Dans la famille du père Nozières, le choix était archi simple. Du côté de Saint-Gilles-sur-Vie, l’horizon était d’un côté la terre, de l’autre la mer. On était marin ou paysan. On mourait sur les flots ou bien les bras sur une charrue. On avait pas d’autre histoire que l’Histoire de la Vendée, il n’y avait pas d’autre vraie bannière que celle sur laquelle figurait un cœur rouge. Chez les Nozières, le choix se faisait autour d’une table quand on avait compté les maigres économies. Pierre-Marie Nozières n’avait choisi la prêtrise que parce qu’il préférait l’odeur de l’encens à celle de la poudre à canon. A Pierre-François, son frère cadet, avait échu la lourde tâche de défendre la république, à Pierre-Eloi son aîné, était revenue la responsabilité d’apprendre à manier les testaments, s’occuper des veuves, protéger les intérêts des orphelins, quand il y en avait. Pierre-Eloi avait commencé son notariat à Nantes le jour même où Pierre-Marie Nozières avait rejoint sa première paroisse, à peine après avoir terminé le séminaire.
Le cardinal Feltin avait, d’un trait de crayon, choisi le destin de Pierre-Marie en le nommant dans la paroisse de Saint-Pierre de Montrouge. Au séminaire Saint Yves de Rennes, rien n’avait préparé Pierre-Marie à se retrouver dans le quatorzième arrondissement de Paris. Il ne savait rien des bougnats qui livraient encore le charbon dans des charrettes à bras. Il ne savait rien non plus des bistrots qui s’alignaient sur l’avenue de Général Leclerc ou rue Daguerre. Il avait découvert, émerveillé le dépôt des autobus près de la porte d’Orléans, avait vu des gens rentrer sous terre à Denfert-Rochereau pour rejoindre le royaume des morts, avait même hésité à se faire tirer les cartes dans la roulotte de Madame Stella, la voyante, qui avait élu domicile devant la sortie du métro, juste devant l’un des deux bâtiments de l’ancien octroi. Pierre-Marie n’était pas Don Camillo, l’attachant prêtre de Giovanni Guareschi. Il n’avait pas de rendez-vous au pied d’un maître-autel, il n’avait pas d’ennemi politique, il ne parlait pas au ciel. Ce qu’il avait trouvé à l’église Saint-Pierre-de-Montrouge ne lui avait pas vraiment plu. Trop de confessions, à croire que les habitants du quartier passaient leur temps à pêcher, une installation de chauffage qui soufflait tellement d’air chaud que les fidèles sombraient parfois dans une heureuse léthargie pendant le saint office, et surtout des vicaires peu scrupuleux, dont il savait que certains filaient au « "Bouquet d’Alésia" entre deux messes du dimanche matin, pour faire y déguster une petite côte avant de rempiler pour une deuxième session d’évangiles.
A entendre Pierre-Marie Nozières, il aurait fallu sortir l’encensoir et répartir, dans l’énorme église, la fumée odorante à chaque évènement liturgique de la journée, depuis la messe de sept heures, jusqu’à l’angélus. Quand il respirait l’odeur de l’encens, il était transporté en pensée dans l’église de Saint-Gilles. Il se revoyait enfant de chœur, fier responsable de la clochette et des burettes. Avant de quitter la Vendée, le prêtre avait vendu la moto dont il était si fier, et qu’il avait restauré peu de temps avant d’entrer au séminaire.
C’était une Koehler-Escoffier de cinq-cent-centimètres cubes, et maintenant qu’il habitait dans ce quartier du Petit-Montrouge, il s'en voulait d’avoir renoncé à ce deux-roues. Il commençait à prendre goût à la capitale et regrettait que la vallée de Chevreuse soit si loin, même si, il était vrai, le train de Sceaux pouvait l’y conduire depuis la gare de la Cité Universitaire, située à la lisière du Parc Montsouris. La paroisse lui avait trouvé un petit logement sous les toits d’un immeuble de la rue Alphonse Daudet. Il lui fallait sept minutes à pieds pour dévaler l’escalier de service, marcher d’un bon pas vers l’église de la place Victor Bach, en se préparant dans sa tête à aider un jour encore les âmes en détresse tout en se demandant de quoi, bon dieu de bon dieu, serait fait son sermon du dimanche à venir.
Pierre-Marie Nozières n’était pas un fou de dieu, un inconditionnel de la bénédiction, un adepte forcené de la prière systématique ou un savant des écritures saintes. S’il n’avait pas pris ce chemin vers le spirituel, serait-il encore vivant ? devait-il remercier un quelconque destin de lui avoir épargné une guerre de l’autre côté de la Méditerranée ? Il s’interrogeait souvent, mais n’avait jamais encore trouvé un semblant de réponse. Grâce à la grande soutane noire qu’il portait, les fidèles de Saint-Pierre-de-Montrouge s’étaient finalement pris d’affection pour le religieux, voyant en lui un garant de la tradition dans laquelle eux-mêmes avaient été élevés. L’origine géographique du prêtre avait fait le reste… « un vrai Vendéen, tu te rends compte Simone ? pas un de ces curés pour ouvrier qui veulent nous changer la religion » … Dans la salle du « patro » de la villa d’Alésia, le jeudi après-midi, le père Nozières veillait sur une légion de gamins du quartier que les parents collaient aux "Cœurs Vaillants" pour éviter de devoir les faire garder, et probablement pour les sociabiliser. Régulièrement, l’équipe de foot des « curetons » s’opposait, à celle de la rue Saint Yves. Cela se passait entre treize-heures trente et dix-sept heures, autour d’un babyfoot du feu de dieu. Alors, gamelles blanches, chaudron magiques, lobs, pissettes ou roulettes, s’enchaînaient dans un vacarme pas possible. En dehors de sa passion pour la moto, son amour des grandes promenades en solitaire, sa dextérité au babyfoot, personne ne savait quoi que ce fut sur le père Nozières. Un jour pourtant, une grenouille de bénitier qui dînait au « Bon Cep », au carrefour entre la rue Bézout et la rue Montbrun, l’avait aperçu attablé devant une platée de champignons avec ail et persil. Il avait laissé chez lui sa soutane et pour un peu, personne ne l’aurait reconnu. Dès le lendemain matin, la rumeur avait circulé parmi les pénitents en fin de confession. A peine absouts, les mauvais sujets avaient commencé à disserter sur Pierre-Marie Nozières… « "...et en plus d’être gourmand, il se pique le nez…vous vous rendez-compte ? S’il fait le catéchisme aux enfants après avoir consommé de l’alcool ? Et puis un curé qui enlève sa soutane pour aller au restaurant, comme s’il avait honte…et puis avec quoi il peut se payer un repas au restaurant ? il vole dans les troncs ? »...
Le père Nozières avait tout su, il avait failli ne pas pardonner, il n’avait surtout pas compris. Il aurait ce jour là donné dix ans de sa vie pour pouvoir retourner vivre à Saint-Gilles, avoir la possibilité de choisir une autre destinée, quitte à mourir en mer, ou les deux bras sur une charrue. Il aurait même donné cinq ans de plus pour récupérer sa moto. Comme il n’avait pas le droit de souhaiter du malheur à son prochain, il s’était finalement contenté d’un haussement d’épaule en descendant les marches du parvis de Saint-Pierre-de-Montrouge.
Il s’était alors dirigé vers le « Bouquet d’Alésia ». Il savait qu’il ne boirait pas tout seul.