« Le doyen Grappin a décidé de fermer la fac de Nanterre ce 28 Mars 1967…Il n’est même plus question d’essayer d’entrer dans le dortoir des filles. On est mardi, la fac est fermée jusqu’à lundi prochain, le 3 avril. Les flics sont rentrés dans la fac, c’est du jamais vu depuis la mise en place au moyen-âge de la « franchise universitaire » interdisant au pouvoir temporel de rentrer dans le périmètre d’une université. »
Voilà, j’aurais pu dire cela en racontant un peu les origines du mouvement. Mars 1967 et mars 1968 se ressemblent un peu sans se mélanger. En 67, on fait un état des lieux, en 68 on consolide le peu d’acquis, on élargit le questionnement, ce n’est plus seulement la fac, les parents ou les institutions qu’il faut remettre en cause, c’est cet ordre oppressant, plein de poussière qui immobilise le pays à force de puritanisme, de mépris pour les travailleurs, de système de classes opposant les puissants aux faibles, les lettrés aux analphabètes. « L’homme qui n’a pas été anarchiste à seize ans est un imbécile. Mais c’en est un autre s’il l’est encore à quarante » disait Georges Clémenceau. Nous en se foutait pas mal de la deuxième partie de la citation, on était finalement anar dans l’âme et on découvrait la diversité des sensibilités étudiantes. Même si nous n’avions « Ni Dieu, Ni Maître » et rêvions d’une société plus égalitaire, il y avait autant de tendances politiques différentes regroupant des étudiants qui voyaient le futur de façon diverses. Entre les Jeunesses Communistes Révolutionnaires, les Maoïstes, les adhérents à l’Organisation Communiste Internationaliste, ceux qui suivaient le Parti Socialiste Unifié, il y avait sacrément de quoi se perdre. Et bien sûr, on se perdait parfois, intentionnellement. Etions nous tous habités par cette quête de romantisme révolutionnaire ? Je ne suis pas certain. Je pense que la grande majorité avait voué son énergie à des causes généreuses mais que certains ne souhaitent que secouer la société, faire tomber de leurs socles les statues des grands hommes du passé, bouffer du curé, bouffer du flic, bouffer du bourgeois, sans trop se préoccuper de ce qui se passerait ensuite, une fois que les appétits seraient satisfaits, que l’on pourrait sans complexe s’afficher au bras d’un égérie de la « révolution », une Louise Michel à la mode de 68, une Théroigne de Méricout à la mode de Nanterre, une Charlotte Corday façon salle de la Mutualité, une Olympes de Gouges façon manif sur le boulevard Saint-Germain. Il serait faux de croire que ce sont les étudiants qui sont l’origine exclusive du mouvement de mai soixante-huit. Le malaise couvait déjà avant.
Les ouvriers ? On en parle, sans en parler. Nous sommes de jeunes poussins pour la plupart, issues de milieux aisés qui pouvons rentrer le soir chez les parents pour vider le frigidaire et de vautrer sur le canapé des bourgeois en regardant La Piste aux Etoiles, Discorama, ou Télé-Philatélie en piochant dans leur boite à cigarette pour ne pas utiliser les nôtres. Les ouvriers ? Ils sont dans leurs usines, en tout cas pour le moment. Tu comprends bien que pour « faire la révolution » il faut avoir du temps et une éducation politique. Les ouvriers n’ont pour le moment ni l’un ni l’autre. La règle c’est quarante heures de travail, la moyenne c’est entre quarante-cinq et quarante six heures…alors la révolution, excuses-moi camarade, mais ce n’est pas pour tout de suite… L’usine ? de laquelle tu parles ? Simca à Nanterre ? Renault à Flins, Citroën au quai de Javel ? De la sueur, la puanteur des vestiaires en fin de journée, les petit-chefs, les syndicats qui ne font pas grand-chose…tu sors de ta journée de charbon, tu n’es plus bon à rien, alors tu sais, les meetings à la « Mutualité » …Bon, le premier mai encore, je dis pas, mais pour le reste, non, c’est pas pour nous….
Alors effectivement, nous ne savions pas grand-chose de la condition ouvrière. Il était encore un peu tôt pour s’en occuper, et puis notre vraie préoccupation restait de savoir ce que nous allions, nous, devenir dans un monde qui visiblement ne faisait pas de cadeaux. Il y avait la sélection à l’université, la peur du futur, la majorité à vingt-et-un an, la peur des grossesses non désirées, la propagande du gouvernement, les trois ou quatre malheureuses « radio-périphériques » que l’on appelait ainsi pour les différencier de la propagande d’état.
Ça en faisait des trucs et des machins à détruire. Il aurait fallu en faire des choses pour nettoyer toutes ces vieilleries…Nettoyer ? non, brûler, enterrer les cendres …non, mieux que cela, les répartir aux quatre vents. On avait besoin de faire souffler sur la jeunesse un alizé doux et plein de promesses. Mais pour bien souffler on aurait dû cloper un peu moins, et ce n’était pas le cas. On crachait sur l’état et le capital, et on lui donnait en même temps, au quotidien les taxes prélevées sur chaque paquet de cigarette ou de tabac à fumer. On avait du mal à gérer nos addictions. On était accro à la « manif », on fréquentait les cafés, on écoutait du rock sur Radio-Caroline, mais on ne courrait parfois pas assez vite pour échapper aux flics et à la mise en cage dans les grandes cellules de l’ancien hôpital Beaujon transformé en centre de police. Nous étions tous Proudhon, Marx, Lénine…nous étions tous Trotsky et Mao. Mais nous étions tous aussi l’abbé Grégoire, Jean-Paul Marat et Camille Desmoulins…Il ne nous restait plus qu’a décider quelles têtes devaient être coupées… !