-cœur ! Alors tu filais une pièce…de toute façon, si tu ne filais rien, la bonne femme te gueulait dessus en disant d’une voix bien forte pour te faire chier :

« N’oubliez pas le service » …

Et toi repartais comme un con, la braguette à peine refermée, en sentant le regard des voyageurs qui avait entendu l'invective, pesant sur tes épaules. Après tu pouvais aller chercher ton chemin avec les correspondances sur une espèce de plan électrique.

(Une rame de métro type " Sprague")

T’appuyais sur un bouton avec le nom de la station, une chié de lumières de couleurs s’allumaient en te montrant le trajet à prendre ! Il y avait du violet, du rouge, un beau vert, un bleu profond, avec un peu de bol si tu allais loin, t’avait droit à trois ou quatre couleurs. Bon ; t’avais repéré ta station d’arrivée, tu devais acheter un ticket à la guérite parce que les distributeurs automatiques, ça n’existait pas !

Souvent, c’était une nana, pas trop vieille, pas trop moche, qui n’avait pour horizon que le « Nous Deux » ou le tricot qu’elle mettait de côté pour te vendre ton bout de carton bouilli. Tu achetais un carnet ? Les billets étaient reliés avec une sorte de ficelle. C’était la machine qui fabriquait ça. En début de journée, le fonctionnaire introduisait dedans un énorme rouleau de carton : il en sortait des billets de première ou de deuxième classe. A cette époque, il y avait le métro du bourgeois qui allait au Bon Marché, en descendant à Sèvres-Babylone, et le métro du boulot qui prenait son billet de seconde, à moins qu’il ne soit un habitué de la carte hebdomadaire qui donnait droit à un aller et retour par jour. Pas de carte bancaire ! ça n’existait pas ! tu payais tout cash, avec de la ferraille et des billets. Chaque jour, les stations de métro engrangeaient une quantité impressionnante d’argent liquide qu’il fallait ensuite rapatrier vers le siège de la RATP.

Des sacs de pièces et de biftons avec dessus la république, la gueule de Victor Hugo ou la tronche de Napoléon. Liberté, Egalité, Fraternité, la valeur littéraire de Victor (500 francs), l’horizon militaire du légendaire Corse qui valait, lui 10.000 francs !

Billet en poche, tu descendais sur le quai pour attendre ton métro. Tu pouvais l’entendre arriver de loin. C’était un métro qui avait vu des milliers de kilomètres de tunnel …mais avant de rentrer sur le quai, tu devais donner ton billet à un poinçonneur ou une poinçonneuse qui te mettait un trou dedans pour le valider, un moyen comme un autre de s’assurer que tu ne resquillerais pas dans un futur proche. "Parait qu'il n'y pas d'sot métier, moi j'fais des trous dans des billets" T'étais en règle, tu pouvais partir en voyage... Il y avait des portillons électriques. Quand le métro arrivait, les portillons se fermaient en bloquant des dizaines de personnes. Aux heures d’affluence, tu entendais les gens de la première ligne, coincés entre le portillon et la masse de crétins qui poussaient derrière, qui gueulaient : « poussez-pas derrière, vous ne voyez pas que c’est fermé ? »

Le métro arrivait

Cinq voitures, quatre vertes, une rouge. (1) La rouge pour les bourgeois avec des sièges en simili cuir, des effluves de parfums de luxe, les vertes pour le reste, avec ses senteurs d’humanités transportées, le regard vague des boulots en retour d’usine, des midinettes en mal de grande secousse, le journal plié en quatre, les mots croisés de la ménagère, le sommeil qu’on rattrape, l’écolier qui rêvasse, bref que du normal …

Aux manettes du train, deux personnes. Le grand maître à bord, le chef des étincelles, celui qui savait dompter les éclairs dans sa cabine : le conducteur. Juste derrière lui, missionné pour ouvrir et fermer les portes, le chef de train qui, à l’aide d’un bouton-poussoir injectait de l’air sous pression pour fermer les lourdes ou vidait son circuit en arrivant à la station suivante pour que les portes puissent être ouvertes. Si tu voulais l’aventure, la vraie, il fallait passer par Montparnasse et changer de ligne : tu avais droit à la beauté magique des rames du « Nord –Sud », une ancienne compagnie privée qui te faisait voyager de la Mairie d’ISSY jusqu’ à La Porte de la Chapelle en passant par les quartiers chics, en traversant sous la Seine.

La céramique des stations faisait du bien à l’œil. Ce n’était pas comme sur le reste du réseau où ça faisait un peu triste…Si tu voyageais en première avec un billet de seconde, t’étais marron ! Mais souvent la délicieuse frayeur m’a poussé à la transgression des règles tarifaires, un geste de rébellion bien innocent mais ô combien militant. Après, les premières classes ont été supprimées ! Le bourgeois a déserté le métro ou du moins il s’est fondu dans la masse. Dans le métro des années cinquante, tu étais chahuté dans tous les sens. Il n’y avait pas de gomme entre toi et la voie du train. Quand un à-coup te propulsait sur ta voisine d’en face ou celle d’à côté tu t’excusais mais c’était bien parce que tu avais respiré son odeur…

Dans le métro, tu avais encore moins de siège que maintenant ! Des métros, il n’y en avait pas autant non plus…Si tu loupais ton train, tu devais attendre 5,6,7 ou même 11 minutes pour le suivant également aussi plein que le précédent. Tu rentrais en forçant les voyageurs à absorber ton corps, tu éviter de respirer pour te faire encore plus mince, les portes se fermaient dans un grand claquement et une petite cloche dans la cabine du pilote confirmait la mise en route de la rame. Ton trajet était rythmé par la vision fugace des affiches, des réclames, dans les tunnels. La nuit, des mecs mettaient en place des publicités sur les murs…et toi tu pouvais voir le lendemain "Dubo, Dubon, Dubonnet", avec le dessin d’un mec qui buvait l’apéro. Il y avait aussi la réclame pour le cirage Lion Noir, les stylos BIC et une affiche terrible montrant le dessin d’un gamin qui marchait avec des béquilles en forme de bouteilles de pinard.

(Quand les parents boivent, les enfants trinquent)

La France picolait bien, la France picolait beaucoup. C’était l’époque des litres « 5 étoiles » consignés et du vin à la tireuse dans les épiceries qui commençaient à ressembler à des « petites surfaces ». Et parfois effectivement, des gamins se faisaient taper dessus par une mère ivrognasse ou un père alcoolique et tout cela était d’une tristesse accomplie !

Sur le quai, il y avait déjà des distributeurs de friandises. 5 choix, 5 casiers verticaux protégés par une vitre que personne n’aurait eu l’idée de briser. Le choix était mince mais ça nous suffisait. Barres toute mince de chocolat CEMOI ou POULAIN, c’était sympa.

Pour traverser Paname, il te fallait quarante-cinq minutes les bons jours. Les mauvais, une heure ou plus. Dans les années cinquante, quand tu prenais le métro, personne ne se serait jeté sous un train pour foutre sa vie en l’air et gâcher la journée des voyageurs. Le chagrin se déclinait en avalant des pilules sur fond de Police-Secours !

Et puis il y avait l’odeur ! Cette odeur indéfinissable que tu pouvais sentir dès que tu entrais sous terre. Tu aurais senti la même odeur à Buenos-Aires où à Romorantin, et en fermant les yeux tu te serais cru dans le métro à Paris. C’était une odeur qui imprégnait ton cerveau, on ne savait pas pourquoi ou comment… Avec un peu de bol, tu pouvais voir passer, entre deux rames pour les voyageurs, un train de travaux, ou même le « train chauleur » qui désinfectait les tunnels à grands jets rotatifs. Tout cela sortait de l’ordinaire ! Tu ne savais pas d’où il venait et où il allait : l’aventure traversait ta station.

Tu arrivais de l’autre côté de la ville, tu arrivais dans un quartier chic, ou chez les démunis du vingtième de l’époque, tu sortais, tu tombais toujours sur un café…. « Au départ », « café du Métro », « Zeyer », partout où il y avait une bouche de métro, un troquet n’était pas loin.

« Léon, un p’tit blanc sec ; tu comprends, le métro ça dessèche…


Il n’y avait que dans les quartiers bourgeois que l’on trouvait moins de troquets.

C’était bien connu, chez les bourgeois, on buvait aussi, mais en cachette…

  1. Il s’agissait des rames de type Sprague. Ces rames ont plus tard été remplacées par du matériel roulant sur pneumatiques. Les couleurs des rames Sprague étaient différentes suivant les lignes. Vert et rouge pour la ligne 4, bleu et jaune pour le « Nord-Sud », gris pour d’autres lignes. Il y avait effectivement deux classes et des contrôles de temps en temps. Malheur à qui voyageait en première classe avec un ticket de seconde.

LA DEBAUCHE


Le bas de soie à la couture géographiquement alignée le long du mollet, ça avait de la gueule quand on suivait, dans l’escalier d’un hôtel de passe de la rue Godot-de-Mauroy, une belle de jour ou une belle de nuit tarifiant ses prestations parfois à la tête du client et très certainement sans amour. On était abordé boulevard des Capucines ou rue des Italiens…

Tu montes, chéri ? Alors il fallait faire rapidement le choix entre respecter l’interdit ou se laisser aller à la chaleur d’une passe rapide, dans la tiédeur d’un après-midi de Juin ou l’intimité au chaud d’un lundi d’hiver. Au nom de la lutte contre « la débauche » Marthe avait déposé devant le conseil municipal de Paris un projet pour la fermeture des maisons closes. Les ronds-de-cuir de l’entre deux républiques, ceux qui n’avait jamais foutu dans une maison de passe, ou qui avaient énergiquement effacé de leur mémoire cet acte de débauche, approuvèrent le projet imbécile, mettant de ce fait au chômage le personnel qualifié es-serviettes et savonnettes de respectable établissements parisiens tels que le SPHINX, le ONE-TWO-TWO et des 193 autres boites-à-rideaux qui fleurissaient alors dans la capitale.

(Le Sphynx, Paris : pour tous les goûts jusqu'en 1946)

Taulières, sous-taulières, femmes de chambre préposées à la literie, bonnes pour la reconversion ou la clandestinité. Les bordels avaient fermé leurs volets, comme dans la chanson, mais au nom de la lutte contre « la débauche ». La débauche, lutter contre la débauche…une noble idée qui ne pouvait provenir que d’un milieu bourgeois de femmes desséchées et d’homme castrés maritalement. Lutter contre la débauche dans un pays où les monarques d’autrefois pratiquaient des parties carrées, pentagonales ou même octogonales, quelle idée singulière pour une ancienne tapineuse…Comme si la débauche n’était pas un penchant naturel, comme si la débauche était une maladie honteuse, intellectuellement transmissible… Débauche : usage excessif de tous les plaisirs des sens…comme si le plaisir devait être limité, estropié, mis en cage : ce soir tu as le droit à 37 minutes de plaisir et comme dessert tu pourras te taper deux religieuses…..fais-pas ci, fais-pas ça, touches pas à la dame, laisses le monsieur tranquille.

Pauvre plaisir encarté, utilisé à dose homéopathique par une société étriquée…tu m’étonnes que la débauche explose et que la recherche du plaisir soit devenu un but en soi…pauvre plaisir judéo-chrétien basé sur un savant équilibre avec la douleur, qu’elle soit physique ou morale. Pauvre débauche condamnée à mort sans jamais n’avoir rien fait d’autre que de rester une tentation proche, au coin d’une rue, au coin d’une paire de bas, au coin d’un sauna spécialisé, d’un donjon ou d’un club échangiste…Marthe, t’es vraiment cloche …Tu t’imaginais que fermer les boxons fabriquerait un nouveau monde. Bravo la vision à long terme ! Pourtant tu connaissais le sujet, toi qui t’étais fait pécho en 1905 pour racolage, par la police des mœurs, cette police qui devait combattre le vice avant qu’il ne se glisse en cachette dans la société toute entière et ne ravage la vertu des femmes et le portefeuille des hommes. Tu as sacrément merdé sur ce coup, ou alors tu n’as pas compris que jamais il ne serait possible de mettre en cage les sens de la femme, mais surtout les sens de l’homme. « C’est un débauché » dit parfois, d’un homme libre, ceux qui sont atrophiés du plaisir, c’est une débauchée disent souvent d’une libertine, celles dont le corps ne vibre plus depuis bien longtemps. (1)

De la jalousie nait l’insulte. Brûlons ce que nous ne pouvons avoir, dénigrons ce que nous ne pouvons ressentir. Plaisir des sens. Les cinq sens. C’était dans les « leçons de choses », ancienne appellation pour les pompeuses sciences de la vie et de la terre. Blouse grises, encriers en faïence blanche, porte-plume obligatoire, les écoliers de la république se plongeaient dans l’éducation sensorielle, sans excès mais avec appétit. Développer la faculté à percevoir des sensations auditives, tactiles ou gustatives, découvrir la perception des odeurs, et les sensations visuelles, une mission éducative en tout bien tout honneur. Où se termine l’expérience et où commence l’excès reste un point d’interrogation. Existe-t-il véritablement une norme des activités érotiques ? J’ai des yeux pour voir mais aussi des yeux pour regarder, et là s’associent plusieurs plaisirs en un, dont celui du cochon de voyeur qui sommeille au fond de l’homme et réclame sa pitance visuelle à intervalles réguliers.

Goûter, prendre la mesure du monde comme le font les nouveau-nés en portant à la bouche ce qui leur tombe sous les mains, rien de tel pour pacifier les anxieux et revigorer les paresseux. Entendre, mais surtout écouter les feulements, les voix rauques des petites morts au cours d’une session de singulier pluriel…Toucher, toucher à tout sans pudeur et sans limite, avec surprise, sentir l’autre qui ne fait plus qu’un avec soi-même, et le tout plusieurs fois par an ? par mois ? par semaine ? par jour ? Ah ! ce sacré mot « excès ». Ce qui dépasse les limites convenables, les limites admises. Ah ! ce sacré mot « limite » comme s’il pouvait exister un contour statufié à l’imagination humaine au royaume de Vénus. Les convenances dans le domaine de la jambe-en-l ’air, c’est quoi ? Tu ne te mélangeras pas avec tes semblables ? tu ne partageras ni ta femme ni celle des autres ? tu ne fesseras point ta prochaine avec une raquette de ping-pong ? tu ne feras rien passer au travers d’un "glorieux orifice » …tu n’attacheras point de femme sur une croix de Saint André…ou bien tu ne deviendras pas admirateur du Roi Candaule.

La morale est idiote. On parle d’un dérèglement des mœurs avant même de nous expliquer ce qu’est le règlement, on établit des interdits sans se souvenir du plaisir qu’apporte le viol de ces mêmes interdits. Quel plaisir de gourmet, quelle finesse, quelle maîtrise, quel accomplissement pourtant dans la transgression des tabous. Débauche et Perversion, voilà un sujet qui a dû faire l’objet de thèses. Les deux vont si bien ensemble que l’on a du mal à s’imaginer l’un sans l’autre. Des mots, tout cela, rien que des mots qu’il faut mettre à nu, dont il faut traquer le véritable sens, ou le véritable non-sens. Que ceux qui couvrent les libertins d’opprobre s’interrogent donc sur la façon dont fonctionnent les humains. Que ceux qui n’ont jamais lorgné sur une paire de jambe jettent la première pierre. Que les amoureux des belles lettres se tournent vers des synonymes comme luxuriance, saturnales, ou éventuellement le mot magique « concupiscence » qui cerne si bien le sujet, au lieu de jeter le bébé avec l’eau du bain. La débauche n’existe qu’à travers une vision étriquée de la société, une négation bornée des appétences, une certaine peur d’admettre que tout un chacun peut devenir, un jour…un débauché.

  1. La loi du 13 avril 1946, dite loi « Marthe Richard » interdit l’existence de « maisons de tolérance » ou « maisons de société », plus communément connues sous le nom de « maisons closes ». Marthe Richard était une ancienne prostituée, aviatrice, résistante puis conseiller de Paris dans le quatrième arrondissement.

 

AU PETIT-MONTROUGE


Cela vient comme ça…avec l’âge ? Cette envie de revivre ce que l’on a vécu, comme s’il fallait se souvenir absolument, sans savoir pourquoi. Tu sais bien que les images d’hier sont restées dans le passée, et pourtant, même si tu veux aller de l’avant, t’as besoin de te refoutre le nez dedans. Tu te demandes pourquoi…doit y-avoir une raison…Le sapin à venir qui déclenche un « tic-tac » dans ta tête ? L’impression que les jours et les nuits sont plus courtes, et qu’il faut se magner de faire un bilan ? Tu mesures le temps qui te sépare de tes premiers souvenir, alors tu te dis qu’il faut ancrer tout cela au plus profond de ta mémoire pour ne jamais oublier tout-à-fait, garder en toi un peu de cette magie qui a fait ton enfance.

Qu’est ce qui te vient en premier ? Les images de là où tu as grandi ! Du côté de la Porte d’Orléans on pouvait voir l’ancienne zone des « fortifs » qui allaient laisser la place aux Boulevard Périphérique d’ici à peu de temps (1956, début des travaux…). Il y avait un petit square…mercredis ensoleillés, une odeur de poussière, des vieux bus de banlieue qui partaient pour de Sceaux profonds, des Bagneux ombragés, des Massy-Palaiseau lointains. Au hasard des rues du Petit-Montrouge, on pouvait sentir dès le printemps l’odeur de la bière chaude. C’était la Nouvelle Gallia qui brassait, tout près de la maison…l’odeur rentrait dans l’appartement par les fenêtres ouvertes. Il y avait la communale ! La république pudique avait décidé de séparer les filles et les garçons. Adieu les rêves révolutionnaires de coéducation. Encriers en faïence blanche, encre violette, le meilleur élève en récompense, ou le moins bon, en punition avait le droit ou le devoir de remplir les encriers. Rue Prisse d’Avennes (explorateur, égyptologue et archéologue…) il y avait ma communale à moi. Les nanas c’était Rue Sarrette ! Huit-heures trente onze heures trente, treize heures trente seize heures trente. Barre de chocolat entre deux tranches de « gros pain » pour le goûter, jeudi pour rêver, demi-journée le samedi qui faisait bien chier tout le monde, mais fallait que ça se fasse… Point encore de stylos à billes. Tu trempais ton porte-plume dans l’outremer ou dans le violet, pour faire de belles lettres que tu épongerais avec ton buvard publicitaire en pensant à autre chose, et souvent à l’heure de la sortie.

Culottes courtes, mais on était plus des gamins, donc premiers pantalons, premières coquetteries. Passer devant l’école des filles, se demander pourquoi on nous sépare. Dans la classe de Madame Perron, je suis le pire, le moins bon, le nul, le rêveur. Dans la classe de Monsieur Daveau, je suis le rêveur, le nul, le moins bon, le pire. Vive la république, les mauvais points et la délivrance de la fin de journée. Au coin de la rue Sarrette et de la rue Alphonse-Daudet, il y a un bougnat avec toute la panoplie. Charette à bras, camion Renault à plateau, six ou sept tables à deux places dans son troquet. La gueule noire du matin au soir, la main rapide sur le ballon de blanc. Il parlait avec l’accent rocailleux de son auvergne natale. Il était dur à la tâche, ne parlait pas pour ne rien dire, un ancien, quoi ! Dans les anciens immeubles, on chauffait au charbon. Une cave, des livraisons de coke, le charbon de l’époque. On ouvrait un panneau qui donnait sur la rue, et le charbon n’avait plus qu’à glisser dans une goulotte. Après c’était l’affaire du bourgeois d’envoyer quelqu’un à la cave, remplir les seaux de charbon que l’on déversait dans le coffre, à l’étage, pour alimenter la chaudière. Le bougnat pouvait aussi venir livrer directement à l’étage, mais il te faisait payer sa peine ! C’est normal, cinq étages avec cinquante kilos sur le dos, ça méritait bien un extra.

(Place d'Alésia, 1950)


Tu ne sais peut-être pas, mais à l’époque, on te faisant croire que manger du cheval te rendrait fort comme un bœuf ! Alors de temps en temps, tu croisais sur ton chemin une boucherie chevaline, avec sa caissière enveloppée dans un châle, comme une caissière normale d’une boucherie normale. Il faisait froid.

La boutique était directement ouverte sur la rue, protégée des intrusions par une simple grille que l’on pouvait fermer en fin de journée. On te faisait croire qu’il fallait bouffer de la viande et des centaines de milliers de bœufs, chevaux et autres animaux comestibles rejoignaient la capitale par train ou camion. Les abattoirs de La Villette, de Vaugirard : des hectolitres de sang, des kilomètres de tripes, des côtes de bœuf, de l’andouillette, de la côtelette, sans que personne ne s’aperçoive jamais de l’angoisse dans le regard des animaux qui allaient mourir. Le dimanche, l’église saint Pierre de Montrouge était pleine de pêcheurs qui cherchaient à se faire pardonner leurs iniquités de la semaine. Musique d’orgues, prêchi-prêcha, soyez bons les uns avec les autres, une fois la messe terminée, « Ite Missa Est » , la bourgeoisie bon teint traversait l’avenue de Maine et la rue d’Alesia pour foncer chez « Vivier » et sacrifier au péché de gourmandise avec l’anticipation de se taper une Religieuse au dessert du déjeuner dominical. Le prêtre était accompagné jusqu’à la grande porte de sortie ouverte à deux battants, par un garde Suisse en grand uniforme, avec habit à la Française, bas blancs, et pompes de cérémonie. Il frappait le sol avec sa canne, tout investit de sa mission et les fidèles qui dégueulaient de l’église, avec le bon dieu qui dormait sous les godasses, se réjouissaient d’avoir été pardonnés. Le dimanche matin, parfois, la fanfare municipale du 14ème arrondissement (quartier du Petit-Montrouge) déambulait dans les rues du quartier en un joyeux bordel ! On les entendait venir de très loin. On courrait aux fenêtres pour les voir défiler. A défaut de fanfare, et probablement plus souvent aussi, il y avait le vitrier qui passait avec ses vitres sur le dos dans un cadre en bois, sa boite de mastic, et qui gueulait : » Viiiiiiiitrier ! Viiiiiiiiitrier . Je ne l’ai pas vu souvent entrer dans un immeuble ! On cassait moins les vitres que la vaisselle. ! De temps à autres, des musiciens de rue poussaient la chansonnette sous les fenêtres alors en enveloppait quelques pièces que l’on jetait à l’extérieur et on les voyait courir pour les ramasser…


(Eglise Saint-Pierre de Montrouge fin dix-neuvième.

A gauche: l'auberge du Puit Rouge que fréquentera

Lénine en compagnie de sa maîtresse Inès Armand)

Il y avait la télé, mais pas comme aujourd’hui …tu penses, une télé avec une seule chaine, un vrai petit écran des programmes deux fois par jour avec une émission phare : Paris-Club, dont un animateur, Jacques ANGELVIN sera arrêté pour avoir trempé dans la French Connection ! T’allumais ta télé avant le journal télévisé de midi et tu l’arrêtais jusqu’au soir, au moment où Catherine LANGEAIS t’annonçait le programme de la soirée. De temps en temps, en marchant dans les rues, tu pouvais passer devant un immeuble dont la porte d’entrée avait été drapée de tentures noires avec une initiale frappée en haut, juste au-dessus de la porte. Il y avait un N, un U, un tout ce que tu veux. Le mort était réduit à sa plus simple expression : une lettre de l’alphabet, la première de son nom de famille, une façon pudique de laisser la populace s’interroger sur l’identité du mort qui, apparemment, devait rester secrète. Un décès avait eu lieu dans la maison. Les croque-morts de l’époque devaient se taper la descente du cercueil par l’escalier ! Du chêne clair avec les poignées qui allaient bien ! D’un lourd, je ne te dis pas. Quatre mecs des pompes funèbres municipales plaçaient la boite à domino dans un corbillard Citroën, on attachait les couronnes de fleurs, et la macchabée partait pour son dernier voyage. Une fois le mort parti, les employés municipaux démontaient tout le tremblement mortuaire, l’immeuble reprenait son aspect habituel, et tout rentrait dans l’ordre.

Dans les années cinquante, Paris était quadrillé par des édicules d’un autre âge, hérités de la belle époque ou des années trente. De nombreuses vespasiennes décoraient les rues du Paris de l’époque. On les utilisait souvent comme surfaces d’affichage. Des ardoises verticales, de l’eau qui coulait dessus, une rigole, un vague toit, une enveloppe en tôle peinte en vert bouteille ou gris souris, le tout dans les courants d’air. C’était quand même mieux qu’avant ou l’on soulageait sa vessie au coin d’une rue ou dans un hall d’immeuble…mais les odeurs en été….une infamie amplifiée par la chaleur de Paris que reflétait le macadam et les pavés. Dans certains quartiers, dans des lieux connus pour cela, d’étranges manèges prenaient place dans les « tasses ». La morale eut gain de cause et les vespasiennes en question furent remplacées par des édifices propres, clos, mécanisée et payants tandis que les habitués des rendez-vous furtifs durent se rabattre vers des lieux plus intimes.

Le grand marché d’Alésia abritait au plus un boucher, un poissonnier et un cours de halles. T’étais petit, alors tout te semblait immense. Chez le poissonnier il y avait des aquariums ou nageait des truites qui cherchaient la sortie. Sur le mur, à l’extérieur, on avait fait l’image d’un marin en bord de port, avec des morceaux de céramique. Une image gravée dans la mémoire. Vers midi, la cloche de Saint Pierre de Montrouge couvrait la voix des crieurs ! « Elle est belle ma morue ! Elle est belle ma sole ! Allons-y sur les fruits de mer ! » Aller où ? Quand t’es un mioche, tu ne comprends pas tout bien sûr. Et puis il y avait plein de petites rues pour se balader et rêver à plein de choses…Rue Montbrun, Rue de Bigorre, Rue Bézout, Rue de la Saône avec ses pavés et son herbe qui poussait. Au-delà de l’avenue René Coty, c’était l’aventure, la découverte d’un quatorzième d’autre part, des rues qui descendaient vers d’autres quartiers, aussi chouette que le nôtre mais différents. La rue d’Alésia coupait le quartier en deux. D’un côté au sud, Le Petit Montrouge, de l’autre vers le nord, le reste …et Denfert-Rochereau ou trônait une copie du Lion de Belfort. A Denfert, il y avait l’entrée des catacombes…. « Arrête ! C’est ici l’empire de la mort » Au dix-neuvième siècle, il existait un "octroi », une porte, quoi. Tu revenais de la cambrousse avec des marchandises, tu devais payer une taxe. Les années cinquante ? Un autre monde je te dis : des taxis bizarres avec des compteurs A L’EXTERIEUR, des flics en pèlerine, des prémices de révolte en Algérie avec un nom qui revenait souvent : Messali HADJ. Mais nous, on était des gamins, et tout ce merdier, l'Algérie, la politique, c’était des histoires de grands, tu piges ?

 

LE PLETZ (1) RUE DES ROSIERS


« Bon, alors moi je vas (2) cherrrrcher des trrrrucs, des machines et des saloperrries ! » disait mon vieux, avec son accent Polack inénarrable ! et ma mère de rajouter : « va chercher tes petites saloperies, emmène donc Sylvain avec toi, il n’attend que ça » …Alors on partait comme deux hommes, moi dans mes culottes courtes, mon vieux la tête dans les souvenirs, des souvenirs que je ne connaissais pas, des souvenirs douloureux, des souvenirs tragiques. De temps en temps, il ouvrait une boite à chaussure sur la table de la salle à manger, et regardait des lettres et des photos…Une femme avec de longues tresses, trois enfants entre huit et onze ans vêtus de tenues de marin à la mode des années 20. Il passait quelques minutes dans un silence que personne n’aurait eu l’idée de briser. Ma mère s’arrangeait pour que nous ne sachions pas qu’il souffrait…

Et puis nous, la souffrance, on ne connaissait pas....

Prendre la main du père, descendre dans le métro, changer à Châtelet, sortir à Saint Paul, passer devant la réclame pour l'apéro St Raphael (3) s’engager dans la rue Ferdinand Duval et arriver rue des Rosiers…toujours un vendredi…. Rue des Rosiers ? Au coin de la rue Ferdinand Duval et de celle du Roi de Sicile, il y avait une boucherie chevaline ! Horrible vision de ce magnifique cheval dressé sur ses pattes arrière...Mais qui pouvait manger ces bêtes ? Pas des gens comme nous, c’était sûr… ! Drôle de quartier, des gens différents, beaucoup avec des grands chapeaux noirs, des manteaux noirs, des barbes blanches, des cols de chemise boutonnés mais sans cravates. Sur les murs, il y avait des affiches écrites dans une langue faite de signes…seuls les chiffres étaient comme « les nôtres » …Rue des Rosiers, du monde dans la rue…plein de monde…avec des cabas, des filets à provision, de la marmaille qui trainait derrière, de drôles de femmes avec un drôle de couvre-chef.

(Devant chez Jo Goldenberg)

Nous passions devant un hammam… « ça sert à quoi ce magasin ? » « C’est comme un Mikveh » disait mon père. « C’est quoi un Mikveh (4) ? « Tu verras plus tard » … Pas de questions...surtout pas de questions ... !

On était à Paris, mais ce n’était plus Paris. C’était autre chose…les boutiques portaient de drôles de nom, Moskvitch, le boulanger, Goldenberg, le restaurateur qui avait une partie de son restaurant qui faisait épicerie, Finkelstajn, le traiteur…Il y avait des petites boutiques obscures qui abritaient des artisans bijoutiers travaillant l’argent ou l’or…des immeubles sombres qui n’avaient pas vu de ravalement depuis la nuit des temps, il y avait des pavés au sol, qui brillaient quand la bruine se mettait à tomber. C’était un cocon, un arrêt dans le temps…il y avait aussi une sinistre devanture au nom de Roger S. Warga , organisateur d’obsèques pour le quartier connu sous le nom de Marais. Mon père n’aimait pas ce nom …On allait Rue des Rosiers, pas au Marais. Le centre du monde était cette rue de quelques centaines de mètres, qui contenait l’essence même de son passé, cette rue à laquelle il se raccrochait comme si c’était une drogue, une nécessité, un espoir de survie.

On rentrait « chez Jo » …. Cloche qui tinte… tonneaux de cornichons « malossol », étalage de gâteaux au pavot, pléthore de « Sacher torte », quantités de pâtisseries au fromage…

…et plein de « saloperies », comme disait mon père, des entrées bien de chez lui, qu’il achetait en même quantités pour que chacun puisse goûter…foie haché aux oignons, mélange œufs hachés et encore ognons, œuf de poisson, caviar d’aubergine…des plats de pauvre, des plats de paysans, des plats d’un là-bas qu’il avait laissé pour toujours, jusqu'au jugement dernier... Il ne fallait pas oublier le pain au cumin, ni la boite d’azymes "Rosinsky & Sbir" qui feraient la joie des tous, légèrement humidifiés et toastés sur un grille-pain posé à même la flamme. Des mots échangés avec Jo Goldenberg, des souvenirs peut être, moi j’avais les yeux plongés sur les barres de « halva » (5) qui attendaient tranquillement rangées sur des plaques de tôles brillantes d’huile de sésame. « Git Shabbes » (6) disait mon père…et nous quittions cet étrange restaurant…. Le retour à la lumière était un peu plus loin, en direction de la Rue Vieille du Temple, qui semblait marquer la sortie de ce quartier Saint Paul.

« Je dois passer au BHV » …

J’attrapais la main pour ne pas me perdre…la rue de Rivoli était immense, le rayon bricolage du Bazar de l’hôtel de Ville nous mettait à l’abri du bruit pour un moment… des montagnes d’écrous, des tonnes de vis, des kilomètres de fils électriques en rouleaux de toutes les couleurs, des ressorts de tout type, des cadenas, des clés, des vitres, des rideaux de douche, des… On sortait du BHV….Au sol, des bouches à chaleur, grillagées de cuivre, soufflait un air tiède avant la rentrée dans le monde bruyant du métro…


  1. Surnom Yiddish donné au quartier Saint-Paul.

  2. Mon père, surnommé « Le Mensch » ne maitrisait pas la langue Française, et plus particulièrement les conjugaisons.

  3. Le prénom hébraïque Raphael signifie littéralement « Dieu l’a guéri ». Tout espoir était donc permis aux accros de cet apéritif.

  4. Bains rituels utilisés dans la pratique de la religion Israélite

  5. Pâte de sésame au miel, aux amandes, au chocolat, à la pistache, nature…

  6. Bon Shabbat ! Il s’agit d’une expression typique commune aux juifs Ashkénazes pratiquant le Yiddish, la langue commune des juifs d’Europe de l’Est

 

LA LIBERTE


J’ai passé plus de temps à l’extérieur des salles de classes qu’à l’intérieur !« Ubersfeld, encore vous … ! Dehors ! » Quatre mots qui ont enrichi mon vocabulaire et restent gravés au plus profond de moi…Quatre mots que je redis souvent à mes petits-enfants lorsqu’encore sobre, au début d’un repas de famille, il me plait de jouer au grand-père jeune d’esprit, à la malice encore intacte, et aux souvenirs tellement proches qu’il m’arrive même de me demander si j’ai grandi…La liberté, ce fut une première évasion de l’Ecole Alsacienne, une institution pour enfants de bourgeois, au 128 rue d’Assas, en face de l’Hôpital Tarnier (1). J’y arrivais par l’autobus 38, un vénérable Renault TN4 à plateforme. Avec la gouvernante, on descendait à «Port-Royal » et marchions jusqu’au lieu de torture en passant devant la statue d’Etienne TARNIER, grand accoucheur devant l’éternel, qui avait gagné ses lettres de noblesse il me semble en inventant les « forceps de Tarnier » Le premier éclair de liberté traversa mon univers alors que, muni d’un « pasteur », un billet de 500 francs qui avait trouvé son chemin vers ma poche dans des circonstances obscures dont il vaut mieux de pas se rappeler, j’échappai à la surveillance féroce de Mademoiselle Pâquerette, l’institutrice en charge de la « petite annexe », et traversai la rue d’Assas pour acheter des Malabars dans la boulangerie qui sentait le pain chaud, située en face de l’école.


(L'entrée de l'Ecole Alsacienne : une pépinière de "gens biens" dont certains,comme moi, sont devenus des vagabonds rebelles)

Presque soixante ans après, il me souvient d’avoir embrassé du regarde le soleil et le ciel bleu d’un début Juin sur un Paris serein au début des trente glorieuses. Peut-être est-ce ce premier moment de liberté qui m’a conditionné, qui a modifié mon ADN, qui a dessillé mes yeux, qui m’a ouvert la porte vers d’autres horizons, en dehors du moule, en dehors des moules, un horizon décadré, un horizon sans convenances, un horizon inconvenant. Je suis devenu un combattant de la liberté à l’âge ou d’autres étaient en train de groupe nominaliser, d’équationner, de sous-préfécturiser, de prendre racine dans un système, comme un jeune arbre prend racine dans la terre meuble d’un sous-bois ou d’une clairière. Il aura fallu onze écoles, cours privés, lycées ou collèges, pour que le système baisse finalement les bras et me rende, toutefois bachelier, au monde du rêve, à la terre, aux feuilles, aux arbres, aux oiseaux. Le Lycée Montaigne était un beau bâtiment en face du Luxembourg.(2)

Un hall avec des palmiers qui auraient certainement préféré voir le jour à Kairouan ou Ismaïlia, un concierge revêche, un censeur sévère, un proviseur tranchant comme une lame d’acier, rien de tout cela ne m’incitait à une dévotion envers les études, et puis il y avait à quelques mètres l’entrée du jardin, avec ses souvenirs de Catherine de Médicis, ses amoureux, son école d’apiculture, ses tennis, ses filles et fils de riches et surtout l’odeur des feuilles mortes en automne, de la poussière chaude en été, et du crottin des petit ânes transbahutant des tout-petits dans des carrioles en bois sous le regard plein d’admiration de génitrices en jupes plissées, les yeux masqués par des lunettes de soleil comme les starlettes à la mode. Le sixième arrondissement dormait le plus souvent dans le sommeil de ses rues calmes, ses cours masquées à la vision des profanes. On sentait le riche, le cossu, le fait-pour-durer, le sérieux, le fiable ! Vingt centimes pour une partie de flipper au café au coin de la rue de Fleurus, il vaut mieux être là pendant la durée du cours d’anglais ou crétines et crétins s’essaient à postillonner un t .h.e correct avant un éventuel voyage d’été dans la perfide Albion. Peggy ? Martine ? Sophie ? pas grave ! Je les verrai à la prochaine « boum » sur le Quai aux Fleurs, pas loin du Palais de Justice… ! Rue Brea, Rue Jules Chaplain, il y a des « clubs » suspects, dont l’extérieur s’orne, en été de belles de jours qui font aussi les nuits.

Sacrés émois de caleçon, sacré désirs… « Reviens quand tu seras plus grand ! »

Alors au lieu d’être puni et mis dans le couloir, comme je le suis régulièrement à Montaigne pour cause d’inconduite et de provocation, je marche, je dévore, je regarde, je hume les odeurs. J’ai le cœur qui se remplit de sensations jusque-là inconnues. Liberté, liberté chérie…Passer devant l’école de la France d’Outre-Mer, trainer des pieds dans les feuilles mortes du petit Luxembourg, descendre le Boulevard Saint Michel, terminer à la Seine, ma copine bien crasseuse qui se tournicote en descendant vers Rouen, et tourbillonne autour des piles du pont Neuf à quelques enjambées de là. J’apprends. J’apprends la liberté de marcher dans les veilles rues du quartier latin, j’apprends le pourquoi de sainte Geneviève patronne de Paris, le comment du cœur des Halles bien avant le fameux trou et la vitrine imbécile des shoppings de luxe empoisonneurs du quartier. J’apprends la honte de la milice qui a failli prendre mon père, caché dans un bordel pendant la guerre, j’apprends la cruauté de Philippe IV dit Le Bel, exterminateur de Jacques de Molay, grand Maître de l’ordre du Temple, qui maudit sur son bûcher au Vert-Galant celui qui le fit arrêter avec ceux de son ordre un certain Vendredi 13. Je m’échappe des sentiers battus, des schémas figés. Je passe de l’ombre de l’hiver à la chaleur de l’été, au fur et à mesure des cours de Français non suivis, des épreuves de mathématiques non rendues, des trimestres, puis des semestres non-validés. Je n’ai plus de connaissances, mais je me sens riche d’avoir vu, d’avoir souri, d’avoir imaginé conter fleurette aux filles peu farouches près de la Mouffe, dans les jardins des Tuileries, au pied de la butte. Mon choix est-il bon ? Mon choix est-il idiot ? Ce n’est pas moi qui ai choisi cette liberté, c’est elle qui m’a appelé et je n’ai fait que répondre. Expulsions, pleurs, angoisses, la palette des sentiments de ma mère ressemble à un tableau pointilliste…couleurs des larmes, couleurs des visages horrifiés de découvrir le chemin que j’emprunte…Rien n’y fait…je marche.

Si la Seine est ma compagne Paris est mon compagnon qui me promène le cœur au travers de la cour de Rohan, sur les traverses centenaires de la Petite Ceinture, près des pyramides imaginaires du Parc Monceau quand j’étudierai dans une école pour bourgeois de l’Avenue Van Dyck. C’est ma liberté qui m’a mené jusqu’au pont mobile sur le Canal de l’Ourcq, ma liberté encore qui a guidé mes pas devant l’Hôtel du Nord, ma liberté aussi qui a cause de la souffrance quand il a fallu faire des choix, mais du bonheur quand le temps de l’accalmie est finalement venu, et que j’ai pu, sans regrets ni honte, conchier l’ordre établi, crier des insultes aux malfaisants, aimer avec passion l’irrévérence comme la fantaisie, les femmes d’aristo comme les femmes légères. Dans les impasses tranquilles d’un seizième paresseux, mon amour de la liberté m’a conduit vers des rêves de marquises se dénudant pour s’offrir un homme du commun… Un homme libre je suis ! La liberté s’apprend, à petite doses, par petite touches. Elle est un long apprentissage. Il faut trouver un bon maître, être un bon apprenti, recevoir selon son, mérite… ! Ma liberté à moi ne s’est pas conquise sur les barricades de la Commune de Paris, mais simplement au hasard des rues du quatorzième, du sixième, ou dans les banlieues chics avec rendez-vous galants sur un banc de pierre en remplacement d’une compo de sciences naturelles. Je n’ai aucun mérite, je n’ai pas combattu ! j’ai juste marché, j’ai juste exploré…

D’ailleurs doit-on systématiquement combattre ? C’est à la première gorgée de bière que se mesure la liberté, c’est les mains dans la fontaine Saint Michel que se mesure la grandeur du destin, et le cœur dans les nuages que se mesure le prix du rêve. Paris fut donc alors un bon maître, la Seine une bonne compagne, les platanes du Boul’mich, de bons petits soldats qui m’escortaient lors de me déambulations entre Port Royal et l’Ile Saint Louis et s’’il est vrai qu’il y a toujours un prix à payer pour conquérir la liberté, il vaut mieux ne pas en parler, cela risquerait de décourager les candidats à l’aventure…

  1. L’école existe toujours.

  2. Rue Auguste Comte.

 

LA REVOLTE


« Je t’interdis de lire Pif Le Chien ! C’est de la littérature communiste… ! » (1)

Ma mère a trouvé dans ma chambre une bande dessinée pour la jeunesse publiée aux éditions Vaillant. J’ai piqué ça à mon voisin Claude lors dans week-end dans la maison de campagne. La famille de Claude E. ? Des communistes ? « Et pourquoi je ne peux pas lire Pif le Chien ?

« Ils le lisent bien, eux… »

«Ils ne sont pas du même monde ! Ce n’est pas pour toi !»

Dommage…avec Claude, on joue à la guerre, on alterne, une fois il est le nazi, une fois c’est moi…son frère Bernard est un bûcheur…Il y a aussi sa sœur Mimi, bien plus grande que nous, mais c’est une fille sympa. Ces voisins vont même pousser l’outrage ultime jusqu’à habiter rue Pierre SEMARD (2), à Paris ! Le père, la mère, les trois enfants, tous ces « communistes » se calent une fois par semaine dans une 11CV légère Citroën pour rejoindre la maison à côté de la nôtre, dans un profond recoin d’une lointaine Seine et Marne, près d’un bled où les coiffeurs utilisent des bouteilles de shampoing de deux litres, un bled ou on vend des clous agricoles au litre, un bled ou pour appeler Paris, il faut passer par une opératrice de l’interurbain (Je voudrais à Paris Kellermann 37-02)…

Rue Prisse d’Avennes, Rue Marié-Davy, dans les petites rues dormantes du 14ème, les copains de la communale jouent le jeudi...les billes, les cow-boys et les indiens, tout ce petit monde se cherche, courre, crie, spécialement si de rares filles participent aux parties chat-perché (un pied délivre l’autre) ou de « mère-veux-tu » (oui, mon enfant) combien de pas ? (Un pas de géant… !) Les cases de marelle sur les trottoirs du petit Montrouge …je ne te raconte pas ! Et moi, et nous ?

On est simplement comme des cons…Une fois par semaine, quelques pas vers le cinéma à un franc de la rue d’Alesia. L’« Univers » il s’appelle…séance à quatorze heures, des westerns, des films comiques…Tous les voyous du quartier sont là. Tous ces gamins infréquentables qui me feraient dévier de mon chemin sont rassemblés pour voir Buster Keaton, de vieux films d’indiens de série « B ». Un balcon, un orchestre. Les voyous sont en haut, qui balancent pendant la projection des projectiles inoffensifs (Farine, sucre en poudre, maïzena…) comme déplaisants (poivre, bombe puantes, urine…) De temps en temps, le projectionniste interrompt le film, et gueule depuis sa cabine : « si vous n’arrêtez pas de faire les cons, c’est moi qui arrête » …hilarité dans la population, voyous et enfants de bourgeois se tordent de rire, le noir se refait, la projection reprend.

(Un fourgon de Police-Secours en mai/juin 1968 au quartier latin)

Dans la partie somnolente du 14ème, du côté de la rue de Plantes, ma frangine va se faire insuffler l’esprit saint chez les Trinitaires de Valence dans un établissement réputé pour remettre à l’équerre les futures débauchées, et qui se nomme La Bruyère-Saint Isabelle. Ma sœur est plus sage que moi, au moins en apparence. Elle terminera son éducation au Dames de Sion, sans que la moindre parcelle de Jésus ou de Dieu ne trouve place sous la semelle de ses mocassins à talon Richelieu, derrière les coutures de sa jupe plissée bleue, ou dans la poche de poitrine du chemisier blanc couleur d’une virginité qui ne sera bientôt plus qu’un souvenir.

« On ne sort pas le jeudi ! Tu devrais être content d’aller au cinéma ! Tu dois avoir du travail à faire, quand j’avais ton âge je ne m’ennuyai pas, à quoi tu rêves ? Ta chambre est un vrai capharnaüm, va ranger la salle de jeu, n’embête pas les chats…. Ne…Pas…il ne faut… Attention …

Merde ! Ah ! les réunions pour le thé avec les copines du canal de Suez « des gens bien », tu comprends ? Oh ! les chouettes vacances en Suisse, en Bretagne, en Italie, en Egypte, en Grèce, en Israël, avec goût, curiosité, enthousiasme, mais aussi le carcan inflexible de la morale et des obligations de bien se tenir partout, sans aucune fantaisie, sans aucun espoir d’un autre chose que cette éducation guindée, cette stérilité émotionnelle ou les deux mots « je t’aime » sont absent du vocabulaire. Le mot « bombe », par contre est bien présent…On sent chez le père une persistance de la doctrine anarchiste (3). Quand quelque chose n’est pas à son goût, il dit simplement « ça mérite une bombe » avant de se replonger dans la lecture du « Monde » Les années passent…Je tourne dans mon cocon…

A trois pas de l’appartement, l’église des Franciscains donne l’heure avec obstination. Un son de cloche qui évoque la lumière cristalline en Italie, à Assise, ou l’ami des oiseaux leur a dit de ne pas s’inquiéter, qu’il y aurait toujours à manger pour les créatures du ciel. Il y a un voyage à Abano Terme près de Padoue, chez les curistes. Il y a la visite à Vérone, ville de Roméo et Juliette, les combattants de l’impossible, les opposants à « il ne faut pas » … L’année d’avant, les Beatles ont sorti leur album « Sargent Pepper’s Lonely Hearts Club Band » …La maison a été terrassée par une révolution culturelle…Enfoncé le Camarade Mao, enfoncé le Camarade Castro…La révolution a frappé au 2, Rue Alphonse Daudet, le fief du « il ne faut pas, on ne fait pas, on doit… ! Et, coup de bol merveilleux, ma mère pianiste, amoureuse (comme moi) de Chopin, Isaac Albéniz, Liszt, Rachmaninov ou Fauré, se met à adorer les Beatles. Un point pour la révolution, zéro pour les bourgeois ! Lennon gagne haut la main et Lovely Rita rappelle nos hormones à leur existence. En face du couvent des Franciscains, il y a la maison de Lénine. A deux immeubles de la maison de Lénine, il y a celle de sa maîtresse. Proximité contagieuse du leader bolchévique qui avait habité à deux pas de chez nous ?

Vite : plonger dans le passé…

Lénine et Inès Armand ont fait connaissance pour la première fois en 1910, dans le milieu des révolutionnaires russes exilés à Paris. Inès a alors 35 ans, mais elle en paraît 25. Elle a de grands yeux, une bouche charnue et expressive et des cheveux châtain foncé. Lénine a 40 ans et est déjà presque chauve. Ils flânent ensemble sur les boulevards de la capitale française et restent assis pendant des heures dans les cafés de l'avenue d'Orléans en faisant probablement un trajet que j’ai dû faire mille fois. Lénine est amoureux. Nul ne l’a jamais vu dans un pareil état. Jusqu'alors ses livres et ses écrits politiques lui avaient toujours plus importé que les femmes. Il se montre à présent incapable de « détacher ses yeux mongols de la petite ». Les camarades se chamaillent sur le point de savoir si « les deux vivent ensemble». Quelques mois après leur première rencontre, Lénine réussit à loger Inès au n° 2 de la rue Marie-Rose, dans le XIVe arrondissement. Il habite lui-même avec sa femme et sa belle-mère au n° 4. Sitôt après leurs premières rencontres à Paris, Inès lui écrira : « Tu m'as très fortement impressionné. J'avais une envie folle de m'approcher de toi, mais j'aurais préféré mourir sur-le-champ plutôt que d'ouvrir la porte conduisant à ton bureau. »

Vite….revenir à 1968. Le quatorzième arrondissement continue de ronronner, mois après mois, dans les bruits des embouteillages de la place Victor Basch (résistants exécutés le 10 janvier 1944 par les crapules Vichystes de la milice française) comme dans le silence feutré des fins de dimanche. Et puis ça pète tandis que les bourgeois dormaient ; ça pète vraiment fort… ! Du 3 mai au 30 juin, en deux mois, les « baby-boomers » vont faire changer pour toujours la vie en France. Le 14ème roupille à l’ombre du Lion de Belfort, symbole de la résistance aux Prussiens du 19ème siècle qui « eurent » bien l’Alsace et la Lorraine.

Tandis que le Lion est bien assoupi, que la gare du « métro de sceaux » s’est apaisée après l’heure de pointe, des étudiants qu’un gouvernement suranné aura la maladresse d’appeler les forces du désordre, vont changer pour toujours la façon de voir les choses des Parisiens comme des Français. La liste des changements à venir est longue, l’inventaire des réalisations n’a pas sa place ici. C’est de Paris qu’il s’agit…Paris qui n’a pas connu de barricades depuis les journées libératoires d’Aout 1944, revient sur son passé. Les pavés volent, les grilles des platanes du Boul Mich’ participent au dressage de barricades, « aux grands hommes, la patrie reconnaissante » se couvre de drapeaux rouges, les statues commencent à réfléchir au pourquoi du comment, et la bourgeoise du 6ème arrondissement, celle qui végète depuis Haussmann dans des immeubles en dur, là où d’épais tapis recouvrent de larges escaliers de bois ciré, a la nausée…

« Mais comment osent-ils ? on leur a tout donné ». « Vous avez vu à l’Odéon, c’est l’anarchie » « Et à la Sorbonne !!! Il parait qu’il y a des « katangais »

« Le changement Oui, la chienlit Non » dira même un certain général dont le nom m’échappe, grand gardien des traditions, qui un an après se retirera de la vie politique pour cause d’avoir trop duré, trop voulu maintenir du passé dans l’avenir en préparation qu’était le moment présent ! Les braves platanes du Boulevard Saint Michel y perdent le latin de leur Quartier …Arbres mis à bas, coupés à la tronçonneuse, les souches désolées restent là à respirer le gaz des lacrymos qui pleuvent sur les manifestants. Comme il est interdit d’interdire, on conteste tout ! On veut prendre la parole, partout, dire ce qu’on pense de tout, on chie sur l’autorité des profs, les examens, les obligations…on veut la mort de cette société qui nous a donné tout ce que nous avons, mais qui ne nous sert pas ou, semble-t-il, ne nous sert pas comme nous l’aimerions. Fils de bourgeois, petites filles de Français moyens, jeunes « révolutionnaires » idolâtres de Marx, Lénine, Engels, Rosa Luxembourg, Mao, tout leur est bon pour bâtir une théorie, un rêve, un avenir à court terme, puisqu’il est certain que l’avenir à long terme ne peut être que trompeur. Et Paris continue à vivre pendant les journées de Mai, et les filles et fils de riches que nous étions à l’époque, continuent à rentrer chez Papa et Maman pour y trouver gite et confort avant les manifs du lendemain. Une conscience politique ? Peu de nous savons ce que c’est…


Pour faire comme les copains, on fréquente le Comité d’Action de la rue Bézout, établi dans un local appartenant à une mutuelle étudiante. J’ai troqué les vêtements de la première adolescence contre une vêture normée, spécifique, unique : celle du soixante-huitard : jean le plus crade possible, pull lâche, foulard, pipe, briquet Zippo, paquet de tabac « Amsterdamer » avec le dessin du marin Hollandais sur la pochette. « Marche, Camarade ! Le vieux monde est derrière toi ». On passe de la mouvance « Jeunesse Anarchiste Communiste » à l’orientation « Gauche Prolétarienne » avec Jean-Paul Sartre en prime. On vend « La Cause du Peuple » sur le marché d’Alésia (4), on s’endort avec des rêves plein la tête… L’enfance pas si lointaine se change en souvenirs, « il ne faut pas » se transforme en « on peut », et les convenances explosent finalement à force de grossir dans des carcans tellement serrés. Paris aime sa contestation ! Paris qui pleure bien sûr dans les gaz lacrymogènes, mais Paris qui se réjouit de voir ses enfants en pleine rue, parler, dialoguer, discourir, contester, injurier, invectiver, sourire, embrasser… Paris n’aura pas ses morts. Il ne s’agit pas d’une vraie révolution et Paris le sait…alors il laisse faire. C’est un coup de vent, un coup de bambou contre les bourgeois, les nantis, ceux qui savent tout, toujours…coup de gueule contre les chaises payantes au jardin du Luxembourg (jusqu’en 1974… !) coup de Trafalgar alors que le Parti Communiste Français essaie de récupérer le mouvement de contestation depuis son siège de la place Kossuth à Paris. Les chrysalides des écoles communales et des lycées de Paris se sont transformées en papillons qui volent, volent, volent, attirés par les lumières du Quartier Latin, les feux de voitures de la rue Gay Lussac, les lumières des projecteurs des reporters qui montent sur les barricades pour filmer une jeunesse qui explose dans la soif de changement, la soif de permission, la soif d’une vraie vie sans " ce n’est pas permis, il ne faut pas" C’est le centre de Paris qui vibre ! Dans les quartiers excentrés, il y a des signes que quelque chose de passe, tandis qu’au Quartier Latin, il y a des preuves ! La religion rentre dans ses églises, la France crotteuse à chienchien s’accroche à sa morale, à ses privilèges, à ses acquis. Nom de Dieu, les filles sont belles en cette fin de printemps…on pue tous un peu mais ça n’empêche en rien la fraternisation chez l’une ou chez l’autre… ! Courir devant les flics, ça fait transpirer !

Il y a les patrouilles à moto qui nous pourchassent Rue Monsieur le Prince ou du côté de la rue Saint Séverin, mais on s’en fout… ! C’est le moment, c’est notre moment : changer, s’ouvrir une nouvelle voie. L’état ment, les parents mentent, les profs aussi. Sur fond de guerre au Vietnam, sur trame de luttes indépendantistes, sur souvenirs des luttes ouvrières, chacun y trouve son compte. Les enfants de bourgeois n’ont jamais autant couché avec d’autres enfants de bourgeois. « Cet été n’allez pas en Grèce, restez à la Sorbonne », « sous les pavés, la plage » le rêve, un rêve, des rêves. « Bidules" de la Police Nationale, matraques des CRS, boucliers des Gardes Mobiles, gueule du préfet de Police, crispation du Ministre, tremblement du pouvoir, tremblement des pouvoirs. La morale se délite, les sages chemisiers blancs des jeunes filles en fleur s’ouvrent et on découvre que beaucoup ne portent pas de soutien-gorge…on ressort les vieux bouquins de Wilhelm REICH qu’on dévore en laissant aux théoriciens de la guérilla urbaine le soin de lire Engels, Marx, et Lénine et de nous en entretenir lors du prochain meeting à la « Mutu », à côté de de place Maubert. On se marre plus à faire les cons dehors qu’à rester chez les parents à regarder les nouvelles au journal télévisé du soir. Hop… de temps en temps, un petit voyage organisé à l’ancien Hôpital Beaujon dans le 8ème arrondissement, transformé en centre de détention pour jeunes gauchistes…petits papiers griffonnés avec le numéro des vieux à la maison : « prévenez mes parents, j’ai été arrêté ». Cela vous a un petit côté "résistant » de la dernière guerre …Honte sur nous, les nantis !

La famille explose…mais on se parle. On se découvre des émotions inconnues, des intérêts jusque-là ignorés, des sujets de discussion qui ne sont plus tabous. Les parents eux aussi respirent…nous leur avons coupé l’herbe sous le pied, mis en pièces leurs certitudes, mais finalement c’est un peu cela qu’ils cherchaient aussi. Nous leur offrons un second souffle. Paris piétine au rythme des manifs, les intellectuels de gauche réfléchissent à un projet fou qui ressemblerait à un programme commun, et le père, chez nous, met en garde ses trois enfants révolutionnaires qui vont battre le pavé Parisien en disant simplement, comme s’il s’agissait d’une vérité ne souffrant d’aucune mise en doute : « Les cocos, c’est des bandits ».

Paris tousse : un mélange d’odeur de grenades au CB et de poussière de Juin. ! La France, elle, se grippe, se ralentit. Paris bientôt s’arrête de rouler, le France s’immobilise. ! Grèves ? Plus d’essence ! On fraude dans le métro, on rentre tard le soir, ou bien on ne rentre pas, ou plus …on marche. Herbe fraîchement arrosée au Parc Montsouris, lumière du petit matin du côté de Notre Dame, émotions inconnues que l’on découvre au hasard d’une rue encore pavée bientôt dénudée puisque les cubes de granit s’envoleront vers des cars vert et blanc, des camions bleu sombre, ou vers les Simca 1000 aux couleurs acidulées des Renseignement Généraux.

Banques fermées, essence réservée au « prioritaires », on s’en fout …du soleil dans le paysage, du soleil dans nos vies. Certains partent en vacances avec papa-maman, d’autres tentent une expérience ouvrière, d’autres encore retournent dans le 14ème arrondissement, plein de souvenirs, plein de projets, plein d’espoir. Ce n’était pas une révolution… Ce n’était qu’une révolte… ! Le plus dur restait à faire……


[if !supportLists](1) [endif]Pif le chien était publié par les éditions Vaillant.

[if !supportLists](2) [endif]Pierre Sémard était un syndicaliste

[if !supportLists](3) [endif]Tout ce qui n’était pas au goût du père méritait une bombe. Il avait gardé de sa jeunesse révoltée une approche tout à fait anarchiste et s’opposait souvent à ce qu’il appelait « l’imbécilité des lois ».

[if !supportLists](4) [endif]Nous nous faisions copieusement insulter par les commerçants du marché d’Alésia qui ne voyaient pas les choses comme nous. Mais nous étions sûrs de ne pas avoir tort…

 

LES PINCES A VELO


3, Villa Moderne… ! Un ilot de tranquillité blotti entre la Rue de Plantes, l’avenue du Maine et la Rue d’Alesia. Tranquillité ? Sauf quand l’école primaire située au fond de l’impasse libère à intervalles réguliers toute une masse de petits crétins hurlants aux heures de récréation ! L’enfance est déjà bien loin pour moi, Mai 68 reste un vague souvenir. C’était « avant ». En 1973, j’ai intégré une compagnie aérienne. Mon rêve ? Les avions, les voyages. Il y aura d’autres rêves moins avouables. Un bref passage par le 92 Rue d’Alésia, à un jet de pierre de la place Victor Basch, un déménagement des quelques meubles du clair deux pièces dont l’arrière donnait sur une impasse ou vivait jusqu’à son suicide en juillet 1982 le comédien Patrick DEWAERE, je suis passé du logement fonctionnel au logement de plaisir. Trois pièces… ! Tu te rends compte ? Trois pièces avec de la moquette, une vraie salle de bain, une cuisine qui donne sur l’arrière du siège de Force Ouvrière ou œuvrent André Bergeron et son équipe dans un environnement privilégié, celui de l’ancien Palais d’Orléans, construit au 19 -ème siècle pour le plaisir des parisiens et la joie du Petit-Montrouge. A cette époque, on rit et on sourit, même si la misère gagne du terrain, même si la Grande Guerre n’est déjà plus très loin, même si les ouvriers sont payés une misère.

Pour garer la voiture, on se fait chier. Il faut tourner comme un con pendant des heures, circuit toujours le même, Rue de la Sablière, ou habite le gentil petit chien qui se couche toujours devant la blanchisserie ou officie sa maitresse et aime bien qu’on lui donne un croissant, Rue Léonidas, Rue Sévero, Rue des Plantes....Dur, dur le retour du travail. Au moins une trentaine de minutes passées dans l’attente de l’emplacement salvateur. Paris, mon Paris, je t’aime tant que je n’envisagerai pas de te quitter, mais il y a des jours ou je rêve d’espace, loin des chauffeurs hargneux qui, comme moi, tournent, et tournent encore à la recherche d’un créneau. J’aimerai bien me promener chez toi, ma grande ville, mais entre les feux, les bouchons, les difficultés de parking, c’est un peu le bordel, tu ne crois pas ? B….mon âme sœur est prof d’Anglais. Elle enseigne à des cadres la langue de Shakespeare dans des entreprises du CAC 40 ou dans une école réputée située sur la Place Saint Michel, à un regard de Notre-Dame. Elle revient souvent à la maison le soir avec un grand soupir exprimant son incrédulité devant l’incapacité des dirigeants de XXXX ou YYYY à comprendre comment prononcer « the » ou assimiler qu’il n’est pas d’agneau consommable sans sauce à la menthe, que l’humour Anglais dépasse l’humour Juif, que « Dislexia rules K.O », le tout pour la plus grande gloire de l’ancien empire Britannique et de son indéboulonnable « Queen » Elisabeth, deuxième du nom. Son paysage quotidien est émaillé de bâtiments modernes ou anciens, là où elle professe l’ « anglois », munie de son diplôme « TOEFL ». « Hopeless…. they are hopeless » dit-elle souvent. Amoureux de Paris, nous sommes.

Mais nous n’en profitons pas beaucoup. Le travail, la fatigue…et puis un jour, l’idée qui germe au fond du cerveau reptilien du cadre et du prof d’Anglais :

« Et si on achetait des vélos ? » « Sans blague, des vrais vélos ? » « Des vrais ! On prendra même des pinces à vélo ! ».

(La Seine, les vélos, avant ....nous c'était dans les années soixante-dix)

On est cons ! Ce n’est pas des pinces à vélo ! C'est des pinces pour les bas de pantalon... ! Les vélos ne nous ont rien fait…Il faut déjà aller les chercher ! Métro. BHV, rayon cycles. On est parti avec le chéquier et des idées de couleurs plein la tête…Excuses-moi, ça fait vachement longtemps alors j’ai peut-être oublié. Je crois que le mien était blanc, et celui de B. orange, ou était-ce l’inverse ? Deux montures identiques, sans cadre. Un anti vol ça-comme, quelques tendeurs pour transporter on ne sait quoi, et les fameuses pinces à vélo qui éviteront aux pantalons de se mélanger à l’huile du perfide pédalier ou de se faire attraper par les dents agressives et veules du plateau. ! Pas des vélos de flemmards, des trucs à trois vitesses. En plat tu passes la troisième, comme avec une bagnole, dans les montées, tu te mets en première et tu pédale en danseuse, dans la fumée âcre des autobus. Sacrées pinces à vélo. Le top du top. Dans un éclair de rigolade, nous affrontons le pavé Parisien en prenant soin de rester bien à droite. A travers le 6ème arrondissement, le 4ème, le 14ème, on roule souvent. Se laisser aller dans la descente de la rue D’Assas qui dégringole vers St Sulpice et ses deux tours, trainer dans les petites rues derrière Montparnasse, là où les Bretons des premières génération ont fait souche, explorer la limite inconnue entre le 14ème et le 15ème, un quartier étrange qui va jusqu’à la Seine, dès que l’occasion se présente, on enfourche les bécanes, on pince les frocs, on essaie de ne pas oublier la pompe à vélo ( une pour chacun) et on s’échappe sur l’asphalte, à défaut de s’échapper sur les pavés remplacé après Mai 68 par un revêtement moins risqué pour la santé des forces de l’ordre.


( On démarrait souvent la ballade en passant par le carrefour Rue des Plantes/Rue du Moulin Vert...)

Remonter doucement les deux cent mètres qui séparent la Rue de Plantes de la place d’Alésia, traverser le bordel, et se laisse griser par une descente lente vers l’autre côté, en direction de l’avenue René COTY ? Le plaisir infini de la rêverie qui nous gagne. Passer devant le restaurant « L’Univers…L'Univers, c’est le rendez-vous des retrouvailles d’il y a longtemps. La mère y oublie régulièrement son sac à main. Le père termine son repas par un parfait au café « Fischer-la Maison des Desserts ». Le serveur maison, Alain, un fort a bras moustachu, Antibois et transfuge s’occupe de la tribu avec le sourire. Pas question pour mon frère et moi de quitter l’honorable établissement sans avoir concocté un « grand juju » en mélangeant discrètement sel, poivre, vinaigre et huile dans un récipient contenant de la moutarde de Dijon. Nous n’avons jamais vu par contre la tête des futurs usages du dit pot à moutarde… Madame Gauthey, la propriétaire partage la gestion du restaurant avec son mari qui, dans une vie précédente, a dû s’appeler Jean TOPART : il est le sosie du comédien. Occupé en cuisine, il sort de temps en temps la tête de ses fourneaux pour regarder celle des dineurs. Il a une façon de préparer les concombres à nulle autre pareille, en les rendant croquant après en avoir extrait les grains et la pulpe. Curieusement, cet homme est allergique au sourire. Son regard sur le monde doit se limiter aux casseroles qui l’entourent, son regard sur les femmes, à la présence de sa moitié, qui gère les tickets de caisse… L’Univers, c’est le petit restaurant de quartier, un repaire d’habitués. Bourgeois au chien-chien, homme seul veuf ou divorcé, qui commande toujours la même chose comme si son goût de la vie s’était fixé sur l’andouillette frite ou la pièce de charolais sauce béarnaise. Propriétaires du magasin « La Porcelaine Blanche » au coin de la rue Alphonse Daudet, médecin de famille qui habite à deux pas, couples légitimes ou non qui se retrouvent en préalable à d’autres moments agréables… Les dîneurs se saluent d’un imperceptible mouvement de tête, d’un faux sourire.

Pas très loin du havre de paix de la villa Moderne se trouve le magasin d’« Afrique Music » grand fournisseur de musique Cubaine. C’est l’époque ou la salsa s’engouffre en Europe. La musique dégueule depuis le fond de la boutique. A fond les manettes, Roberto TORRES, Mario MUNOZ « Papaïto », les orchestres cubains des années 50, les notes s’envolent par-dessus les platanes de la Rue d’Alesia. Des propriétaires sans doute peu mélomanes forceront les vendeurs de disque à s’exiler plus loin, rue de Plantes dans un fol espoir de conserver à la Rue d’Alesia une quiétude toute relative. Promenade du dimanche, promenade du soir d’été, le caoutchouc des roues chuinte sur l’asphalte chaud. Le 14ème se ballade sous nos roues…un passage rue Daguerre, à côté il y a la Marie annexe du 14ème. Un mariage : le mien. Des témoins ? Quatre employés municipaux. Il est préférable de ne pas connaitre leur véritable fonction, tant je les soupçonne d’appartenir au service des pompes funèbres municipales de la Ville de Paris. Quatre mecs ensemble, disponibles de suite ? Combien en faut-il pour porter un cercueil ? Mariage éclair. Avons-nous mangé ensuite au restaurant ? Aurai-je failli à la tradition ? A réfléchir. Nos roues nous portent près du Lion de Belfort. Eté chaud, été à Paris, vacuité des boulevards et avenues désertées par les « parigots » qui sont partis s’agglutiner à la Grande Motte, sur la Costa Brava, ou pour certains à Lesbos ou sur une autre île de la mer Egée. Paris en Août ? Absence de bruit, fermeture des boulangeries, recherche d’un improbable « Tabac » de garde avec la légère angoisse de ne pas trouver la Gauloise, la Gitane, la clope… Respiration aisée pour ceux qui pédalent lentement la tête ailleurs, les yeux partout. Au détour des rues : le réservoir de Montsouris qui abritent les eaux de la Vanne et de la Voulzie alimentant une partie de la capitale en eau potable. Verre et faïence, un aspect 19 ème siècle qui ne trompe pas.

Plus bas, le poumon vert du 14 ème. Un seul coup de pédalier, ça descend tout seul. Les vélos sont attachés à la grille du parc Montsouris. Odeur d’herbe humide arrosée en fines particules, enfants en culottes courtes, nounous pour les petits des bourgeois qui bossent, poussière d’été qui danse dans les rayons du soleil. Pas très loin, la petite piste en béton pour les petites voitures. Il y a déjà très longtemps, un gamin du 14ème poussait sur les pistes aventureuses des « Norev » en plastique ou des « Dinky Toys » en métal peint, modèles réduits de la Frégate Renault, la Ford « Vedette » ou la Simca « Versailles » modèle classique… Bancs au soleil, face au lac. Un cygne, des canards qui montent vers la berge dans l’espoir d’une mie de pain. La Cité Universitaire toute proche peuple les pelouses de ses étudiants locataires révisant les partiels. Un garde bonhomme, un sifflet à la bouche, fait semblant de surveiller le parc et déambule dans les allées en bon représentant de l’autorité de la Ville de Paris. Le cadre et la prof d’anglais pédalent ferme, les pinces à vélo toujours en place, gardiennes de la survie du bas de pantalon. De temps à autres, le tandem dérive vers le 6ème, du côté de la Rue du Cherche-midi auprès de laquelle il me reste des rêves qui n’en finissent pas de s’effilocher…

Cher Bon Marché de la Rue de Sèvres, Bon Marché cher, ce qui est bon marché est rare, or ce qui est rare est cher, moralité : ce qui est bon marché, est cher ! De la logique pure. Remonter le boulevard Raspail en quittant le 6ème des bourgeois friqués pour revenir se blottir dans « notre » 14ème…libérer les bas de pantalon, sécuriser les vélos, expirer les gaz d’échappement collectés au cours des arrondissement parcourus, monter, se faire un thé, ouvrir une fenêtre sur la vie… Le prof d’Anglais a oublié jusqu’à l’aspect de la station de métro de Woodgreen , l’homme de l’air pense à ses impôts, le quatorzième qui s’endort à une pensée pour son vieux Georges et pour tous les génies et les poètes qui baladent leurs âmes au gré des réverbères de l’éclairage urbain.

 

LES MARRONS CHAUDS ET TOUTE CETTE SORTE DE CHOSES...


Les Bolchéviques, ça ne me disait rien, les russes blancs non-plus ! Tu penses, à quatre ans !!! Mon père disait : « les cocos, c’est des bandits », ma mère disait : « paie le taxi… » … Alors mon vieux à cheval sur ses pensées anarchistes sortait de son veston son portefeuille en croco et donnait au russkoff qui pilotait la « frégate Renault » ou la Ford « Vedette », un bifton en lui demandant un bulletin de voiture que le chauffeur griffonnait sur ses genoux. Le russe blanc passait la main par la fenêtre, remettait le drapeau en position « libre » et foutait le camp probablement vers Levallois où se trouvait le dépôt de la « G7 », une mythique compagnie de taxi dont la création remontait au 4 mars 1905. Place d’Alésia, il y avait plein d’odeurs ! A l’époque c’était bien ! Maintenant c’est encore mieux parce qu’on a l’impression que cela te relie immédiatement à ton enfance. Il y a dans cette enfance un sentiment de sécurité, de prise en charge. Un truc qui t’appartient jusqu’à ton dernier soupir, et peut être même après puisque tu ne sais pas ce qu’il y a derrière…tu sais toi ?

Le marchand de marron, c’était chié. Un mec, une nana, c’était pareil ! Toujours vieux, toujours transi de froid puisqu’il était prisonnier entre le trottoir, les courants d’air du métro, et le ciel de merde d’une fin de journée de décembre, un ciel gris, méchant, imbécile, chargé de te faire perdre espoir qu’il il n’y eut jamais un nouveau printemps. Du papier journal pour emballer en cornet. Les mains des marchands de marron étaient toujours noires : on ne savait pas trop si c’était à cause des marrons trop cuits ou de l’encre d’imprimerie du rectangle de journal qui suintait à cause de la chaleur. Les bonnes nouvelles comme les mauvaises emballaient les marrons qui chauffaient les mains à travers les gants en laine tricotée. C’était combien le prix ? Une pièce avec un coq dessus, je me souviens. Le crétin de coq Gaulois… ! Dépiauter les marrons avec des gants ! Je ne te raconte pas.

-tu m’aides maman ?

-tu pourrais attendre qu’on soit arrivé, non ?

Hé non… ! Je ne pouvais pas attendre.

Ça sentait si bon… Il fallait passer devant Noblet, le charcutier des bourgeois du Petit-Montrouge ! Une vitrine à faire pleurer le clodo qui avait élu domicile sur d’une bouche d’aération de métro, à la station « Alesia ». Du cochon dans tous ses états, en pâté, en pieds, en tête, avec du persil en plastique et la gueule d’un animal abattu d’un coup de merlin sur la tête et d’une tranchée de couteau dans le cou ! Il avait bonne mine, l’animal. Il y avait des bacs en céramique de salade de cervelas, de rémoulade, du sauciflard tarabiscoté emballé dans un filet avec un nom pas de chez nous, des saucisses à boche, des saucisses à français, des trucs pimentés, du pinard dans de drôles de bouteilles le cul emballé dans de la paille. L’éducation de ma mère n’était pas compatible avec la découverte visuelle de la vitrine du charcutier.

-allez, on y va… !

Putain, comme je t’en veux encore ! J’aurais voulu que tu m’explique tout ! Les saucissons, les machins préparés, le pinard, le repas du dimanche avec des plats tout prêts qui venaient de chez le traiteur… ! Alors …On y allait…Dans la culotte courte en velours épais, le vent trouve quand même son passage. Devant le brasero du marchand de marron, ça allait…mais là, en trottant sur l’avenue du Général Leclerc, c’est bien moins agréable. Je regarde avec envie ceux qui ont des pantalons…les plus grands, les autres. J’ai froid. Vivement l’appartement…L’odeur du pain tout chaud s’échappe du soupirail de la boulangerie rue Alphonse Daudet… ! Quelques ménagères attendent sagement la fin de la cuisson et la mise en rayon des baguettes !

Ah …sacrées baguettes. Pas pour nous … ! Les cours d’économie ménagère ont dû faire rayer de la liste des achats ce gentil pain bien craquant et doré qui fait envie. Il a été remplacé par le pain de quatre livres, le fameux « gros pain » qui va faire la semaine, ou pas, c’est selon les goûters de la semaine. Pour rentrer à la maison, il faut passer devant BELVAULT, le "marchand de couleurs », dit ma mère. Marchand de couleurs ? Les seules couleurs que je peux voir ce sont celles, bien vernies, qui composent la devanture de son magasin. On dirait la maison d’Arlequin, des triangles de rouge, des carrés de vert, des trapèzes de jaune peints sur le bois de la façade. Lui a un béret vissé sur la tête. La France éternelle habite cet homme taciturne qui évolue à pas lents et mesurés au milieu de ses trésors : des bidons de cent litres de glycérine, d’essence de térébenthine, des pains de savon artisanal, des bocaux en verre remplis de cire liquide quand tu les ouvre ça sent le musée, des bidons de vernis, des tubes de pigments pour les peintres, des pinceaux, des écumoires en métal, du papier de verre et du mastic de vitrier dans un bac, avec une couche fine d’huile de lin qui protège le tout d’un dessèchement prématuré préjudiciable aux activités de vitriers ambulants qui transportent sur le dos dans quartier tranquille du Petit Montrouge, leurs vitres de différentes tailles.

Madame BELVAULT quant à elle, a peut-être fait un long séjour en chambre froide, ou dans un bidon de cire pour antiquaire tant elle est à la fois diaphane, immobile, et absente. Monsieur BELVAULT a un tablier de maître d’école, de maître des couleurs. De temps en temps, nous y venons pour acheter de la cire liquide qui servira à alimenter la cireuse électrique qui fait briller le parquet en chêne de Hongrie, fierté immobilière de mon anarchiste de père ! Presqu’en face de chez BELVAULT, il y a le confiseur MARADEL. Lui et sa femme ont dû se gaver de sucreries depuis qu’ils sont petits : ils ont dans leur boutique tout ce qu’il faut pour faire rêver un gamin : caramels mous, durs, au café, au chocolat, violettes confites, chardons des Alpes. Ils sont tellement complémentaires qu’ils en sont devenus incapables de fonctionner l’un sans l’autre. Peut-être ont-ils été mariés dans l’œuf ? Toujours est-il que j’ai droit à une sucrerie si je franchis le pas de leur porte….

(Avant Noblet , il y avait déjà un charcutier au coin de la rue d'Alésia et de l'Avenue d'Orléans)

La boutique à côté, avant d’arriver chez le bougnat, c’est « les Caves Saint-Pierre." Tu rentres la dedans….carreaux en mosaïque au sol, des bouteilles de pinard dans tous les sens, un monte-charge qui vient de la cave et fait ouvrir une trappe carrelée, des sacs de patates « bintje », « belle de Fontenay », des choux fleurs, quelques produits de base, et Monsieur Neyrinck, un brave home de chez les braves hommes, béret obligatoire, tablier gris, mégot de gauloise pendant à sa lippe, et surtout des pieds dont la taille dépasse probablement le 46, chaussés dans de gros godasses noires d’un autre temps… Déjà en 1955, ce brave homme représentait une génération de commerçants en voie d’extinction….lui et sa brave moitié toujours enveloppée d’un châle à la Zola, ont du s’éteindre du côté de Fontenay-sous-Bois, dans une banlieue distante ou alternaient guinguettes et glycines, cannes à pêche sur la Marne et bouteilles de blanc mises au frais au fil de l’eau. Marcher sur l’avenue de Général Leclerc, en direction de la Porte d’Orléans, c’était l’aventure ! Au bout de l’avenue, en regardant vers le sud, il y avait sur la gauche le dépôt des autobus de Montrouge. On pouvait les voir sagement rangés dans l’immense hangar à verrières. J’étais fasciné par cette pléthore de véhicules, tous garés au millimètre, attendant qu’un machiniste les emmène vers la place Clichy (Ligne 68), la Gare Saint Lazare (ligne 28) ou la Gare de l’Est (Ligne 38)

Aller en direction inverse nous amenait vers Denfert-Rochereau, la limite de mes petites jambes. Un grand lion vert-de-grisé gardait la place d’un œil somnolant, dans le souvenir de l’occupation de l’Est de la France par les casques à pointe des armées prussiennes.

En face du métro, du printemps jusqu’à l’automne, une voyante élisait domicile dans une caravane, consolait les maris cocus en faisant miroiter d’extra-conjugales aventures ou promettait aux midinettes la rencontre prochaine avec le prince charmant. A quatre ans, il était un peu tôt par aller consulter……et pourtant, si je l’avais rencontré en temps et heure, je n’aurais peut-être pas fait autant de conneries… !


 

GARE DE LYON


Je radote !

C’est drôle ce besoin de se replonger dans le passé ! Je te l’ai déjà dit, ça sent le sapin, avec cette fringale de souvenir, cet appétit de torture au nom des souvenirs qui n’en finissent pas de ne pas mourir ! Paris n’est pas simplement un endroit où habiter, mais plutôt un point d’ancrage. Tu n’oublies jamais que tu as été parisien. Tu ne renies jamais ton quartier. Tu le chéris comme l’homme libre de Victor Hugo qui toujours chériras la mer. Tu es attaché à ton quartier et à tes souvenirs comme une mère est attachée à son enfant par ce mystérieux fil d’argent qui ne se coupe jamais, même si l’un ou l’autre passe dans la pièce d’à côté. Même pas peur d’être dépassé par la mémoire lointaine ! Impossible aujourd’hui de prendre au départ de la Gare de Lyon, un TGV vers le sud-est sans être envahi par les souvenirs, les odeurs, le putain de passé qui trouve à chaque fois sa place au fond de moi et me file souvent la nausée tant je sais qu’il est le passé pour de vrai, maintenant que les trains d’antan sont remplacés par d’imbéciles trains à grand vitesse ou la moindre romance, les yeux dans les yeux, la moindre rêverie, la moindre dérive du cerveau, est devenue impossible pour cause d’horaires à la seconde près.

Jamais plus de regards qui se croisent, Jamais plus les effluves soufrés de la vapeur, jamais plus les senteurs mystérieuses du coke brûlant dans la chaudière d’une voiture-lit, jamais plus le fumet de la cuisine du wagon-restaurant ou opère une brigade de la CIWL (1) au service des riches, des puissants, des magnats du pétrole, du prince hindou, ou du sultan en mal d’émotion. Ce sont des moments qu’il faut avoir vécu, des odeurs dont il faut s’être imbibé, des sons qu’il faut avoir entendu. Pas très loin de la Gare de Lyon, il y avait d’autres départs quotidiens, hebdomadaires, poussiéreux, dans la noria incessante des trains de banlieue qui amenaient et ramenaient les boulots de l’est de Paris. La Gare de la Bastille, c’était les petits départs pour des voyages sans espoir à part celui de retrouver le pavillon de Boissy-Saint-Léger ou de Saint Maurice du Valais. Le long du boulevard Diderot, en hauteur de quelques mètres, les locomotives 141 TB traversaient le 12ème arrondissement en crachant leur fumée, tirant ou poussant des voyageurs en route vers leurs paradis ou leurs enfers. Les habitants du long de la voie n’ouvraient jamais leurs fenêtres, condamnés qu’ils étaient à choisir au quotidien entre l’étouffement de l’été parisien et le risque de voir se déposer dans leur appartement le léger voile d’une tenace suie graisseuse provenant des volutes qui se dissipaient doucement après le passage de chaque convoi.

(Tableau d'affichage : des mecs avec des perches accrochaient des plaques en métal émaillé avec les destinations et les heures de départ des trains)

(Quand on voyait au loin le beffroi de la Gare de Lyon, on savait qu'on partait pour de bon...)

Le Midi qui n’était pas le Midi mais plus spécialement la côte d’Azur, la Suisse chez les riches de Wengen, Saas-Fee, Pontresina ou Lenk, au-dessus de la vallée de la Simme, pas très loin d’Interlaken, tout partait du même endroit : la Gare de Lyon. Tout commençait sur le quai, devant un wagon-lit ou une voiture à compartiments. Tu étais encore là. Ce n’était pas le voyage qui était important, une fois le train parti et toi dedans, c’était trop tard…Ce qui était important c’était le déchirement à venir, la transition en passant du quai au train. Ce qui était important, c’était ces quelques secondes pendant lesquelles on voit la grande aiguille qui grignote méthodiquement les dernières secondes avant la séparation.

« On va voir mes tantes » disait parfois mon vieux. Des tantes qui avaient eu l’idée de quitter Cracovie quand il était encore temps. Tante Rose, Tante Hélène. Des oncles, aussi, qui « faisaient dans la fourrure » et avaient pignon sur la bourgeoisie de Besançon, en tenant boutique Rue de la République. On se tapait l’obligation, sans rien savoir à l’époque du drame de la Shoah ! On était des petits cons pas informés…tu penses, je te parle de cela, c’était dans les années 1950 et le père n’a jamais rien dit. Il a fallu gratter, gratter, gratter pendant plus de quinze ans pour comprendre ce qui s’était passé… ! Taxi depuis le quartier du Petit-Montrouge, on dégringolait vers la rivière en passant près de la prison de la Santé, le boulevard de Port Royal, le boulevard de l’Hôpital en laissant la Gare d’Austerlitz sur la droite. Le repère qu’on attendait de voir, c’était la grande tour de la Gare avec son énorme pendule. Un dernier tour de roues pour la traversée de la Seine sur le Pont d’Austerlitz, et on débarquait sur le parvis de la gare. En face, le café « Aux Cadrans ». Tu savais que tu étais arrivé ! Pas de marche arrière possible. Le père, billets à la main, hélait un ou deux porteurs en sarreau bleu à parements rouges avec un numéro en cuivre épinglé sur le devant, et les mecs empoignaient les valises, passant une sangle en gros cuir dans les poignées et embarquaient le tout vers ton train ! Pas de fatigue pour la mère… ! Un voyage de cinq heures pour aller chez les tantes qui parlaient le Français aussi mal que mon père, mais avaient dans le cœur un dictionnaire de l’amour universel qu’elles ouvraient grand quand les enfants venaient en Franche-Comté… ! Une des tantes, convertie probablement sous le joug nazi par les religieuses Franc-Comtoises, prêchait la bonne parole en citant Saint Paul et en glorifiant la foi qui pouvait faire des miracles… ! Saint-Paul, né Saül dans une famille Israélite, en savait quelque chose le bougre.

Cœur battant la chamade, …Petites jambes qui trottaient derrière le père, accroché aux mains de la mère. Traversée de la grande salle des billets avec ses comptoirs usés par des années de coude de voyageurs posés sur le bois aux contours de cuivre, fresques murales évoquant le soleil, les oliviers, la Provence, le bleu du ciel, avec ici ou là des bouquets de lavande, et finalement un compartiment pour nous tous seuls…. des « première classe » pour enfants de bourgeois !Vendeurs de journaux, France-Soir, Paris-Presse l’Intransigeant, Combat, l’Humanité, accents du Sud incompréhensibles, quelques uniformes américains, balluchons, valises, odeurs de sandwich au pâté, hot-dog maintenus au chaud dans leur étuve, ça sent le départ… !Des marins à pompon en partance pour Marseille, Toulon ou l’Algérie, des hommes d’affaires à grosses lunettes et monture d’écaille, du bagage de luxe avec porteur respectueux, et en bout de quai parfois un chef mécanicien qui attendait l’heure du départ pour s’en aller, avec son équipage vaporiste monté sur une "Pacific 231, faire une inspection en route du savoir-faire du mécanicien et du chauffeur, couple véritable , mariés à leur machine, qui souffraient irrémédiablement l’un d’arthrite de l’épaule gauche, l’autre d’arthrite de l’épaule droite. Il y avait un prix à payer pour être Seigneur du Rail.

Gare de Lyon, toujours : on attend le départ du train...

Faut que je te dise un truc sur « les tantes » … Elles avaient été, en effet, cachées chez les bonnes sœurs en Franche-Comté, mais continuaient dans la vraie vie à habiter Rue du Château Rose à Besançon, pas loin de la rue de Viotte. Oubliés, les uniformes noirs de la SS, les gueulements imbéciles de sbires d’Hitler, la vie avait recommencé sous la protection d’une république restaurée depuis une dizaine d’années. Rue du Château Rose…une petite maison, une arrivée à vapeur à Besançon, dans le sillage des volutes d’une fumée noire puisque Besançon, c’était la province lointaine et que la traction électrique, c’était seulement jusqu’à Dijon.

A Dijon, capitale incontestée du Kir (Léon, tu m’fais un Kir avec une ‘tite côte ?) la "2D2" électrique qui nous tractait depuis Paris était remplacée par une machine à vapeur. Du beau, du lourd, du fumant qui sentait bon la graisse chaude, le charbon qui se consumait dans le foyer, son équipage noir de suie, chauffeur et mécanicien « grandes roues » qui pilotaient ensuite fièrement le convoi jusqu’à la capitale de la cancoillotte, et peut être ensuite vers la Suisse. La Gare de Lyon, c’était aussi parfois l’accompagnement jusqu’à son train, d’un père en partance vers un mystérieux hôtel dans les alpes helvétiques. « Ton père va se reposer… ! Il en a besoin »

Alors je regardais le paternel grimper les trois marches de sa voiture-lit sans savoir où il allait, ou alors j’ai oublié. Ça sentait bon le « coke » ce charbon domestique qui alimentait les chaudières individuelles de chaque voiture et diffusait une douce chaleur, (2) ça sentait bon la fumée…La lumière ocre qui provenait du train en partance faisait plaisir aux yeux même si j’avais le cœur à l’envers, le cœur poivre-et-sel… « Ne sois pas triste…Il ne part pas longtemps » Alors on revenait vers le Petit –Montrouge, sans le père, et le chagrin passait. Je soupçonne une ou des rencontres avec une ou des femmes, quelque part retrouvée après une nuit sous les couvertures et les draps blancs d’un « single » dans train de nuit traversant la France vers l’Est…vers l’Helvétie tant aimée du père. Les tantes, c’était une obligation mais comme primait le plaisir de partir en voyage, on savait se plier aux désirs paternels sans rien dire. Le vrai du vrai, c’était surtout le départ pour la neige et pour la Riviera ; ça c’était chié ! Les porteurs apportaient les valises jusqu’à ton wagon, l’un montait, ouvrait une fenêtre proche de ton compartiment et récupérait les valises propulsées à bout de bras par son confrère resté sur le quai. Un billet de cinq, un billet de dix, je ne sais plus. Le père arrosait les portefaix qui repartaient contents. Tu t’asseyais, tu attendais le départ qui se rapprochait, un œil sur la pendule du quai. Le haut-parleur te distillait les arrêts à venir « Train rapide Le Mistral (3) à destination de Nice. Ce train fera arrêt à Laroche-Migennes, Macon, Lyon-Perrache, Valence, Avignon, Aix en Provence, Marseille, Toulon, Draguignan, Saint Raphael, Cannes, Antibes et Nice. Fermez les portières, attention au départ ! »

Mouchoirs agités, vagues larmes de la compagne restée sur le quai, quelques pas de course du mari pour accompagner trois secondes sa femme en partance, le train prenait de la vitesse, traversait la Seine près de Joinville, et le « tac-tac » des roues sautant sur la jointure des rails achevait de transporter les voyageurs dans un autre monde qui n’était plus Paris mais pas encore l'inconnu à venir. Je suis dans le train, assis sur du confortable. Les fils du téléphone le long de la voie hypnotisent mes yeux. Fumée des cigarettes, (4) voyageurs faisant connaissance accoudés au barres d’appui des fenêtres du couloir, un homme en imperméable, une femme en tailleur, les jambes gainées de soie ou de nylon…moquette sur le sol avec des drôles de motifs, photos au-dessus des sièges….Port de Saint-Malo, Nice, Lourdes, Albi, Lyon, La côte d’opale, un véritable tour de France qui me rappelle l’école de la rue Prisse d’Avennes où Madame Perron essaie de faire rentrer dans ma tête la liste des départements, préfectures ou sous-préfectures. « Ne pas utiliser les cabinets pendant l’arrêt du train en gare » …je me demandais pourquoi, qu’est ce qui allait se passer si je faisais pipi à Laroche-Migennes, ou à Macon…Arrêté ? Mis en prison ? Je m'imaginais pris en flagrant délit de vidange de vessie sur le ballast lors d’une des nombreuses haltes qui marquaient le trajet, et ramené dans mon compartiment par un contrôleur contrarié disant à mes vieux : « Votre fils a fait pipi alors que le train était arrêté…Il faut qu’il y ait une sanction !! »

Dans les années cinquante, les écolos n’étaient pas encore nés, l’hygiène ferroviaire un concept encore inconnu…alors les dilatés de la vessie ou des intestins s’enfermaient dans les chiottes à peine propres, et tentaient, secoués par les tremblements du convoi, de s’exonérer de leur contenu avant utilisation problématique d’un papier-toilette fin et brillant, fierté de la SNCF, qui n’absorbait rien du tout (5). Alors, tout ce qui sortait tombait sur le ballast, en s’éparpillant à 106 ou 130 kilomètres heure (6). Si tu regardais le fond de la cuvette, tu voyais le sol qui défilait à fond les manettes ! C’était génial !« Porte donnant sur la voie » mais pourquoi était-ce marqué sur toutes les portes ? Comme s’il n’y aurait jamais de sortie possible…et alors quand tu étais en gare, c’était toujours la voie, ou pas ? T’es con quand t’es petit. Vers midi, un serveur cravaté, pantalon noir, veste blanche, les armoiries de la Compagnie des Wagon-Lit sur la poche de sa veste, passait à travers le train an agitant une clochette en laiton : « Wagon-Restaurant, premier service ». Alors on partait en rang, le père devant, la mère fermant la marche, vers le wagon magique ou tu pouvais déjeuner ou diner en regardant les champs de Bourgogne qui s’étendaient en douces ondulations. Les serveurs de la brigade s’efforçaient de te servir les plats sans déverser ni sauce ni légumes sur les voyageurs. En hiver, pour cause de vétusté d'un matériel qui avait traversé les âges, les clients étaient protégés du froid par de grandes couvertures bleu nuit fixées à l’aide de petits crochets sur les fenêtres qui avaient perdues leur étanchéité à force de subir les climats divers de l’Europe ferroviaire.

Moutarde de Dijon, un menu avec entrée, viande ou poisson, fromages et toujours dessert. Les tables étaient de quatre personnes, l’un de nous devait s’exiler vers une autre table et manger avec des « étrangers ». En fin de repas, la mère ou le père sortait une cigarette, et fumait les yeux dans le vague, les pensées suspendues dans le temps. Un foie, deux reins, trois raisons de boire Contrex disait l’affiche. Il y avait aussi des réclames pour l’eau de Vichy. Peut-être le père ne pouvait il s’empêcher de penser à un certain maréchal de France…Dans la cuisine exigüe, le chef et son commis préparaient à manger pour les deux services de 48 personnes. 5 mètres carrés pour préparer le traditionnel turbot, l’entrecôte de charolais, la salade, les pommes de terre sautées. Les arrêts se succédaient, les vaches regardaient passer le train, et le soleil se glissait de plus en plus et de mieux en mieux, à travers les arbres qui bordaient la voie. Paris était loin déjà. A Lyon, il fallait changer de locomotive. Le spectacle attirait beaucoup de voyageurs heureux de pouvoir détendre leurs jambes. On repartait dans la fumée d’une « 241P » (7) pour la deuxième partie du voyage. Presque en milieu de nuit le train arrivait à Antibes…on descendait dans les odeurs de figues, au milieu du bruit des grillons qui avaient passé la journée au soleil sur les pierres du ballast. Silence, seuls les chuintements de la machine à vapeur pouvait rappeler le monde bruyant du Paris d’où nous arrivions.

Odeurs du Midi, douceur de la nuit, des étoiles par milliers, par millions, la gare endormie, quelques femmes en jupe courte accueillant le mari descendu de la capitale pour quelques jours à Juin les Pins. Tu vois, je te raconte tout cela alors que j’ai souvent peine à me souvenir de ce que j’ai fait hier…Tu vas me dire : rien à voir avec Paris, et je te répondrai que si, justement, parce que même sur les plages de Juan ou de Cagnes-sur-Mer, même sur la terrasse du « Mas Djoliba », avenue de Provence dans cette belle cité d’Antipolis, si une partie de mon cœur était au chaud sur la sable blond du quotidien de juillet ou d’aout, l’autre partie était restée dans mon Paris de la mémoire, attendant mon retour par un autre train de fin de vacances qui arriverait lui aussi Gare de Lyon, dans la fin tiède d’un été, dans l’anticipation d’un septembre aux odeurs de craie et d’encre .

Les cons, les grincheux, les pisse-froid n’ont peut-être aucuns souvenirs. Moi j’ai cette chance d’avoir gardé au plus profond de moi-même les volutes de fumée du Mistral, les odeurs de l’enfance, les visions des étés de Paris, les cadrans de la gare de Lyon…Tu vois, la mémoire est toujours aux ordres du cœur.


[if !supportLists](1) [endif]Compagnie Internationale des Wagons-Lits.

[if !supportLists](2) [endif]Cette chaudière permettait le chauffage de chaque voiture et la production d’eau chaude sanitaire.

[if !supportLists](3) [endif]Le trajet qui prenait presque douze heures à l’époque, demande aujourd’hui cinq heures et quarante cinq minutes par train à grande vitesse. Le Mistral était à l’époque un train « drapeau » de la SNCF.

[if !supportLists](4) [endif]Il était à l’époque permis de fumer dans les trains comme dans les avions. On pouvait réserver une place de chemin de fer en compartiment « fumeur » ou « non-fumeur ».

[if !supportLists](5) [endif]Problématique papier hygiénique qui n’avait d’hygiénique que le nom. Après utilisation, beaucoup l’ont regretté…sans commentaires mais il fallait le dire.

[if !supportLists](6) [endif]Suivant la vitesse maximum de traction de la locomotive du jour, certaines étaient plus rapides que d’autres.

[if !supportLists](7) [endif]Locomotive à vapeur construite par la société Schneider au Creusot. 35 locomotives de ce type circulaient à l’époque. Les roues motrices avaient un diamètre de deux mètres zéro deux…


 

LE 19 A GUERARD


Il y avait déjà eu des tentatives d’exil de fin de semaine qui se mélangent avec des souvenirs de culottes courtes en velours achetées dans un magasin pour enfants chics du boulevard Malesherbes ! La Traction Avant du père, modèle 15 chevaux, nous emportait le vendredi soir, ou était-ce le samedi matin, vers un petit coin du Vexin, par une route nationale à deux voies. Le havre de paix dominical fut pendant quelque mois un village endormi, bien au-delà de Pontoise, là où régnaient les herbes folles, des chats amicaux, des poussins douillets quand on les passait sur la joue.

Mais les retours problématiques dus au trafic grandissant en ce début des « trente glorieuse » eurent vite raison de ces escapades campagnardes. Un feu de circulation situé à l’entrée nord de Pontoise bloquait des centaines de véhicules en retour des prés et des champs du week-end dès dix-huit heures le dimanche soir.

Avec son sens du raccourci vengeur, mon père disait : « Quelle imbécilité ! Ça mérite une bombe ! » Quarante-cinq minutes pour traverser Pontoise en 1956, c’était plus que le père ne pouvait supporter. Adieu le Vexin, adieu Nucourt, adieu également le petit aérodrome de Marines où un proche compagnon de mon père, passionné d’aviation, entretenait avec amour un « BROCHET » et un « STAMPE SV 4 ». Il fallait trouver autre chose ! Ce fut Guérard, petit patelin de quelques centaines d’âmes, un bled sorti du patrimoine endormi de la Seine-et-Marne des années cinquante, l’époque ou le choix des agriculteurs se limitait au maïs, au blé ou à la Betterave. L’est de Paris était plus doux aux finances du père. Va savoir comment il eut le premier contact avec Monsieur LEVY, le propriétaire de la petite maison du 2 Rue de Chèvre dans un lieu-dit Rouilly-le-Haut, mais une signature fut bel et bien apposée en bas d’un acte authentique de vente en présence d’un notaire de province dans une officine poussiéreuse , et tandis que Monsieur LEVY s’exilait vers le sud de la France, le ballet régulier des départs vers les champs reprit, avec armes et bagages, chaque fin de semaine rythmée par les trajets entre la rue Alphonse Daudet au Petit-Montrouge et le chemin de terre qui passait devant l’entrée au portail en bois de la maison des champs. (1)

Quel terrain de jeux ! Quelles herbes hautes ! Quelles joies futures en perspective ! Escalier en bois pour aller au premier étage, chambres défraichies, odeurs de moisi, installation électrique d’un autre âge, parquet en bois brut en haut, carrelage blanc et bordeaux en bas, mosaïques artisanales devant la cheminée, murs épais, volets en bois qui avaient vu de meilleures heures et tenaient à peine sur leurs paumelles. Le père était content, il aurait plein de place pour stocker plus de dix ans d’archives du magazine favori auquel il était abonné (Electronics Buyer’s Guide, papier glacé, ça pesait des tonnes…) Ma mère était ravie, elle qui vouait aux fleurs et aux plantes plus de passion même qu’envers ses propres enfants. Des roses étouffées par la folie des ronciers, des pivoines masquées par la tricherie des mauvaises herbes qui croissaient sans limite, un marronnier généreux offrant ses branches épaisses à toutes sortes d’escalades, un noisetier aux rameaux flexibles qui ouvrait vers le ciel les espoirs de centaines de noisettes en devenir dont la courte vie se terminerait entre nos dents, et devant cet arbre, une table ronde en béton, le plateau recouvert des morceaux de la même céramique que celle qui se trouvait près de l’âtre.

Ce serait la table ronde des chevaliers autour de laquelle s’asseyaient déjà les trois frères et sœurs, sandwich au saucisson à la main, l’esprit occupé par la découverte permanente de ce nouveau terrain de jeu si loin de l’appartement parisien et de la place d’Alésia. Quelle était l’activité de Monsieur LEVY ? Qu’avait-il vécu pendant la tragique période entre 1940 et 1944, nos destins s’étaient croisés le temps d’une signature notariée ; c’était probablement un très brave homme qui avait laissé derrière lui dans la grange ou régnaient les hirondelles, un sacré foutoir issu de la récupération effectuée probablement dans des surplus militaires. Tu penses, des caisses vides en bois qui avaient servi à l’armée Américaine pour transporter des munitions, et même un Harley Davidson de couleur camouflage, selle en cuir, qui avait dû permettre à un jeune « G.I » de livrer aux quartiers généraux de 1944 et 1945 de bonnes ou de mauvaises nouvelles ! (2) Il avait aussi des voisins, des communistes disaient ma mère, dont les enfants lisaient des bandes dessinées qui n’avait pas droit de citer chez nous… !

Bernard, Mimi, la fille, et Claude le cadet, tour à tour ami ou ennemi suivant qu’il était le résistant ou le collabo de nos jeux du week-end au cours desquels, armés de fusils de bois, nous combattions, chacun pour nos idées. Pour aller de Paris à la maison de fin de semaine, il y avait deux choix, celui du père, et celui de la mère. Le père, pressé d’arriver, prenait plus facilement la route de Nancy, la N34, qui partait de la porte de Vincennes ! On passait devant la « Porte Jaune », et c’était tout droit pendant 56 kilomètres. La mère, elle préférait la N303, qui serpentait à travers la campagne. Il fallait en premier atteindre Joinville, traverser la Marne avec ses guinguettes, continuer sur Champigny, Noisy -le-Grand, et là s’opérait le miracle ! Un bus de banlieue en fin de ligne, l’ouverture sur les champs, le passage de la civilisation à l’inconnu, tu étais vraiment en route pour la campagne.

Une auberge au bois dormant, l’auberge de La Malnoue, marquait la moitié du trajet. « C’est quand qu’on arrive » se plaignait celui de nous trois assis sur la barre inconfortable du siège arrière de la deux-chevaux (3190 EZ 75…tu te rends compte de la plaque d’immatriculation… !)


(Crécy-en-Brie : la Venise Briarde, disaient-ils...)


« Allez, les enfants, dans moins d’une heure nous serons arrivés ! » (3) On continuait, la tête perdue dans les pensées, et bientôt c’était la perspective du château de Jossigny, un repère qui nous rapprochait des herbes folles ! Puis c’était la descente vers la vallée du Grand Morin avec ses odeurs de rivière, ses moulins à eau endormis, ses refuges pour peintre en mal d’inspiration, des auberges oubliées qui cachaient le temps d’un week-end amants et maîtresses, amoureux l’un de l’autre, mais aussi de la quiétude qui habitait cette région pas encore la banlieue, mais plutôt encore la province. Quand tu arrivais à Crécy-en-Brie, tu étais presque au bout du voyage ! Pas un village, une vraie ville, avec sa quincaillerie où on pouvait acheter des clous au litre, son coiffeur d’une autre époque ou le shampoing tenait dans des bouteilles en verre de 1 Litre, ses affiches pour la brillantine Roja ou Forvil, sa poste avec l’enseigne Postes-Télégraphe-Téléphone Crécy-en-Brie, ses petits ponts sur le Morin, ses lavoirs, sa gare, ses bistrots ou se réfugiaient chasseurs et paysans bottés de caoutchouc, ou pêcheurs à la ligne taciturnes qui attendaient le bon moment pour aller se poser le long des berges de la rivière et laisser flotter un bouchon de liège peint de blanc et de rouge, à l’occasion d’une sieste bienfaitrice au fil de l’eau.

Prendre du pain, prendre un journal, prendre une plante, une fleur, un insecticide…remonter en voiture. Courage encore 6 kilomètres…Passer devant la collégiale de la Chapelle-sur-Crécy, suivre la route qui monte et arrive sur le plateau, compter deux routes partant sur la droite, et à la troisième, oublier le monde, s’enfoncer dans les champs, encore une fois à droite, attention au virage à gauche, ça y est, on est chez nous. Le rituel peut commencer : ouvrir les fenêtres, mettre les cumulus en route, laisser le soleil chasser les moisissures, laisser la maison revivre après une semaine de silence, faire le tour du jardin, sortir les tables pliantes, commencer à vivre !

C’était le bout du monde !

Le lien avec la civilisation était un boitier en bakélite noir servant à contacter une revêche fonctionnaire du téléphone assise dans la minuscule poste de Guérard. Une impulsion sur le téléphone, le signal électrique arrivait à la poste, la téléphoniste décochait :

« Poste de Guérard…… » « Bonjour, ici le 19 à Guérard, je voudrai à Paris Kellermann 37 02 ! » « Ne quittez-pas, j’appelle… »

C’était le bout du monde !

Pour venir en chemin de fer depuis Paris, il fallait changer de train ! D’abord une rame de banlieue allant vers Meaux te déposait à Esbly. A Esbly tu prenais un autorail « Picasso » rouge et blanc qui t’amenait à la Gare de Crécy-La-Chapelle, fin de ligne, début de l’aventure. Plus d’une heure en tout pour effectuer les 56 kilomètres qui te séparaient de la capitale. Oublié le Petit-Montrouge, tu es arrivé dans la « Venise de la Brie » … En dehors des grands titres nationaux, il y avait un journal fabuleux, le Petit Briard, qui sur 8 pages racontait le moindre accident de culotte, la moindre jalousie entre voisins, le plus anonyme concours de pêche, le moindre comice agricole. Mon père appelait cela « de la lecture pour les chiottes ! » C’est vrai que se reconnecter avec la Brie passait obligatoirement par une lecture assidue de la feuille de choux imprimée à Coulommiers, une vague sous-préfecture à huit kilomètres de chez nous, qui avait l’avantage de posséder un petit aérodrome, ancienne base militaire utilisée pendant la guerre par la chasse de nuit de la Luftwaffe… !


(La Grand-Rue à Montbrieux dans les années 1900. Dans mon enfance et pendant ma jeunesse, le café était toujours en activité. On y jouait au "flipper". Pour vingt centimes de nouveaux francs, on avait droit à cinq billes. Les paysans du cru se mettaient sur le toit avec divers alcools, comme dans n'importe quel troquet de France. Monbrieux, tout comme Le Charnaoy, faisaient partie de la commune de Guérard)


La coiffeuse à l’ancienne de Crécy-la-Chapelle nous fit cadeau d’une gentille chatte noire et blanche dont la famille s’agrandit rapidement, et les descendants s’accumulèrent. Bientôt, il fallut organiser avec méthode le transport de et vers la campagne, des résidents félins. Libération des paniers en osier des chats cloitrés pendant le voyage, enfermement du dimanche fin de journée en prévision de la déportation vers Paris des animaux que nous attirions dans la maison en leur faisant miroiter la gamelle de « Ron-Ron », pâtée pour chat en boite de conserve que nous stockions en grande quantité pour nourrir les parents et la progéniture pléthorique.

Le paternel n’était pas méchant. Il n’avait aucune raison de l’être, connaissant mieux que quiconque les risques de la méchanceté inhérente à l’homme, toutefois il veillait avec fougue et énergie au respect de la discipline animale dans la maison. Un chat griffant un canapé, une chatte voleuse sur la table de la cuisine, et le père, muni de la baguette en bambou placée judicieusement dans chaque pièce de la maison, courrait après le fautif en hurlant : « IMBECILE ! CRETIN DE CHAT !, JE VAIS TE TUER ! ….. » …alors l’animal terrorisé se réfugiait sous un meuble et l’extirpation devait se faire seulement une fois le calme retrouvé. Régulièrement, en fin de journée, été comme hiver, le père s’asseyait sur une chaise paillée, mettait en route un vieux poste de radio à lampe et, un bras posé sur la radio, la tête posée sur ce bras, manipulant les boutons du poste, il écoutait, les yeux dans le vague, les informations en provenance des pays de l’est par l’intermédiaire des radios d’état des pays du bloc communiste. Radio-Tirana, Radio Moscou, « les cocos c’est des bandits » disait-il à qui voulait l’entendre, puis le curseur se stabilisait sur une station de musique classique, et le cœur du père retrouvait probablement son calme.

La mère avait la main verte, mais une mauvaise santé ! Avec six-mille mètres carrés de jardin, difficile de prendre bien soin de ses roses et de ses hortensias, difficile d’arroser en semaine puisque la maison n'était que le refuge du week-end, alors il fallait de l’aide. Le premier jardinier était un brave homme ayant fait carrière dans l’administration pénitentiaire à l’île du diable, Cayenne (4) où il avait connu le célèbre truand Henri CHARRIERE, dit, « Papillon ». Ce Corse d’origine se dévoua corps et âme à la conservation des parterres fleuris, jusqu’à ce que le sapin le rattrape et qu’il soit l’objet d’une émouvante cérémonie avec anciens combattants, édiles, et drapeau Français.

« Castiglioni, Adieu ! » avait dit le maire de Guérard…le jardinier gardien de bagne avait passé l’arme et la binette, à gauche…

Le deuxième jardinier était un Autrichien qui avait dû être bel homme, des yeux d’une indéfinissable couleur oscillant entre le gris et le bleu, un accent d’outre Rhin prononcé, une mémoire éléphantesque pour tout ce qui touchait à la seconde guerre mondiale…Ce brave parmi les braves avait été à a ses dires, enrôlé de force dans la Wehrmacht et avait combattu devant Stalingrad ! Il avait une haine profonde pour le communisme, et son cœur battait à l’aune du mal qui le rongeait, à force d’avoir vécu les horreurs des massacres. Raconter, revivre, parler, s’épancher…Sur le temps pour lequel ma mère payait son jardinier, soixante-dix pour cent était en fait consacré à la vie de Von Paulus, à l’opération Barbarossa, aux soldats Allemands qui mourraient de froid, ou qui perdaient leur pénis gelé en ayant voulu uriner à l’extérieur des abris de fortune d’un hiver Russe meurtrier. Ma mère l’écoutait pieusement, mais pensait à ses rosiers.

Monsieur STRAHODINSKY, lui, racontait, racontait encore, et expliquait régulièrement à la mère qu’il était habitué à travailler comme jardinier dans de grandes propriétés de la région, et qu’il ne fallait pas s’inquiéter, que le travail serait fait, et bien fait, mais le brave jardinier, hélas plus habitué au maniement du fusil Mauser K 98 k ,indissociable du soldat Allemand des années 40, ne savait pas trop faire la différence entre une plante vivante ou une mauvaise herbe, et régulièrement arrachait les plantations fraîchement réalisées, comme les plus anciennes, enlevant au jardin ses couleurs de l’été ou de l’automne.

STRAHO, puisque c’était son surnom, arrivait à la maison sur une mobylette bleue qui pouvait s’entendre à plus de cinq cent mètres. Le premier qui entendait le bruit de son moteur deux-temps, avait pour consigne de hurler «AUX ABRIS! » afin de prévenir la communauté de l’arrivée de l’Autrichien et se protéger ainsi des bavardages intempestifs et de la redite des campagnes de la Wehrmacht ! Alors, ne voyant personne pour entamer la conversation avec lui, il remisait sa pétrolette le long du mur de la grange et s’attaquait à un autre nettoyage par le vide du jardin, sans que personne, ni même ma mère qui aimait sa tranquillité, n’intervienne pour faire cesser le massacre végétal.

Jusqu’ à extinction de la paysannerie locale, une des joies du samedi soir était cette courte marche à pied vers l’étable de Madame Leclère. Nous faisions exprès d’arriver dans la tiédeur du bâtiment un peu avant le moment de la traite.

Le temps s’arrêtait pour quelques doux instants.

Alors, Madame Leclere s’asseyait sur un tabouret de traite, et le lait frais encore chaud rejoignait rapidement un énorme bidon en fer blanc. La fermière remplissait ensuite notre pot à lait sans en perdre une goute, comme ça, d’un geste sûr du poignet alors que des chats de ferme guettaient d’un œil expert le moindre débordement.

Odeurs de bouse de vache, cri des Hirondelles, retour vers la maison, le pot à lait balançant au bout d’un bras indiscipliné, soleil couchant sur les blés ou le maïs, humidité d’automne qui monte de la terre, bonheur simple ignoré à l’époque par manque d’expérience, bonheur aujourd’hui encore chéri, alors que nous devenons un peu plus sages. !

(Il y avait des commerces ambulants, le boulanger, l'épicier, et les coeurs à la crême le vendredi soir)

En fin d’existence, le commerce ambulant s’étiolait doucement. Personne pour reprendre l’épicerie sur roues, le boulanger motorisé, les commerces qui se déplaçaient dans les campagnes pour servir les retraités, les occupés aux jardins. Il y avait tout de même le marchand de Cœur à la Crème, avec sa fourgonnette Renault, qui reculait dans la rue de Chèvre et achevait son parcours devant le portail par un coup de klaxon.

« C’est les cœurs, c’est les cœurs, donne-moi de quoi payer » …Assiette creuse en faïence de Dijon, un vestige des années cinquante en main, l’argent dans l’autre, nous approchions de la fenêtre ouverte du véhicule tandis que le conducteur-fromager sortait de leurs étamines autant de cœur à la crème que souhaités. Pour chaque cœur, une louche de crème fraiche, de la vraie, bien grasse, avec du cholestérol qui faisait du bien au corps, et un goût qui faisait du bien à l’âme. Alors, c’était le diner du samedi soir, temps suspendu entre le passé et l’avenir, où tout était permis, ou le rêve avait encore sa place, ou le mot incertitude était tellement difficile à épeler que nous n’y pensions ni les uns ni les autres. Tu sais, c’est difficile de mélanger le vieux avec le plus récent. Mais c’est à travers des mots mit sur les maux que tu peux laisser le passé reposer en paix afin qu’il ne représente plus qu’une pierre solide dans la construction de ton présent. Cigarettes Egyptiennes ou Grecques de la mère, colères du père contre les chats, marronnier de la cour qui abritait les fumeries clandestines avec des cigarettes "State Express" volées, couleur des batiks qui séchaient au grand soleil, pain grillé sur le toaster mis sur le gaz, thé dînatoires qui s’éternisaient dans la peur de voir arriver le moment de fermer la maison, départ de la mère pour un autre horizon éternel, départ du père pour un autre exil, puis en deux mille trois fin de l’aventure, sans goût amer, sans regrets, car ce qui devait s’accomplir au 2 Rue de chèvre était accompli, et , il était temps : j’avais grandi !


[if !supportLists](1) [endif]Située à deux kilomètres de l’aérodrome de Coulommiers-Voisin

[if !supportLists](2) [endif]La Harley-Davidson « historique » terminera ses jours chez un ferrailleur.

[if !supportLists](3) [endif]Il fallait à l’époque entre une heure dix et une heure trente, selon le trafic pour effectuer les cinquante huit kilomètres du trajet entre Paris et Rouilly-le-Haut, le hameau où se situait la maison.

[if !supportLists](4) [endif]Il s’agissait du tristement célèbre bagne de Cayenne vers lequel la France déportait les condamnés à la « relégation » . Il était situé en Guyane Française. Il fut fermé en 1946.


 


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