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LE VOYAGE


Tourangeau la Justice pensait qu’il avait de la chance, mais ne comprenait pas vraiment pourquoi il se retrouvait sur cette route, en ce début de printemps. Son maître, Dacien Cotereau venait de signer un important contrat avec l’évêché de Tour pour la fourniture de poutres destinées à achever cette œuvre pour dieu qu’était la cathédrale Saint-Gatien. Ce coup de chance avait suffi à garder à flot sa scierie et à continuer à nourrir les trois compagnons et les deux apprentis. Il avait remercié le ciel et, pour témoigner de sa piété, s’était engagé à partir en pèlerinage à Saint Jacques en Galice. Une fiente de pigeon avait changé son programme. En glissant sur la déjection, Dacien avait lourdement chuté en visitant le chantier du toit dont il avait la responsabilité. Il aurait pu se tuer, mais Saint-Joseph, patron des menuisiers, avait certainement fait en sorte qu’il ne sa casse qu’une jambe. Alors, pour respecter son engagement, il avait dit à Tourangeau la Justice : « Tu iras, en mon nom, sur la tombe du grand Saint-Jacques, en Galice, pour remercier dieu de nous avoir fourni de l’ouvrage pour de nombreuses années ». « Je ferai comme vous dites, Maître… » avait répondu le compagnon.


Dans les deux semaines, il s’était préparé à la marche, avait fait faire un bourdon par un apprenti de la menuiserie, s’était procuré une créanciale à l’évêché, et, besace au côté, avait «battu aux champs », en route vers l’Espagne de Charles 1er et la ville de Saint Jacques en Galice. Huit lieues par jour, deux-cent-quatre-vingt-lieues à parcourir, trente-cinq jours de voyage, si dieu le voulait bien, si les loups ne se montraient pas et si la lune et les étoiles éclairaient le chemin de Saint Jacques. Quand reviendrait-il, mais surtout reviendrait-il?

Tourangeau la Justice, de son vrai nom Samuel Adames, venait d’une famille marrane, des expulsés d’Espagne qui avaient trouvé refuge un peu partout ailleurs, fuyant la rigueur d’Isabelle et Ferdinand, les souverains ibériques de la « Reconquista ». A Tours, Il n’était assidu ni à la synagogue, ni à l’éducation chrétienne, fuyait les discussions opposant parfois les athées aux dévots. Il avait gardé de son catéchisme les souvenirs du nouveau testament, et de sa culture d’origine, des images qu’il protégeait depuis l’enfance. Dans sa mémoire, il était question de Temple, de sacrifices, de pains de proposition, et d’une journée par semaine que l’on nommait le shabbat et pendant laquelle il ne fallait pas travailler. Le compagnon avait quitté sa bonne ville de Tours en se demandant à quoi ressemblerait ce pays qui avait chassé sa famille plus d’un siècle auparavant. Il avait quitté la menuiserie de Maître Cotereau, rue de la Maladrerie Saint-Lazare, fait ses adieux à Asceline, sa gentille épouse, et avait laissé derrière lui son logement de la rue Foire-au-Roi, pas très loin de la Loire, qui n’en finissait pas de changer de cours aux rythmes des saisons. Quelle histoire ! Porter le vœu pieu de son « singe » pendant trois mois et plus, se retrouver dans une église pour y honorer un saint catholique qui était avant tout bien sûr Yacov Bar Zebdi, Yacov, fils de Zébédé….pourquoi était-ce à lui d'effectuer ce voyage ? Qu’allait il advenir de son futur ? Le jeune charpentier s’étonnait toujours du fait que cette religion catholique puisait ses racines dans la foi des Israélites. Maître Yeshoua était fils d’un menuisier, il avait dû grandir entre les outils du métier, comme lui-même. Sans doute avait il joué avec les copeaux de bois, comme il l’avait, fait lui aussi, au moment où il était rentré en apprentissage chez son « singe », le charpentier Cotereau. Il était parti à l’aventure sans même un regret pour ses outils. Varlopes, planes, doloires, massettes avait été remisées pour une durée inconnue.

Dès que la cathédrale en construction eut disparue derrière lui, il eut envie de penser par lui-même. En arrivant à Chinon, il imagina Saint-Joseph rangeant ses outils. En couchant à Loudun, il s’endormit avec dans la tête une interrogation concernant l’Esprit-Saint. En passant quelques heures à Poitiers, il réalisa qu’il ne connaissait rien du monde. Plus loin, Lorsqu’il eut dépassé Ruffec, il n’était plus qu’un compagnon charpentier en route vers la découverte.

Au bout de quatorze jours de voyage, alors qu’il avait dormi souvent en pleine nature en se plaçant sous la protection de son Saint-Patron, il s’était perdu du côté de Saint-Vincent-de-Paul, aux portes de la forêt des Landes. Là un vieil ermite à qui il avait demandé sa route, lui avait simplement répondu « ne demandes jamais ton chemin à quiconque, tu risquerais de ne pas te perdre ». Tourangeau n’avait pas compris, et faute d’informations s’était enfoncé plus avant entre les pins. Il avait marché plus de jours que prévu, dormant là, dans un monastère, là dans une église, ici encore dans une chapelle. Il avait avancé droit devant lui sans même se questionner, mû par une sorte d’instinct qui lui ordonnait de marcher sans s’arrêter, un instinct qui lui disait aussi que le moment venu, il saurait quoi faire et où aller. Il avait alors continué jusqu’à trouver en face de lui l’océan qu’il n’avait encore jamais vu. Il ne connaissait de la mer qu’une enluminure aperçue dans la bibliothèque de Martin de Beaune, l’archevêque de Tour. Il avait pris de plein fouet la vision de cette énorme masse d’eau qui n’avait pas de fin.

Le nom de Capbreton, qui était celui de cet étrange bourg, l’avait surpris, comme l’avait surpris la langue que parlaient les gens. Tourangeau savait déjà qu’il n’était plus tout à fait le même. Sa liberté avait le goût de la sève de pin, et le parfum du thym sauvage. A quelques encablures de la côte, une nef se balançait. En haut du mat de pavillon, une bannière écarlate avec en son centre une énorme colombe blanche avait attiré le regard de Tourangeau. « Est-ce un signe ? » s’était-il demandé. « Et si c’était pour me dire de quitter le pays ? Si tout cela n’était qu’une façon de me dire que je dois changer de vie ? que je dois faire autre chose, autre part… »


Alors que le soir tombait sur Capbreton et que Tourangeau la Justice cherchait un abri pour la nuit, il hésita à demander abri au curé, se sentant curieusement indifférent à l’église du bourg. Alors qu’il se restaurait frugalement dans une auberge portant le nom curieux de « L’âne qui veille », Tourangeau renversa sa cervoise sur les bottes d’un capitaine de navire. C’était le navigateur de la caravelle à la bannière écarlate.

"Conchatumadre ! » jura l’homme, en espagnol. « Je suis désolé » répondit Tourangeau, le rouge aux joues. Le marin n’était pas querelleur. Dans une langue d’oïl hésitante, il expliqua qu’il venait de perdre un membre de son équipage, poignardé lors d’une rixe, et qu’il resterait à l’ancre tant qu’il n’aurait pas pu le remplacer. « Que faisait donc cet homme pour qu’il ait eu tant d’importance pour vous » demanda alors le compagnon. « Il était charpentier » répondit le marin. « Sans charpentier, impossible de continuer ma route" Alors soudain Tourangeau su que c’était le bon moment, que le destin frappait à sa porte. Il se souvint que son père Samuel lui avait dit un jour: « Il n’y a pas de chemin qui mène au bonheur, le bonheur est le chemin » et revit le visage paisible de l’ermite qui ne l’avait pas renseigné sur la route à suivre. Peut être le vieil homme savait-il déjà que du côté de Capbreton, une caravelle attendait Tourangeau la Justice pour l'emmener vers l’inconnu ?.

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