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LE TOMBEAU

Arès Argyropoulos avait quitté Kalamaki, dans la banlieue d’Athènes quelques jours auparavant. Zéfyros Délénikas avait laissé à Schimatari, famille et enfants. En bons maçons qu’ils étaient, ils avaient pris avec eux leurs propres outils, ces outils avec lesquels ils avaient tissé un invisible lien. Taloches, truelles, chevillettes, broches, burins étaient prêts. Leur patron leur avait dit que c’était la chance de leur vie. Il avait vaguement parlé de travaux à faire dans la résidence de Théophile III, le patriarche grec, qui aidait l’esprit de l’Orthodoxie à régner sur la Sainte Cité de Jérusalem et sur toute la Palestine. Arès Argyropoulos aimait bien le nom qui avait été donné au patriarche orthodoxe : Théophile III « l’ami de Dieu », ce qui en jetait quand même plus que son véritable nom, Elias Giannopoulos. Ils étaient tous deux arrivés sur le vol trente-neuf-vingt-huit de la compagnie Aegean Airlines et une voiture du patriarcat orthodoxe était venu les chercher à l’aéroport de Ben Gourion. Un chauffeur de noir vêtu les avait accueillis en leur disant “ καλωσορίστε στην ιερή γη, kalosoríste stin ierí gi ”, bienvenue en Terre Sainte.

Les deux hommes avaient récupéré leurs coffres de chantier, chargé les imposantes malles à l’arrière de la voiture et s’étaient laissés conduire jusqu’à la résidence du patriarche, rue Saint Démétrius, dans la vieille ville de Jérusalem.

Ils avaient été reçus par le patriarche lui-même, accompagné par un aréopage de religieux barbus et entouré de quelques hommes à lunette dont la chevelure avait pris la couleur poivre et sel de la sagesse. Alors, une fois qu’ils s’étaient assis autour de la table en bois d’olivier, un homme s’était mis à parler. « Nous ne pouvions rien vous dire avant. Vous allez restaurer un lieu saint d’entre les lieux saints. Demain, vous enlèverez les dalles de marbres du tombeau, jusqu’à ce que nous puissions atteindre le rocher originel. Après, nous verrons ce qu’il convient de faire ».

Arès et Zéfiros avaient l’impression que leurs jambes ne pourraient plus jamais les porter, ni leurs mains tenir les outils. Ils n’auraient pas été plus étonnées si Théophile III leur avait annoncé que Yeshoua Ben Joseph, connu sous le nom de Jésus, les attendait pour prendre un verre de raki à la terrasse de chez Abu Taher, le restaurant Libanais pas loin de la basilique. Dans un hôtel familial et bon marché, près de la Tour de David, les deux hommes s’étaient installés à leur convenance. Il ne s’agissait pas d’un petit chantier. Ils savaient qu’ils étaient là au moins pour une dizaine de mois, peut-être plus. Arès, le pratiquant, était sous le choc. Il avait même un peu peur. Ouvrir le tombeau, n’était-ce pas un sacrilège ? et puis qui donc était-il pour se retrouver dans un face à face aussi long avec l’esprit qui devait nécessairement habiter l’édicule construit autour de la dernière demeure du prophète. Zéfiros, lui, n’avait rien pu avaler de la soirée. Il s’était couché mais n’avait pu dormir plus que quelques minutes par heure. Même s’il n’était pas pratiquant, et avait abandonné la foi très longtemps auparavant, il se souvenait avec force des heures passées à aider le pope de l’église de Schimatari, à préparer les fêtes de Pâques. Zéfiros avait traversé ensuite une longue période de mysticisme, puis s’était réveillé un matin certain de son athéisme. Depuis ce jour, il faisait preuve d’une laïcité raisonnable, d’une incroyable indifférence envers les religions, tout en maintenant une grande tolérance par rapport à ceux qui croyaient. Il était athée, mais comprenait fort bien l’importance de l’esprit saint dans un pays qui comptait neuf-mille-sept-cent-quatre-vingt-douze paroisses ou monastères. Il n’aurait jamais essayé de convaincre quiconque de la justesse de sa propre vision. Il ne comptait plus que sur lui-même, laissant à Arès le soin de prier Saint Grégoire, Saint Théodore ou Sainte Sophie de Thrace et d’honorer à sa façon la mémoire du Nazaréen fondateur.


Alors qu’Arès dans la chambre 18 avait dormi sans interruption, dans la chambre 19, Zéfiros Délénikas n’avait pu engranger que quarante-sept minutes de sommeil. A chaque fois qu’il s’endormait apparaissaient devant ses yeux l’image d’un rocher presque plat, d’une colline brûlée par le soleil, de moutons blancs et de moutons noirs qui paissaient non-loin. Il pouvait voir également la silhouette d’un jeune berger tenant une houlette dans sa main droite et, pour une raison qu’il ignorait, donnant à manger à ses moutons des morceaux d’une étrange résine qui ressemblait, pensait-il à de l’encens. Dans son rêve, à chaque fois qu’un des moutons ingurgitait un morceau de résine, apparaissait sur son museau quelque chose qui pouvait s’apparenter à une sorte de sourire de béatitude. Neuf fois, ce même rêve avait pris place au cours de la nuit, à tel point que Zéfiros, incapable d’attendre le plein lever du soleil, avait profité des premières lueurs de l’aube pour marcher en réfléchissant jusqu’au Saint-Sépulcre, laissant Arès à sa profonde sérénité. Il était rentré dans la basilique sans dire à quiconque qui il était, n’en tirant ni vanité, ni honte d’ailleurs. Il n’était pas rentré dans le tombeau. Il ne voulait pas trahir l’esprit d’incroyable aventure de cet étrange chantier à venir. Il attendrait Arès … Il sentait que quelque chose qui le dépassait entourait ce voyage et la mission qui leur avait été confiée à Arès comme à lui-même. Un peu plus tard, quand finalement était arrivé le moment de soulever la première dalle, d’enlever ensuite le sable, puis de soulever une deuxième dalle pour enfin apercevoir le rocher originel, Arès était tombé à genoux en se signant. Zéfiros, lui s’était simplement assis par terre, les jambes coupées et le cœur battant la chamade. Il avait alors regardé Arès dans les yeux et lui avait simplement dit : « Et si toute l’histoire était vraie ? »

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