Il faut se souvenir de ces grands « manifs » qui battaient le pavé, chaque 1er mai, depuis la fin de la guerre. L’action revendicatrice était surtout l’affaire des ouvriers. Dans les cortèges, on retrouvait les mêmes, les leaders des syndicats qui s’exprimaient à la radio, expliquaient pourquoi la vraie vie ouvrière était tellement dure, et pourquoi les patrons devaient augmenter les salaires. Couleurs, banderoles, façon de s’habiller, on savait qui était qui. On savait aussi reconnaître à la télévision les secrétaires généraux des différents mouvements.
Le premier mai mille-neuf-cent-soixante-huit, il y avait déjà de l’eau dans le gaz entre les syndicalistes eux-mêmes, et entre syndicalistes et étudiants. La CFDT, la FGDS et le syndicat FEN avaient refusé de se joindre au cortège formé par la CGT, le très puissant PCF, le parti communiste Français et le PSU. Le mouvement du « vingt-deux-mars » avait violemment affronté le service d’ordre de la confédération générale du travail. Le « 22 mars ? » ah, oui, les étudiants de Nanterre qui voulaient aller draguer (ou pas) dans les dortoirs des filles, et que le doyen Grappin avait fait évacuer de la fac…Oui, je me souviens.
Un truc dont je ne t’ai pas parlé, c’est l’existence de mouvements d’extrême droite, des gens qui croyaient qu’il fallait être obligatoirement blanc et Français pour avoir le droit de vivre… et que si tu étais blanc, Français et étudiant en droit, ce serait encore mieux. A la tête de ce curieux mouvement nommé « Occident » pour faire un peu défenseur de la civilisation chrétienne, et dont l’emblème était une croix celtique, se trouvaient des admirateurs de Robert Brasillach, des théoriciens de la défense de l’Ouest contre l’Est Marxiste, plein de trucs qu’on ne comprenait pas toujours. Les membres de ce mouvement devaient avoir de l’argent de poche à revendre…ils étaient souvent vêtus de blousons de cuir …
Nous, les néo-manifestants, n’étions pas des blousons noirs. Nous n’avions même pas encore épuisé l’énergie dont nous avions besoin pour danser sur du rock-and-roll. Si une majorité connaissait le premier couplet de l’Internationale, dès qu’il s’agissait de chanter le second couplet ou même le troisième, il y avait un peu moins de monde …et pourtant quand on ne chantait « ni dieu, si césar, ni tribun », ça aurait dû nous enflammer le cœur, ça avait une sacrée gueule, non ? On était plutôt encore axés sur Joe Bennett, Chuck Berry, Eddy Cochran, Johnny Halliday et Buddy Holly…
Nanterre-la-Folie…le fameux mouvement « Occident », celui avec la croix celtique, avait prévu de tenir un meeting sur le campus universitaire le 3 mai…Le 3 Mai ? C’est dans deux jours seulement…vite, vite, on va aller chercher les Comités Vietnam de Base…les militants maoïstes sauront certainement comment faire le coup de poing contre les individus à blouson de cuir.
Nous ? On avait jamais vu ça je te dis… Mercredi 1er mai, jour de grande manif, il ne faisait pas chaud. Un petit maximum de 16°c, pas assez chaud pour laisser le chandail à la maison, pas assez froid non plus pour s’embarrasser d’un anorak. Le long du trajet, il y avait des odeurs de saucisse-frites. Dans le cortège du jour, des étrangers clamaient « non à la dictature » avec un accent qui trahissait l’Espagnol, ou bien le Grec. De part et d’autre, dans cette première manif du mois, encore relativement neutre autant que traditionnelle, on entend également « Halte à l’agression Américaine au Vietnam », « pour les jeunes, du boulot ».
« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. ! » disait le bon Karl. Ils s’étaient donc unis, comme chaque année, mais séparément puisque le corporatisme avait repris ses droits lors de la manif. Imprimeurs de presse en tête, puis métallurgistes, enseignants, ouvriers du textile…ils étaient tout…sauf mélangés. Nous, on ne comprenait pas. C’était trop organisé, trop comme il faut, même les slogans étaient ringards. On entendait l’Internationale, et dans certaines parties du cortège, là où des étudiants avaient réussi à s’infiltrer, on chantait la « Jeune Garde ». Les Cégétistes n’aimaient pas trop, ça faisait un peu désordre……Ils se méfiaient de « nous » comme nous nous méfions d’eux.
(La CGT ? Des cortèges bien comme il fallait)
En ce premier jour du mois de mai 1968, Il ne pleuvait pas, on avait un brin de muguet à la boutonnière, et c’était « le temps des cerises », des paroles de Jean-Baptiste Clément, dont beaucoup avaient à cœur de se souvenir. Entre la République et la Bastille, les gens marchaient la tête dans les nuages. La plupart étaient là parce qu’ils étaient syndiqués. D’autres étaient venus simplement pour se sentir intégrés dans un mouvement. Beaucoup de ceux qui étaient présents n’avaient pas encore réalisé que vingt trois ans s’étaient écoulés depuis la fin de la guerre, et qu’il fallait trouver un nouveau modèle de société.
Les postiers se croyaient éternels, les métallos étaient certains qu’il n’y aurait jamais de crise de l’acier, les ouvriers du textile n’étaient probablement pas capables de pointer du doigt, sur une mappemonde, l’endroit du globe où se trouvait la Chine. Un an auparavant, la télévision en couleurs avait fait son apparition. On pouvait maintenant voir les cadavres des guerres avec des tâches rouges sur le corps. Cela faisait plus réaliste, plus dangereux, plus pitoyable aussi, mais nous étions en marche vers le progrès. Sans le mouvement à venir, les patrons et les ouvriers auraient continué à ronronner chacun de leur côté. N’était-il pas temps aussi de rénover les façons dont se déroulaient les luttes ? Ne fallait-il pas réveiller ceux qui étaient en train de s’endormir ?
(Contre-manif, manif, on battait le pavé pour défendre les idées)
Nous n’y avions pas encore pensé, trop occupés que nous étions à essayer de trouver notre place. Et nous ? dans quelle direction fallait-il marcher ? Avant même que tout ne commence, il y avait déjà des questionnements. « Ça va servir à quoi ? pourquoi ? pour qui tu te prends ? »
Pour beaucoup, cela faisait longtemps qu’il n’y avait déjà plus « Ni Dieu, Ni Maître ». Pour d’autres l’heure était venue de se poser des questions sur la relation entre la liberté et l’état. Mais seule une infime minorité savait déjà que « le temps n’attendrait pas » et qu’il faudrait aller de l’avant à marche forcée. Comme l’air du temps était déjà à la contestation, il était possible de remettre en cause aujourd’hui, les idées de celles ou ceux que nous avions adulés quelques semaines auparavant. Quand nous entendions que, pour Lénine, « les excès dans la vie sexuelle étaient un signe de dégénérescence bourgeoise » nous nous demandions alors s’il fallait arrêter d’aligner les conquêtes, ou bien si le salut permissif était plus simplement de fuir nos familles bien nées, sans espoir de retour, pour avoir de nouveau le droit à toutes les débauches sans. Nous voulions vivre nos expériences sans avoir peur d’être jugé, surtout par quelqu’un qui, c’était bien connu, avait lui-même une maîtresse quand il vivait à Paris.
Lénine ?
Un révolutionnaire ?
Un pisse-froid, plus sûrement… !
C'était souvent notre sentiment...
Alors on mettait de côté « L’Etat et la Révolution » et on partait draguer au « Roméo-Club » …