La dernière fois que les baby-boomers avaient vu autant d’uniformes, c’était en avril mille-neuf-cent-soixante et un, à Paris, il y avait donc sept ans. Ils tenaient probablement la main d’un de leurs parents pour ne pas se perdre dans la foule. Un vague putsch, ou plutôt une tentative, avec à la barre un quarteron de généraux félons qui s’attachaient à l’Algérie au point d’en trahir la France. Devant l’assemblée nationale, des chars Sherman repeints, de fabrication Américaine, laissés derrière par l’armée de libération de 1944, avaient été déployés pour tempérer les ardeurs des complotistes qui auraient éventuellement tenté de prendre d’assaut la chambre des députés. Là, c’était un peu différent. Il n’y avait plus de chars, il y avait les camions Berliet bleus très foncé des gendarmes mobiles, les véhicules blancs et verts des compagnies républicaines de sécurité, les cars noirs de la police parisienne sous les ordres du préfet Maurice Grimaud. Il y avait les bus de la RATP, pris en otage dans les manifestations, les camions-bennes du service de propreté, les voitures des radios périphériques et de l’ORTF, le détesté service public de télévision Française, à la botte du pouvoir. Il y avait des cirés noirs des matraque au bout du bras, des boucliers, des casques, des grenades lacrymogènes. Bien sûr, Paris fournissait le matériel nécessaire à une guérilla urbaine : grilles autour des arbres, pavés centenaires d’un kilo, arbres à découper, chaises et fauteuils du Luxembourg, matériaux prélevés sur les chantiers. Nous, nous fournissions les idées et la bonne humeur, jusqu’au moment ou éclataient les premières grenades
Il y avait aussi bien sûr d’autres véhicules hybrides conçus pour partir à l’assaut de barricades auxquelles personne ne pensait. « Allons, ce n’est pas une révolution » disaient les plus libéraux des penseurs « spécialisés » dans les mouvements revendicatifs. Ils n’avaient pas tort. Une vraie révolution aurait nécessité l’adhésion populaire alors que dans notre cas nous n’avions que l’adhésion de ceux qui pensaient comme nous, c’était à dire pas vraiment beaucoup de monde à l’échelle du pays. Des voyous, des enragés, des gauchistes…voilà ce que nous étions avant de devenir, cinquante ans plus tard, des « soixante-huitards » dont certains ont déjà commencé à perdre la mémoire, à devenir réactionnaires, parfois les deux.
Un demi-siècle après, je réalise que les gouvernants de l’époque avaient compris pas mal de choses. Ils n’étaient pas aussi cons que ce que nous voulions croire, ou même que ce qu’ils voulaient que l’on pense d’eux. On va jouer au con, on verra qui va gagner…
Le mouvement qui était destiné à durer, du moins le pensions-nous, allait se transformer en une « petite révolte étudiante », il est vrai un peu trop longue au goût de certains. Peut-être les syndicats n’étaient-ils pas étrangers à cette transformation au cours des semaines qui allaient suivre, eux qui avaient une sainte horreur du désordre et de l’anarchie. Personne ne se doutait que les ouvriers allaient sauter en marche dans le train de la contestation, un train parti de Nanterre, et qui commençait à prendre de la vitesse, mais n’avait pas de mécanicien à bord. Un train qui ne s’arrêterait que quand les pompes à essences de la nation seraient finalement réalimentées après une pénurie de carburant de plusieurs jours. « Ils » n’avaient pas pensé à tout, « nous » non plus…
(Boulevard Saint Michel......rencontre du quatrième type...)
Faute d’avoir démarré plus tôt dans l’année, les troupes du « 22 mars » étaient d’ores et déjà condamnées à la dispersion dans la chaleur du printemps et la touffeur de l’été à Paris. Juillet pas très loin, la fin de l’année scolaire et universitaire, l’incertitude du lendemain, l’appel de la crème à bronzer sur les plages de Crête, il y avait en fait plein de raisons pour ne pas aller trop loin, en tout cas pas avant d’en savoir un peu plus sur la direction qu’il faudrait prendre. Et puis en plus, demander à des gamins de continuer à jeter des pavés sur les forces de l’ordre pendant que d’autre gamins de riches se la coulent douce à La Baule ou Cagnes-sur-Mer, était-ce bien raisonnable ? En avril mille-neuf-cent-soixante-huit, personne ne savait encore qu’à la suite des journées de mai, la société Française allait se fracturer et qu’il y aurait des gagnants et des perdants. Nous, on courrait…On courait vite…mais pas assez vite. On avait pris des allures de conspirateurs et une tenue « adaptée » a base de surplus militaires, de pataugas, de casque de moto façon ancienne, et pour les fumeurs qui voulaient rajouter une petite dose de romantisme au mouvement revendicatif, et s’essayer au profil intello façon « grand philosophe », une pipe obligatoire et un paquet de Clan ou d’Amsterdamer. Avec un petit verni de culture générale pour faire illusion, nous étions parfaits dans notre rôle de contestataire du quotidien, et dieu sait qu’il y avait du quotidien à contester. A dix-sept, dix-huit ans, ne me racontes pas de conneries, tu n’avais pas pu lire TOUT Marx, TOUT Mao, TOUT Lénine, TOUT Trotski…Tu sortais à peine de l’enfance et tu avais déjà oublié qui était Léon Blum, tu croyais que Jean Jaurès c’était une avenue, quant à Jules Guesde, tu n’en avais jamais entendu parler. Mais bon, c’était pas grave. L’essentiel n’était-il pas de participer ? De temps en temps, tu sentais une paire de mains s’abattre sur tes épaules, ou tes jambes. Tu avais regardé partout, sauf derrière toi, là où se trouvait le policier en civil qui venait de t’interpeller. Tu étais plaqué au sol, clé au bras, trainé jusqu’à un panier à salade. La police attendait que le véhicule soit rempli. Pendant ce temps, tu sortais de ta poche un stylo-bille, une feuille de calepin crasseuse et tu notais le numéro de téléphone de tes parents. Il fallait ensuite jeter le papier par la fenêtre grillagée du car, héler un passant pour qu’il le ramasse, le lise…alors toi tu criais « appelez chez moi, dites que j’étais arrêté, je ne serai pas là ce soir, je ne sais pas où je vais ». Ça avait un petit côté aventure qui te rendais fier d’avoir couru, même si tu t’étais fait prendre. Quand tu sortais du métro, souvent, tu savais qu’à l’extérieur il y avait du grabuge rien qu’en voyant les gens qui descendaient les escaliers pour se mettre à l’abri d’une charge. Quand il y avait des gaz lacrymogènes, ça puait, ça pleurait, on sortait les foulards.
(Camionnette Citroën Police-Secours....)
Certains débrouillards avaient mis la main sur des masques de la deuxième guerre mondiale et tentaient de se protéger. On était à l’aventure de jour, on était en fuite la nuit, souvent coursés dans les petites rues du « Quartier-Latin ». Nuits blanches pour un monde meilleur, aubes pleines de promesses, surtout quand tu avais oublié que tu avais à tes côtés une jeune révoltée trouvée en fin de manif. On en était au début. On connaissait la couleur des uniformes, on savait qui était qui, on savait repérer une voiture appartenant aux « renseignements généraux » (le pire ennemi de notre génération). On était encore au mois d’avril…c’était sympa, avril, ça voulait dire qu’on avait encore devant soit la plus grande partie du printemps, et la totalité de l’été. Ça en laissait des soirées pour refaire le monde, briser les tabous et sortir vainqueur de tous les combats, sans avoir à s’embarrasser d’un chandail d’hiver. Ça en faisait des journées pour tenir tête aux profs, aux parents, dialoguer avec les philosophes barbus, insulter les réactionnaires, les mémères à chienchien qui clamaient : « On leur a tout donné, tout… ».
(Charge de la gendarmerie mobile)
Ça en faisait des nuits passées à attendre le matin, avec la certitude que, comme la journée d’hier, celle d’aujourd’hui serait décisive. On s’était quitté en se disant « à demain, à la manif », on se retrouvait au hasard des mouvements de foule. Demain, la vie ne pouvait être que plus belle. On avait oublié les prénoms, l’appellation de « camarade » effaçait déjà les « disparités » de la même façon que la blouse grise de l’école primaire républicaine avait été censée faire disparaître les différences sociales. En avril, les ouvriers étaient encore dans leurs usines, les étudiants déjà plus dans les facs, les lycéens en fin de parcours devraient bientôt affronter le bac, cet examen-sanction. Depuis sa création en mars 1808, le baccalauréat avait eu le temps d’accumuler des couches de poussières. Il était également bien temps de réformer tout cela.
« Ce qui vient au monde pour ne rien changer ne mérite ni égard, ni patience », disait René Char, et nous qui commencions notre apprentissage politique, savions que, justement, c’était le bon moment pour asséner le coup de grâce à une société qui n’en finissait pas de mourir, et qui devait être changée avec ou sans l’aide de gaz lacrymogènes, de barricades, et de rêves.
© 2018 Sylvain Ubersfeld