LE PROPHÈTE
« C’est un patient de type 3 » avait dit tout de suite le docteur Richard Goldfarb deux minutes après avoir échangé quelques mots avec l’homme vêtu de blanc que les policiers avaient accompagné jusqu’à l’hôpital de Kfar Shaul.
Goldfarb avait déserté sa clinique Parisienne qu’il avait confié à un de ses amis pendant les six mois qu’il avait décidé de passer en Israël, pour se spécialiser dans le fameux « syndrome du voyageur ». Le passé de Goldfarb, la vie de son grand-père dans un shtetl de Pologne, l’amour de la médecine de l’âme, tout avait contribué à ce qu’il accepte l’offre de l’hôpital Israélien spécialisé dans la santé mentale, et puis six mois, ce n’était pas le bout du monde. Dans les toilettes d’une pizzeria de la Rue du Patriarcat Latin, pas très loin de la rue Omar ben El-Hatab, un homme avait enlevé ses vêtements et revêtu une sorte de toge blanche probablement faite dans un drap emprunté à son hôtel. Il avait au pied des sandales achetées la veille chez un commerçant arabe de la porte de Damas. C’était des sandales dont le modèle était proche de celles que chaussaient les bédoins du Sinaï. Il portait autour de la taille une sorte de ceinture de corde que les policiers n’avaient pas tenté de lui enlever. Ioannis Katichitikos était Français né dans une famille grecque qui avait fui la pauvreté dans les années trente. En sortant des toilettes, il était passé apparemment sans les voir, devant sa fille et sa femme. Il avait commencé à marcher dans le rue en pente douce qui descendait vers la basilique, le regard fixe, ne répondant à aucune question de la femme dont il partageait la vie. Il murmurait en boucle : « Je suis le bon berger. Je connais mes brebis, et elles me connaissent ». Son épouse Martine avait essayé de lui parler mais il ne semblait pas l’entendre. Il avait pénétré dans le Saint-Sépulcre mais les gardiens du lieu et les popes choisis pour leur imposante carrure avait gentiment mais fermement pris en charge l’homme à la toge et l’avait déposé, suivi de sa femme et de sa fille, dans le petit poste de la police touristique où il avait été rejoint par des ambulanciers qui semblaient être familier de ce genre d’évènement.
Le docteur Goldfarb avait longuement discuté avec Ioannis avant de lui faire prendre une tasse de thé dans laquelle il avait judicieusement laissé tomber quelques gouttes d’un puissant neuroleptique. « Il faudrait envisager de le rapatrier vers Paris » avait-il dit à Martine. Tout ce que le docteur Goldfarb avait appris lors de l’entretien était bien surprenant. Il n’en avait rien dit à l’épouse de Ioannis au prétexte que la relation de confiance entre un patient et un malade ne devait pas être rompue. Depuis son arrivée à Jérusalem avec sa femme et sa fille, Ioannis voyaient d’étranges images qu’il disait venir d’un passé très très lointain. Il voyait des colombes, des « grands prêtres », des « changeurs de pièces de monnaie », entendait des voix qui semblaient venir d’un autre siècle, sentaient des effluves telles qu’il n’avait jamais senti auparavant, avait à la bouche des mots qu’il n’avait jamais prononcé et en particulier « Awoun douèshméïa, Nèth radash shmarh, Tété merkouzarh » que le docteur Goldfarb, petit-fils de Rabin, avait identifié comme étant le début d’une sorte de « notre père » vocalisé en Araméen. Directeur financier dans un groupe immobilier Européen employant sept mille deux cent personnes, Ioannis, en parfait athée mais en bon époux avait offert ce pèlerinage à sa femme qui avait attendu vingt-deux années avant de mettre les pieds au Saint-Sépulcre. Il y avait eu le voyage en avion, l’installation à l’hôtel, un vaste caravansérail international pour touristes fortunés. Ioannis n’avait pas mis les pieds dans une église depuis les obsèques de sa mère, ne lisait ni la bible ni aucun autre livre à caractère religieux, et passait son temps à décrypter les pages du Financial Time et des Echos.
C’était un bon père, il ne parlait que le Français, connaissait l’Anglais des affaires, il avait les pieds sur terre, et les prières qu’il connaissaient étaient plutôt destinées aux dieux de la finance, du béton et des terrains à vendre. Goldfarb connaissait un peu la classification qui différenciait les patients souffrant du syndrome de Jérusalem, et sa surprise était d’autant plus grande que Ioannis Katichitikos était totalement étranger à une quelconque pratique religieuse. Juste avant de sombrer dans un profond sommeil, Ioannis avait tiré le médecin par la manche de sa blouse blanche afin qu’il approche son oreille au plus près de la bouche du patient et lui avait dit dans un hébreu digne de celui d’un grand prêtre : « ne juges pas ton prochain avant d’avoir été à sa place » A ce moment, Goldfarb réalisa qu’il avait encore plein de choses à apprendre.