Entre une mère tendance « Figaro » et un père plutôt anarchiste qui voulait refaire le monde à coup de bombes, j’avais les deux sons de cloche. « Les gens bien », c’étaient ceux qui avaient réussi leur vie, étaient propriétaires de leur appartement Parisien, possédait une voiture, parfois deux, avaient un travail et des revenus réguliers, seraient capable de léguer à leur descendant un petit ou un gros capital pour les aider à faire de même. Les gens « moins bien » étaient ceux qui en avaient assez de cette société d’après-guerre qui s’était construite sur la base de règles inflexibles, de principes immuables et d’idées qui sentaient la naphtaline. Regarder Mai 68 à l’aune du vingt-et-unième siècle, c’est faire un incroyable voyage dans le temps. Un chef de l’état inamovible n’ayant pas évolué depuis son rappel aux manettes en mai 1958, dix ans auparavant, des premiers ministres hautains, une jeunesse méprisée que des gouvernants appelaient « les forces du désordre », une défaillance technologique dans de nombreux domaines, des lois rétrogrades ou au moins immobilistes, le paysage de la « génération soixante-huit » était plutôt triste et l’horizon encombré pour ceux qui ne seraient pas dans le moule. La France avait encore mal à son Algérie. Les accords d’Evian mettant fin à la guerre avaient été signés six ans auparavant. Six ans, ce n’est rien à l’aune d’un siècle. Dans l’imagerie populaire il y avait l’indéboulonnable « Ho-Chi-Minh », que beaucoup d’entre nous appelaient « Oncle Ho », phare de la lutte pour la réunification du Viêt-Nam et Ernesto Guevara, le « Che », décédé en octobre 1967 mais présent encore dans tous les esprits. Il était, nul n’en doutait, un véritable héros de la grande révolution marxiste qui devaient nous amener jusqu’à la victoire finale. Nous étions dans la grande époque de la lutte des classes, mais nous ne savions pas où se trouvait la frontière entre la lutte et ce qui était « normal » d’accepter sans lutter.
Aux manifs bien ordonnées des organisations « officielles » dont certaines avaient des liens honteux avec « l’étranger », nous préférions bien sûr les cortèges désordonnés et « créatifs » donnant, au début de ce mouvement, un côté romantique en diable qui était inconnu dans les cortèges des organisations syndicales traditionnelles. Eux, les moustachus du syndicalisme ouvrier, avaient le pastis qui les attendait après la manif, pour nous, ces rassemblements de masse étaient souvent l’occasion de voler un baiser, fumer une pipe en marchant dans le cortège, et assiéger un troquet de quartier à la Bastille ou près de la Nation après la dispersion, pour refaire le monde, glorifier nos « héros » et se dire que, décidément, cette société était bonne à foutre en l’air. Nous n’aimions pas les services d’ordre. Ce qui nous plaisait surtout était cette existence d’une « non-hiérarchie », ce refus systématique d’un ordre établi. Certains visionnaires disaient que le mouvement qui se mettait en place n’était pas le début de quelque chose, mais plutôt l’aboutissement de la période d’après-guerre, l’arrivée à maturité de ces « baby-boomers » influencés par l’irréversible contre-culture venue de la côte ouest des Etats-Unis dans le droit fil des mouvements pour la paix et du développement du la génération « hippie ». Ils n’avaient pas tort. Ceux qui disaient que c’était le début de quelque chose étaient aussi dans le vrai puisqu’il restait encore à mettre en place des milliers de changements dans la société. Il fallait secouer la poussière à marche forcée, inventer une nouvelle façon d’être jeune, découvrir de nouvelles manières de vivre, d’aimer, de grandir, de vieillir, et de mourir. Les plus âgés, les moins farfelus, ou les moins naïfs (il y en avait…) avaient retenus les leçons de l’histoire contemporaine et plus particulièrement celles concernant l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques.
Ceux qui avaient suivi l’école de formation des Jeunesses Communistes Révolutionnaires connaissaient l’histoire des procès de Moscou, celle de l’insurrection de Budapest en 1956. Beaucoup avaient lu Soljenitsyne et s’étaient fait leur propre idée quant à ce qui se passait réellement derrière le rideau de fer. Il fallait vraiment être soit naïf, soit inculte pour ne pas connaitre l’histoire de la terreur Staliniste qui avait régné sur l’Union Soviétique dans les quatre cent-soixante -seize camps ou les déviants de la pensée étaient reformatés, ou pas. Quand la discussion venait sur le difficile sujet de la révolution Cubaine, les visages se fermaient parfois, les bouches aussi. Comment ? Il y avait des prisonniers politiques à Cuba ? Comment était-ce possible ? Mais cela ne nous empêchait nullement de tenir à bout de bras, bien haut, les portraits de ceux qui avaient pavé la voie vers le nouveau « demain » dans lequel, nous en étions persuadés, il n’y aurait plus ni patrons, ni ouvrier, ni argent, ni guerre, ni religion. Pas très loin de nous se tenaient des ennemis bien réels qui affichaient clairement leur amour de la France, et du futur « Ordre Nouveau » qui serait bientôt mis en place, si on les écoutait et si on les laissait faire. Ils vénéraient Jeanne d’Arc, la mystique Celte, les uniformes, avaient des amis dans l’Europe entière et admiraient des gens peu recommandables qui se nommaient ,dans le désordre ,Charles Maurras, Antonio Salazar, Philippe Pétain, Francisco Franco, Léon Degrelle ou un petit caporal qui avait écrit un vague livre dans lequel il était question de « son combat ».Eux avaient les cheveux courts, les nôtres étaient longs, ils étudiaient le droit qui menait à tout, et nous, souvent, la sociologie qui ne débouchait sur rien. Ils roulaient parfois en Vespa, et nous en « mob ». Ils avaient les ongles soignés, alors que le nôtres étaient souvent pleins d’encre après avoir utilisé les ronéos pour imprimer des tracts. De la Bastille à La Nation, de Denfert-Rochereau à la République, nos « filles » étaient toutes des « Nini-peau d’chien » nos mecs, des gavroches de la Commune de Paris, les porte-drapeaux d’un monde qui serait libéré de tout ce qui empêchait d’avancer. Nous ne savions pas du tout où nous allions, ni de quoi serait fait demain, la semaine prochaine, ou les trois mois prochains. Pour nous c’était au jour le jour. Nous étions en route vers l’inconnu et comme nous avions lu Victor Hugo, nous savions que c'était souvent dans l'inconnu que se cachait le bonheur.