T’inquiètes pas, les pavés Parisiens sont toujours à leur place. Personne ne sait encore qu’en les enlevant, et en creusant un peu, il y a dessous une plage pleine de douceur. Patience camarades, le show est en train de se préparer, mais il faut encore un peu de temps. On sent très vite que le mouvement pudiquement appelé « étudiant » dépasse déjà le simple cadre du pays. De la même façon que le Jazz est arrivé en France avec les troupes Américaines, un grand vent de fronde a déjà commencé à souffler sur l’Europe en provenance d’un peu partout. Réformer démocratiquement les études et l’université ? On a déjà réfléchi à ceci en Allemagne (encore coupée en deux) Il existe des groupes de réflexion. Dès janvier 1968, des manifestations sont organisées en Allemagne, pour remettre en cause les structures mêmes de l’Université. La réponse du pouvoir est simple : c’est la force. Ce qui se passe en Allemagne est bien sur suivi de près par mes étudiants Français. Les « émeutes de Pâques » éclatent à Berlin et le nom de Rudi Dutschke, dit « Rudi le Rouge » commence à circuler un peu partout…y compris et surtout dans les organisations étudiantes bien « d’chez nous »
Chez les Espagnols, les universités sont occupées dès 1966…le mouvement se poursuit au travers de la solidarité entre les étudiants et les ouvriers. Le 28 janvier 1968, le régime Franquiste instaure une « police universitaire » dans chaque université. Outre-Manche, les étudiants prônent ouvertement le renversement révolutionnaire du capitalisme et de l’impérialisme. La lutte contre l'impérialisme et le racisme constitue un des thèmes centraux du mouvement étudiant britannique, qui clame sa solidarité avec la révolte française. En Italie les étudiants multiplient les occupations d’université et le gouvernement y répond par la violence de la répression policière. On le sait…ce qui se passe en France dépasse déjà largement le petit périmètre bobo du quartier latin. On peut déjà voir de l’inquiétude dans les yeux des mamies de la rue Saint-Placide ou du boulevard Raspail.
(l'ORTF, c'était la télévision du pouvoir.....et le monopole de l'image)
Il y a un truc, là-dessous, mais personne n’arrive à expliquer quoi.
C’est quoi ? C’est qui ? C’est un coup des rouges ?
Un certain Docteur Luther King, sans doute un homme de bien qui défend les intérêts de ce qu’on appelle « les noirs » est en train de vivre sa dernière journée sur cette terre. Demain, James Earl Ray lui logera une balle dans la gorge. Et pendant ce temps, on se bat toujours au Viêt-Nam. Un étrange mouvement a pris naissance en ce printemps de Prague. Alexandre Dubcek espèrera jusqu’au mois d’août qu’il pourrait éventuellement échapper aux griffes du camarade Léonid Brejnev. Pourquoi je te raconte tout cela ? Simplement pour te dire que de plus en plus, on est tous persuadé que le monde est en train de changer, et les plus jeunes vont bientôt devenir ceux qu’il faudra écouter, car, même si ce qu’ils disent ou ce qu’ils diront relève plus de l’utopie, que du réellement possible, il est bon d’écouter, comme il est bon, pour eux, de pouvoir élever la voix afin qu’on les entende. Je ne vais pas te raconter tout par le détail. Ce que je peux dire simplement c’est que plus les parents résistent, plus on se rebelle. Il aura suffi qu’ils cèdent sur un seul truc, une seule interdiction, pour que « nous » sachions, nous « comprenions » qu’on pouvait aller plus loin.
(Dr Martin Luther King avec la cravate, il sera assassiné le 4 avril 1968)
Ce n’est plus « est ce que je peux aller à la manif ? » c’est maintenant « je vais à la manif, je mangerai en rentrant » …Alors on part vers la Bastille, la Nation, la salle de la mutualité, n’importe quel endroit où des « jeunes révolutionnaires » se réunissent, parfois sans savoir pourquoi ni comprendre. « On » leur a dit qu’il y avait tel ou tel évènements et intrinsèquement « ils » savent qu’« on » a besoin d’eux. Ce sera une bonne expérience. Bientôt, les filles de bonnes familles notent sur leur agenda les dates et heures des manifs à venir, comme d’autres jeunes filles plus longuement vêtues, notaient sur leur carnet de bal le nom des cavaliers qui les serreraient d’un peu trop près pour leur faire sentir ce qu’ils avaient à leur dire…
La pilule ? Connais pas…Les jupes raccourcissent, la « morale » devient élastique, les élastiques ne durent pas très longtemps et claquent parfois sous la main hâtive des révoltés des facs de droit ou de lettres. L’agitation de ce début avril ne fait pas bon ménage avec mes études. En plus d’être un véritable cancre, je suis un rêveur équipé d’un cœur d’artichaut. Pour je ne sais quelle raison, je suis amoureux de ma prof d’Espagnol, qui, bien sûr ne le sait pas.
(Les pavés sont encore bien sages....non?)
Une relation entre un prof et un élève ? C’est de toute façon impossible. Tout le monde le sait, les profs ne vivent pas dans notre monde, les profs n’ont pas d’opinion politique, les profs ne connaissent ni Marx, ni Mao, ni le Parti Communiste Français, ni la CGT, ni l’UNEF, ni même la révolution Bolchévique de 1917, sauf peut-être Monsieur Dorne, le chauve prof d’Histoire dont tout le monde se moque parce que ses initiales sont P et D. Ma prof d’Espagnol qui me force à apprendre tout ce qu’il faudrait savoir sur la littérature d’outre-Pyrénées, la conquête de l’Amérique du Sud, et la musique d’Isaac Albéniz. Comment s’appelait-elle déjà ? Un soir, alors que se tient à la porte de Versailles un meeting du mouvement d’Extrême-droite « Occident », une « contre-manifestation est organisée sur le boulevard passant devant le Palais des Sports qui abrite l’évènement. Malgré l’interdiction de la contre-manifestation, nous sommes tous là …tous « gauchistes » confondus. Six cent CRS nous font face. La charge est violente, on s’envole tous comme des moineaux….je me retrouve dans une cage d’escalier, au dernier étage d’un immeuble bourgeois, le cœur battant, m’attendant déjà à ce que les forces de l’ordre envahissent l’immeuble…..Une main sur mon épaule…..un baiser……ma prof d’espagnol était dans la manif…..je ne l’avais pas vu ……elle, si. Alors tu vois, on avait même pas encore commencé à creuser sous les pavés, mais pour certains chanceux, c’était déjà la douceur.
© 2018 Sylvain Ubersfeld
(Le premier cortège étudiant en Italie. Le mouvement était "européen" avant l'heure)