Depuis Gan Shmuel, il fallait une vingtaine de minutes pour aller à la mer et tout le monde avait déjà envie de partir, mais en premier lieu, il fallait sacrifier au rituel de la répétition.
C’était une tradition.
Semaine après semaine, il y avait au programme, de façon systématique, deux ou trois lieds de Schubert, l’Opus soixante-trois numéro quatre de Mendelssohn, dont le grand père était rabbin, comme aimait à le rappeler Menashé sur le ton de la plaisanterie, et des berceuses en Yiddish, dont tout le monde comprenait les paroles.
Il y avait également, pour faire couleur locale, quelques chants vaguement guerriers, glorifiant les héros de tel ou tel groupe de combattants et, bien sûr, le chant des partisans du ghetto de Vilnius, qui faisait perler les larmes sur le visage de ceux qui savaient de quoi il était question.
Les douze de la chorale venaient d’Europe et partageaient la très ancienne culture des Ashkénazes. C’était d’ailleurs bien tout ce qu’ils partageaient. Un jour, en plaisantant, un des anciens de la génération d’avant avait dit à Menashé le chef de chœur « quand tu mets ensemble deux juifs, tu as tout de suite droit à une dispute ».
Menashé se souvenait de ce jour. Il y avait eu une discussion houleuse au kibboutz. Des représentants d’un parti religieux de droite avait critiqué l’essence même du système collectiviste en disant que les kibboutzniks étaient des ennemis de la foi. Une partie des membres de l’assemblée générale était sortie de la salle commune, refusant de se laisser traiter de sans-dieu, tandis que les hommes de la partie restante s’étaient retroussé les manches, prêt à défendre l’idéal socialiste qui sous-tendait le mouvement depuis la création du premier kibboutz en mille-neuf-cent-neuf.
En plus de Menashé qui avait été désigné pour diriger la chorale, sous le prétexte qu’il avait fait trois ans de piano au lycée juif de Cracovie, et pouvait déchiffrer un ensemble de notes placées sur une portée, il y avait onze choristes.
En théorie, les onze auraient dû être liés par l’amour de la musique, par la sérénité d’une communion mélodieuse hebdomadaire, mais c’était bien sûr trop demander, et à chaque répétition, Ménashé pouvait ressentir les tensions qui habitaient le petit groupe.
Aucun n’était né dans le pays et tous se souvenaient des conditions dans lesquelles ils avaient dû quitter le vieux continent. Un groupe hétéroclite, une terre aride qui devait être travaillée chaque jour, des règles de vies qui tranchaient avec celles qu’ils avaient connu « avant », le tout suffisait à ce que la petite chorale soit toujours à la limite de l’implosion. Quand des discussions s’engageaient sur des terrains glissants, le chef de chœur avait alors toutes les peines du monde à raisonner les uns et les autres, corriger les erreurs historiques intentionnelles, apaiser les colères, recentrer les énergies vers les do dièzes, les si bémol, les soupirs et surtout les silences.
Deux médecins, trois avocats, deux banquiers, un plombier, deux infirmières, un administrateur de société...
A la tête de ce groupe se trouvait Ménashé qui avait laissé derrière lui la fabrique de meubles de ses parents à Johaniskreuz, dans cette Allemagne qui n’était maintenant plus qu’un tas de cendres. La chorale de Gan Shmuel, le Jardin de Samuel, tenait la route depuis trois ans et avait survécu aux arguties alambiquées des uns et des autres, qui se déchiraient sur la conférence de Yalta, celle de Téhéran, l’entrée de l’Amérique dans le conflit, la façon qu’avait Winston Churchill de conduire la guerre, celle qu’avait Franklin Roosevelt de ne pas s’occuper des juifs comme il aurait pu le faire.
Il y avait onze choristes, il y avait onze sensibilités politiques qui allaient du plus extrémiste partisan d’un nationalisme exacerbé au plus extrémiste des Marxistes de gauche à côté de qui Staline lui-même n’était qu’un apprenti-politicien.
Mais Frantz Schubert passait à travers les différences politiques, et les berceuses en Yiddish avaient conservé leur pouvoir lénifiant. Alors le chef de chœur pouvait, a défaut de rassembler les sensibilités, faire en sorte que les voix ne soient pas discordantes. Puis, une fois Schubert et Mendelssohn remisés, les discussions recommençaient, les avis divergeaient avec force. Alors revenait dans la mémoire de Ménashé un vieux proverbe Yiddish qui disait : « si tous tiraient dans la même direction, le monde basculerait »